Le phénomène d’évangélisation en contexte musulman a suscité l’intérêt et l’enthousiasme de plusieurs acteurs évangéliques qui visent à convertir des populations demeurées hermétiques au message déployé par les missionnaires mandatés pour annoncer la « Bonne Nouvelle » aux quatre coins du monde. La complexité du contexte et du phénomène interpelle, notamment dans le cas des conversions des Kabyles en Algérie. Alors que le protestantisme enregistre une croissance1 dans l’ensemble du pays, comptant en fonction, des estimations, entre 30 000 et 100 000 fidèles, la conversion religieuse de Kabyles se double d’une dimension revendicative et militante qui donne une visibilité particulière à cette région dans le débat public. En effet, si le mouvement culturel kabyle n’est pas isomorphe avec le mouvement évangélique, les conversions en Kabylie marquent d’autant plus les esprits qu’elles se chargent de contenus politiques. Existe-t-il des affinités entre les mouvements politiques kabyles et les conversions à l’évangélisme ? Et quelles sont les dynamiques sociales à l’origine de cette convergence ?
Outre le caractère éminemment prosélyte de la mouvance évangélique, articulé à une offre de croyance plus ou moins standardisée et sans centre de gravité institutionnel, qui explique en partie sa propagation, ce christianisme manifeste aussi une étonnante plasticité par sa capacité à se faire la chambre d’écho de revendications ancrées dans la singularité de chaque contexte. Dans cet article, je m’intéresserai surtout au contexte algérien, et à la manière dont l’évangélisme entre à la fois en résonance et en rupture avec la situation sociopolitique nationale.
Le préambule de la Constitution algérienne présente l’Islam comme ciment de l’identité nationale. L’État s’implique ainsi pleinement dans la régulation de l’identité religieuse2 des citoyens, la qualité de citoyen détenteur de droits étant étroitement imbriquée à l’appartenance à l’Islam (ce qui se ressent notamment dans la question juridique de l’héritage, régie par la normativité islamique). L’émergence de la figure du converti, archétypale d’un religieux envisagé comme désinstitutionnalisé, laisse ainsi entrevoir des modalités d’identification inédites pour l’Algérie. Les luttes pour leur reconnaissance et la conquête de droits, croisant savamment les revendications culturelles et confessionnelles, impliquent d’aller à l’encontre des politiques des institutions, et inscrivent d’emblée la conversion au christianisme en Algérie dans le registre du politique, non sans brouiller les frontières entre subversion politique et conservatisme moral, les convertis faisant appel à des principes démocratiques de pluralisme sans que leurs positionnements idéologiques puissent forcément être catégorisés comme « libéraux ».
Les évangéliques : militants pour la reconnaissance de l’identité et de la culture kabyles
Même si la problématique identitaire ne peut pas constituer à elle seule l’idée maîtresse de l’interprétation et de l’explication des mobilités religieuses en Algérie, parler de conversions en contexte kabyle résonne inéluctablement avec des enjeux identitaires.
La mise au premier plan de cette dimension identitaire est devenue plus perceptible dans les actions politiques en 1980, notamment dans la rhétorique militante des acteurs du Printemps berbère, ou Tafsut Imazighene en tamazight3, premier mouvement social et politique d’importance post-indépendance. Cette période marquée par une succession d’événements qui ont secoué la Kabylie, a conféré au militantisme kabyle une dimension populaire. La revendication culturelle avait quitté la sphère des élites (intellectuels, artistes, étudiants), pour se manifester dans la rue, et gagner une large part de la population kabyle. Après la mise en place du multipartisme en 1989, les acteurs berbéristes orientèrent leur discours, jusqu’alors axé sur la promotion de la culture et l’identité amazighes, vers un discours de contestation politique, axé sur la revendication de droits démocratiques. Malgré les divisions et rivalités partisanes, notamment entre le Front des Forces Socialistes (FFS) et du Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD), qui ont fini par restreindre les marges de manœuvre du mouvement culturel berbère quant à son action politique, réduisant parfois la question identitaire à une dimension instrumentale4, ces événements marquèrent une rupture dans l’imaginaire collectif kabyle et dans la grille d’interprétation de la mobilisation politique, tout en renforçant le clivage avec le régime algérien en place. En réaction à l’idéologie linguistique de l’État, qui avait institué l’arabe comme « langue nationale et officielle » (art. 3 de la Constitution 1976), le mouvement militant berbère s’est principalement structuré autour de la culture, de l’identité et de la langue amazighes. La lutte pour la reconnaissance de la langue amazighe comme langue nationale et officielle constitua ainsi le principal paramètre de mobilisation.
