Gaëtane Lamarche-Vadel : « Je suis le peuple[1] » est le refrain d’une chanson qu’on entend à la fin du film, et c’est aussi le titre de votre film. Pourquoi ?

 

Anna Roussillon : Cette chanson a été chantée par Oum Kalsoum dans les années 1960, du temps de Nasser. C’est une chanson nationaliste qui exalte le peuple, son pouvoir, sa voix. Ce chant, très lyrique, a été réutilisé pendant la révolution par certaines chaînes de télévision pour meubler le silence entre les interventions des journalistes alors qu’elles diffusaient en continu des images des manifestations. Elles montraient la place Tahrir avec cette chanson qui prenait la place du son réel de la foule. C’est ça qui m’a donné l’idée de reprendre le titre de cette chanson pour le film. Cette proposition de « Je suis le peuple » conduit chacun à se demander qui est ce « je » et quel est ce peuple qui se construit dans le film. Ça ouvre une question. Plein de questions.

 

G. L.-V. : Comment êtes-vous arrivée en Égypte et en êtes-vous arrivée à faire ce film-là en Égypte ? Si vous ne prenez parti, on vous sent très impliquée dans cette révolution, qui est présente du début à la fin du film…

 

A. R. : Il n’y a pas, dans le film, d’explicitation de là où je viens, de pourquoi je me retrouve au début de la révolution dans cette campagne louxoriote. On entend seulement que je parle arabe et on sent une grande familiarité avec ce monde. Il se trouve que je ne suis pas « arrivée » en Égypte : j’y ai grandi, au Caire. Et j’y retourne sans cesse depuis que je me suis installée à Paris voilà une quinzaine d’années. Quand la révolution éclate, fin janvier 2011, je me sens appartenir à ce gigantesque enthousiasme qui naît. C’était très important pour moi de participer, d’une manière ou d’une autre, à la mise en récit plurielle et protéiforme de cet immense ébranlement qu’a connu l’Égypte depuis 2011. Ce film, c’est ma façon d’y participer.

 

Plus concrètement, j’ai rencontré Farraj, le personnage principal du film, en 2009, à Louxor où je travaillais à un autre projet de film, sur le tourisme de masse, à partir de la question : qu’est ce que ça fait quand la figure de l’étranger dans une société devient celle du touriste ? Je passai l’été à Louxor mais c’était très compliqué de circuler dans les temples avec une caméra, il y avait des flics partout. C’était au mois d’août, il faisait très chaud, j’étais seule, ça n’avançait pas du tout. J’ai rencontré Farraj à ce moment-là, au détour d’un champ, par hasard. Après notre première rencontre, je suis retournée plusieurs fois le voir. Et fin 2010, je lui ai proposé de faire un film avec lui, sur les façons dont on vit dans cette marge de la société que constitue la campagne égyptienne. Je ne savais pas encore vraiment ce que j’allais faire mais on a commencé à filmer sa famille, des scènes de la vie domestique, et aussi quand il était au travail dans les champs.

 

Je suis rentrée à Paris la veille du « Vendredi de la colère », le 28 janvier, où tout explose et où tout le monde comprend que vient de s’ouvrir un grand inconnu politique. Quoi faire ? Laisser tout tomber pour aller filmer le grand basculement sur Tahrir, au cœur des événements, ou continuer à travailler au village avec des gens et des lieux que je connaissais bien ? En tout cas, je savais que mon film ne pourrait plus ressembler à ce que je commençais à imaginer. Je ne pouvais pas faire comme s’il ne s’était rien passé. Je suis retournée en Égypte en mars 2011, un mois après la chute de Moubarak, il y avait encore des sit-in sur la place Tahrir… mais je suis retournée au village. Et là j’ai vraiment réalisé que je voulais rester là-bas, avec cette question qui me tournait dans la tête : quelqu’un comme Farraj, qui ne participait pas concrètement aux événements, c’est-à-dire qui n’allait pas aux manifestations, comment comprenait-il et vivait-il tout ça ? Comment se reliait-il à ces événements, comment se sentait-il appartenir à ce grand mouvement, comment construisait-on son appartenance à ça ? Pour moi ce n’était pas évident. C’est cela qui m’a décidé à rester au village. Et puis, je ne me voyais pas travailler dans l’urgence de l’actualité et de la lutte, à chaud. Je ne me sentais pas travailler comme ça. Et beaucoup de gens filmaient déjà sur Tahrir. On connaissait ces images.