Dans la continuité de la politique coloniale, l’État algérien aspirait à renforcer l’isomorphisme entre référents identitaires et religieux dans la construction de la nation. Ne citons par exemple que le code de la nationalité algérienne de 1963, dont l’article 34 disposait que « le mot “algérien” en matière de nationalité d’origine s’entend de toute personne dont au moins deux ascendants en ligne paternelle sont nés en Algérie et y jouissaient du statut musulman ». En parallèle, les acteurs kabyles s’activaient toujours à constituer une identité politique en façonnant l’imaginaire collectif par le renforcement des liens organiques en recouvrant les valeurs des lignages, et en appelant à l’usage de la langue kabyle5. L’extension des revendications s’est accompagnée de la création de nombreuses associations, non sans gagner les sphères évangéliques.
Au sein d’une nouvelle nébuleuse associative berbère, les Kabyles chrétiens, à l’instar de Mustapha Krim, figure de proue du protestantisme algérien, tendaient à valoriser leur statut religieux en créant en 1987 en France l’Association chrétienne d’expression berbère (ACEB). En parallèle de leurs activités religieuses, s’inscrivant dans la lignée de l’engagement des acteurs de la mouvance culturelle berbère, les chrétiens observaient la même stratégie de diffusion culturelle en tenant compte de « l’impératif de mettre ces moyens du siècle [théâtre, cinéma, cassette en poésie déclamée] à la disposition de la culture populaire » (R. B., S.H., Tafsut 5, juillet 1982, p. 47)6.
La participation des chrétiens à la production d’une « culture kabyle » se traduisit notamment par la production d’une littérature évangélique dans leur langue maternelle, l’édition et la production audiovisuelle représentant l’essentiel de l’activité de l’association. De nombreuses productions en langue kabyle sur la vie de Jésus Christ et la pratique chrétienne furent ainsi distribuées clandestinement en Kabylie sur des supports audiovisuels (vidéo, cassettes, CD et DVD). Afin de rivaliser plus efficacement avec le Coran, écrit dans une langue arabe considérée comme étrangère à nombre de Kabyles, la traduction de l’ensemble de la Bible en langue berbère fut initiée dans les années 1990 par l’Église des Ouadhias. Le projet a été réalisé grâce à l’appui fourni par la Société Internationale de Linguistique (SIL) établie aux États-Unis. Certains évangéliques travaillent à apporter leur pierre à l’édifice en menant eux aussi des actions militantes, plusieurs acteurs y arborant des slogans percutants à coloration ethnico-religieuse appelant à la légitimation de l’identité chrétienne berbère. Ils se nourrissent ainsi de l’effervescence identitaire portée par les militants berbères, et tentent de mettre à contribution leur particularisme religieux pour donner une nouvelle image de leur statut, doublant la singularité linguistique d’une singularité confessionnelle. Ils proposent ainsi un christianisme amazigh comme alternative à un Islam arabe.
De nombreuses déclarations militantes sur le site Tafat Umasihi 7 témoignent de l’appropriation et de l’intériorisation évangéliques du militantisme amazigh, l’expression Tafsut Umasihi (Printemps chrétien) elle-même faisant écho au soulèvement du Tafsut imazighen (Printemps amazigh). Cette convergence entre le religieux et l’implication dans la réalisation des aspirations identitaires doit être comprise comme une résonance de la lutte des convertis évangéliques pour la reconnaissance de leur désaffiliation des assignations ethnico-religieuses instituées par l’État. Les chrétiens kabyles s’impliquent ainsi publiquement dans le militantisme linguistique, étroitement associé dans leur cas à un discours sur l’authenticité d’un patrimoine religieux « algérien », dont ils font remonter l’origine aux Pères de l’Église, Saint Augustin ou Saint Cyprien, ayant vécu sur le territoire antique de l’actuelle Algérie, et considérés comme imazighen, contributeurs berbères à un christianisme universel8.
Ce processus de structuration de l’identité chrétienne en combinaison avec l’identité amazighe s’inscrit par ailleurs dans le projet de diffusion de principes démocratiques en Algérie : notamment la reconnaissance des droits des minorités linguistiques et confessionnelles, renvoyant aux débats sur leur marginalisation dans le processus de construction d’une cohésion nationale autour de l’arabe et de l’Islam depuis l’Indépendance, ce qui se ressent jusqu’à nos jours dans l’instrumentalisation politique des minorités berbères, que la rhétorique du régime n’hésite pas à pointer régulièrement comme « ennemi de l’intérieur », source de danger dans les moments de contestation politique.
Les évangéliques kabyles au sein du Hirak : la « main de l’étranger » ?
« Yetnahaw Gaâ ! » (« Qu’ils dégagent tous ! »), lança le 11 mars 2019 Sofiane Bakir Turki, dans une intervention en direct sur la chaîne télévisée Sky News Arabia. La vidéo de cette proclamation spontanée d’un jeune Algérien qui exigeait le limogeage de tous les détenteurs du pouvoir en Algérie se transforma en slogan national déclamé pendant les manifestations du Hirak entre 2019 et 20209. Ce soulèvement populaire survint pour contester la légitimité de la candidature du président sortant Abdelaziz Bouteflika qui convoitait de briguer un cinquième mandat. Abandonné par l’Armée nationale, Bouteflika céda à la pression populaire, et démissionna de sa charge présidentielle le 2 avril 2019. À l’annonce de la tenue des élections pour la fin de l’année 2019, les tensions montèrent d’un cran entre les manifestants qui refusaient la suprématie du pouvoir militaire à l’œuvre dans les manœuvres électorales, et les franges plus loyalistes de la population qui se satisfaisaient du changement de présidence et de la promesse de révisions constitutionnelles. Après de nombreuses tentatives d’affaiblissement du Hirak, la vague de répression s’est déplacée vers les populations berbères, d’une part, par le recours aux arrestations des militants kabyles les plus en vue dans le Mouvement, et d’autre part, par l’interdiction de brandir l’étendard amazigh, symbole de la lutte historique en faveur de l’identité et la culture berbères.
Dans sa stratégie de déstabilisation du mouvement populaire, le général Gaïd Salah, qui assura de fait le pouvoir après la défection de Bouteflika, chercha à intensifier la répression de la militance kabyle. L’enjeu n’était pas des moindres, il s’agissait, en premier lieu, d’opérer un déplacement du centre de gravité des tensions de l’Algérie en général vers la Kabylie en particulier, en accusant cette dernière d’être manipulée par des forces occultes désignées sous la fameuse expression de « main de l’étranger », les Kabyles étant couramment taxés de « séparatisme ». La répression se fit d’autant plus intense envers les évangéliques, dont l’implication dans les manifestations du Hirak avait été pourtant marginale, bien qu’une déclaration de l’Église protestante d’Algérie affirmât partager les aspirations démocratiques qui étaient exprimées10. Les nouvelles injonctions politiques visant la restriction des marges de manœuvre des manifestants kabyles se transformèrent rapidement en une opportunité de contrôle politique et de durcissement vis-à-vis des activités religieuses des évangéliques. Déjà malmenés par la loi de 2006, qui dispose que « l’exercice collectif du culte a lieu exclusivement dans des édifices destinés à cet effet, ouverts au public et identifiables de l’extérieur » (article 7) et que « les manifestations religieuses » doivent être « publiques et soumises à une déclaration préalable » (article 8), ils se heurtèrent à des mesures d’interdiction d’exercice de leur culte au prétexte que leurs églises auraient été fondées sans l’agrément du ministère des Affaires religieuses et des Wakfs (MARW), leurs protestations et tentatives de régularisation s’étant systématiquement vues opposer des fins de non-recevoir11. Si, comme l’affirme la sociologue Fatiha Kaouès, « la loi de 2006 ne saurait être limitée à sa dimension prohibitive dans la mesure où elle ouvre paradoxalement la possibilité d’un cadre légal pour entourer la pratique chrétienne12 », son application permet des procédés de contrôle subtils qui prennent l’allure de banales précautions sécuritaires ou administratives (prenant souvent le prétexte d’édifice non-conforme). L’absence systématique d’approbation des demandes soumises par les pasteurs à l’administration conduit les adeptes à se réunir dans des endroits non autorisés pour vivre leur foi, une transgression qui leur fait encourir des sanctions. La loi de 2006 maintient ainsi, dans les faits, les chrétiens aux marges du cadre légal, et sert en fin de compte d’outil identification et de contrôle des lieux de cultes et des activités des évangéliques, lesquels vivent avec le sentiment d’être épiés par les autorités.
De manière plus marquante depuis le début des années 2000, les représentants de l’État tentent inlassablement de faire du catholicisme la seule branche légitime du christianisme. Les groupes chrétiens issus du protestantisme revêtent, pour la plupart, un caractère activiste et prosélyte qui les expose aux sanctions, le prosélytisme envers les musulmans étant illégal en Algérie, contrairement aux catholiques qui, par allégeance au Vatican, suivent les injonctions de leur institution et font primer le respect des relations diplomatiques avec l’État algérien sur tout projet d’évangélisation, ce qui se traduit principalement par une éthique de la coexistence et du dialogue interreligieux.
La distinction de traitement entre les deux branches du christianisme incline à penser que la répression de l’expression évangélique traduit une volonté de freiner la multiplication des conversions et stopper l’expansion des nouveaux courants chrétiens, traduisant une certaine volonté de dénier aux Algériens un statut religieux autre que celui de musulman. Il est en effet établi que la nouvelle orientation des textes de loi a entraîné un raffermissement dans la gestion de la liberté de conscience et de culte13, et est aujourd’hui au centre de la politique qui sous-tend des crispations relatives aux libertés individuelles. Là où en d’autres lieux, comme aux États-Unis et au Brésil, les engagements politiques des évangéliques sont associés à la restriction des libertés juridiques et politiques, ils se trouvent en Algérie du côté des démocrates, nombre d’acteurs progressistes non-chrétiens soutenant leurs revendications au nom du pluralisme. Mais au-delà de cette sympathie des démocrates pour la cause chrétienne, il est un autre point politique sensible qui attire l’hostilité et la suspicion du public envers les évangéliques.
Le Mouvement d’Autodétermination Kabyle (MAK) et le spectre d’Israël
Face à cette répression, certains évangéliques arborent une position explicitement contestataire et manifestent leur volonté de s’émanciper de l’État algérien. Chemin faisant, certains fidèles finissent par adhérer aux idées du Mouvement pour l’Autodétermination de la Kabylie (MAK), mouvement indépendantiste fondé en 2001 par Ferhat Mehenni14. Les évangéliques militants de cette mouvance se montrent enclins à se référer davantage à cette force politique qu’aux injonctions des Églises pour défendre leurs droits. Ainsi, les normes chrétiennes ne sont pas uniquement considérées en termes de pratiques cultuelles ou spirituelles. La désaffiliation induite par le changement confessionnel constitue un acte réflexif qui traduit par là même le rejet d’un statut social et d’une identité religieuse assignés. Dans cette optique, la rhétorique de légitimation de la nouvelle affiliation religieuse va de pair avec les mécanismes et les stratégies de légitimation du particularisme ethnique et culturel. La conversion se révèle en somme de plus en plus enjeu de contestation politique, chargeant la bifurcation religieuse d’une dimension protestataire.
Cette nouvelle orientation idéologique de nombre d’évangéliques qui adhèrent aux idées de l’autonomie ou de l’indépendance de la Kabylie, représente également une rupture avec la position traditionnelle de l’Algérie dans l’arène géopolitique. En effet, du fait d’une imbrication étroite entre considérations eschatologiques et interprétations de la politique internationale, le rapprochement avec le MAK constitue une subversion perceptible dans la diffusion d’un discours portant sur la reconnaissance de l’État d’Israël, aligné sur les idées du « sionisme chrétien » observé ailleurs, voyant en l’État contemporain d’Israël l’incarnation de l’Israël biblique15.
En dépit des rapports tendus de l’Algérie avec Israël au sujet de la Palestine, Ferhat Mehenni n’a pas hésité à chercher des soutiens politiques auprès du gouvernement israélien en se rendant à Jérusalem en mai 2012. Les crispations sont alors allées crescendo entre Alger et le président du MAK qui fut reçu par Danny Danon, membre du Likoud et vice-président de la Knesset, et Uzi Landau, ministre israélienne de l’Énergie et des Ressources en eau. En vue d’assurer la promotion de son projet communautaire, Mehenni mit en relief le destin commun des peuples juif et kabyle en soulignant dans Jérusalem Post qu’« Israël, tout comme la Kabylie, évoluait dans un environnement hostile, les deux peuples partagent le même type de voie, à la seule différence qu’Israël a réussi à instaurer son propre État ». Il affirma que « les Kabyles ont toujours eu un peu de sympathie pour Israël […] Cette sympathie s’est matérialisée par le soutien de la Kabylie à l’État israélien. » Mehenni s’est déclaré favorable à l’établissement d’un partenariat durable entre la Kabylie et l’État hébreu. Il s’est saisi de l’occasion pour proclamer « Liberté pour la Kabylie et éternité pour Israël ».
Ces déclarations, considérées par les militants évangéliques comme un premier pas vers l’instauration d’un État kabyle autonome et démocratique, sont constamment mises en parallèle avec leurs convictions bibliques. Travaillées par le dynamisme des pasteurs qui reprennent les prédications d’Églises nord-américaines, les quelques assemblées particulièrement politisées partagent largement la sensibilité exaltée des born again qui considèrent « les prophéties bibliques comme des aperçus de réalités à venir16 ». Influencés par les discours des télévangélistes diffusés dans des assemblées grâce à l’éclosion des moyens multimédias, certains néophytes deviennent particulièrement sensibles aux prêches des prédicateurs transmettant un message selon lequel s’opposer à l’État d’Israël reviendrait à s’attirer la malédiction de Dieu et signifierait la négation de son dessein pour le monde. Cette lecture religieuse des événements géopolitiques séduit les religieux militants qui décèlent un ensemble d’énoncés dans le discours évangélique analogues aux positions politiques du MAK. L’organisation a par ailleurs contribué à se faire le relais des protestations de la communauté chrétienne en l’incluant dans sa grille idéologique17.
Toutefois, les engagements militants dans cette veine et l’appropriation de cette théologie ne sont pas sans conséquence. En effet, dans un climat de méfiance et de défiance, les conversions cristallisent les tensions autour d’une altérité chrétienne confondue avec des enjeux politiques controversés du mouvement indépendantiste kabyle. Dès lors, quelle que soit la posture adoptée par les fidèles, leur foi est mise en doute. La suspicion des autorités à l’égard des évangéliques est telle que les convertis se voient associés à la théorie d’un complot occidental contre l’Algérie. Les chrétiens locaux établis dans les villages les plus reculés sont eux-mêmes suspectés d’être les porte-drapeaux d’une religion qui dissimulerait des intérêts géopolitiques de l’administration américaine qui est fréquemment accusée de manigancer pour « constituer le fameux Grand Moyen-Orient dont rêvait le président Bush, pour mettre à leur botte les peuples arabes après avoir mis à leur botte les monarques18 ».
La mobilisation ostensible d’une nouvelle religion et des références culturelles observée dans le cas de certains évangéliques et pentecôtistes kabyles, témoigne d’une identité religieuse réintroduite dans la matrice du projet ethnique voulu vecteur d’émancipation démocratique. Ce qui apparaît dès lors, c’est que dans un univers régi par une supposée unité nationale où l’État confond citoyenneté, nationalité et religion, la conversion se donne à voir comme le moteur même d’une contestation et d’une opposition à un cadre vécu comme coercitif. Sans pour autant aller jusqu’à proposer un renversement macrosociologique de ce système, les groupes, tournant le dos à la société nationale, établissent de nouveaux dispositifs déployés dans des espaces alternatifs considérés comme favorables à leur épanouissement. Mais les positionnements politiques des évangéliques kabyles sont loin d’être aisément pensables dans une simple dichotomie entre « conservatisme » et « progressisme », que ce soit sur le plan des principes démocratiques, des normes morales qu’ils véhiculent, ou de leur lecture des relations internationales.
1Cf. www.elwatan.com/archives/aujourdhui/les-chretiens-dalgerie-reclament-labrogation-de-la-loi-de-2006-11-11-2011).
2Cf. www.constitutionnet.org/files/algeria_french.pdf
3Le Printemps berbère (en berbère Tafsut Imazighen) désigne l’ensemble des manifestations réclamant l’officialisation de la langue tamazight et la reconnaissance de l’identité et de la langue berbère en Algérie à partir de mars 1980, en Kabylie et à Alger.
4Ilikoud, Ouali, 2006, « FFS et RCD : partis nationaux ou partis kabyles ? », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, vol. 111-112, p. 163-182
5Abrous, Dahbia, 2004, « Identité(s) berbère(s). Essai d’approche anthropologique des développements récents – Kabylie – Aire Touareg ». Habilitation à diriger des recherches, Paris, Inalco, p. 34.
6Voir Assam, Malika, 2002, « Tribu et affirmation identitaire berbère en Kabylie ». In Des tribus en Kabylie ? Les At Zemmenzer, de la tribu précoloniale à la reconstruction identitaire berbère, Paris, Presses de l’Inalco.
7Voir http://evangelique-kabyle-asso.7adire.net
8Voir http://evangelique-kabyle-asso.7adire.net
9Le Hirak, qui signifie littéralement « le Mouvement », désigne des manifestations unanimement soutenues par les populations dans toutes les régions du pays.
10Zemirli, Zohra Azyadé, 2019, « Quelle place pour le pluralisme religieux dans le mouvement de protestation algérien de 2019 ? », L’Année du Maghreb, vol. 21, p. 91-104.
11https://fr.sputniknews.com/maghreb/201910251042323758-algerie-les-chretiens-de-plus-en-plus-acceptes
12Kaoues, Fatiha, 2018, Convertir le monde arabe, Paris, CNRS, p. 150 ; Kaoues, Fatiha, 2020, « La lente marche des évangéliques algériens vers la reconnaissance », in J. R Henry et A. Moussaoui (dirs.) L’Église et les chrétiens dans l’Algérie indépendante, Paris, Éditions Kartala, p. 211.
13Dirèche, Karima. 2009. « Évangélisation en Algérie : débats sur la liberté de culte », L’Année du Maghreb, vol. V, p. 275-284.
14Fondé en juin 2001 en tant que « Mouvement pour l’Autonomie de la Kabylie », il est rebaptisé « Mouvement pour l’Autodétermination de la Kabylie » en 2013.
15Fath, Sébastien. 2005. « Le poids géopolitique des évangéliques américains : le cas d’Israël », Hérodote, vol. 119 (4), p. 25-40.
16Fath, Sébastien, op. cit.
17Communiqué du MAK : Agression contre les chrétiens en Kabylie, 29 décembre, 2009, posté dans Politique kabyle : http://printemps2001.unblog.fr/2009/12/29/communique-du-mak-agression-contre-les-chretiens-enkabylie
18Guermiche, Salah. 2011. Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’Islam, Paris, Denoël.