 

Rester au village donc. Mais je ne savais pas encore quelle forme tout ça allait prendre. Cette sorte de conversation politique entre Farraj et moi, elle s’est mise en place au fur et à mesure. Au début, je ne savais pas vraiment comment on allait pouvoir discuter ensemble, et les premières discussions, les premières images, étaient assez ridicules parce que j’étais très naïve, enthousiaste et lyrique et lui était encore pris dans la rhétorique de l’ancien régime et de la théorie du complot : c’était pêle-mêle le Hamas, le Hezbollah, Israël qui était derrière tout ça… Pour moi il était hors de question qu’il soit ridicule mais aussi impossible de me être dans la position à lui faire la leçon, alors que je ne savais certainement pas mieux que lui ce qui se passait. Je ne voulais pas montrer cela mais le cheminement de pensée qu’il allait mettre en place pour comprendre tout ça et du coup on a mis du temps à pouvoir parler la même langue, ou au moins à parler des mêmes choses. Ce chemin qu’on a construit ensemble, cette conversation politique qui nous a fait bouger tous les deux, c’est ça qui articule le film.

 

G. L.-V. : C’est le film qui a généré ces moments de discussion ? Votre film montre bien ces accords et désaccords entre les hommes qui passent chez Farraj, ou qui discutent dans les champs.

 

A. R. : Oui c’est le processus du film mais c’est aussi évidemment la situation. Tout le monde en Égypte, tous les militants historiques bien sûr mais aussi tous les gens qui n’étaient pas des militants, se sont fait une grande culture politique durant tous ces mois qui ont suivi la chute de Moubarak. Tous les talk-shows à la télé étaient des talk-shows politiques. Tout le temps, toutes les chaînes égyptiennes, câblées et satellitaires, ne traitaient que de ça. C’est pourquoi Farraj s’est mis lui aussi à regarder la télé et a voulu installer une parabole pour regarder les émissions des différentes chaînes, jour et nuit. Donc c’est la situation générale qui a voulu ça, qui a provoqué ce commentaire plus ou moins quotidien de ce qui se passait ; une culture politique plus ou moins active s’est construite à partir de la télé et de toutes ces discussions, sur plusieurs années. Un jour Farraj m’a dit en riant : « Même les femmes et les enfants savent maintenant ce que signifie « constitution », tu te rends compte ! ». Il y a eu une conscientisation politique, c’est-à-dire, pour moi, un grand moment de réflexion sur la façon dont on se relie à un tout plus grand que son village ou que sa famille, un tout qui pourrait s’appeler la nation. Ça a pris des formes différentes dans la société égyptienne, des formes qui ne sont pas forcément des formes de militance classique, mais ça a été un moment où beaucoup de gens qui n’en avaient pas l’habitude, se sont posé cette question-là : comment se relie-t-on à ce qui dépasse la vie quotidienne ?

Je parle d’une forme de conscientisation politique mais il ne faut pas l’entendre superficiellement comme un éveil pur et simple à la politique. Il y avait évidemment une culture politique avant, qui était faite de silences, de peur, de censure, de violences policières, assez communes en Égypte, et qui n’a pas disparu du jour au lendemain parce que c’est chouette, c’est la révolution ! Elle s’est reformulée et a réapparu de temps à autre. Le film ne montre pas la marche inéluctable d’un personnage vers la révolution, vers l’enthousiasme révolutionnaire mais les moments où des cultures politiques différentes se frottent : à l’été 2012 par exemple, Farraj pense que voter sert à quelque chose, et ça c’est nouveau, que le président va changer les choses mais il y a aussi l’ancienne culture politique, la peur et le respect de l’autorité, qui n’a pas disparu. Cela revient, la chute de Moubarak n’a pas tout effacé, il y a des moments de tensions, c’est ça qu’il m’intéressait de filmer. Au moment de la crise de la constitution de décembre 2012, on voit que Farraj a à nouveau peur de parler devant la caméra, alors que cette appréhension avait disparu ; il a encore des réflexes qui appartiennent à l’ancien régime qui ne disparaîtront pas si vite…

 

G. L.-V. : Mais on voit aussi Farraj se réjouir enfin des élections libres : « et ce n’est pas seulement le président qu’on va élire, dit-il, mais bientôt le maire ». Recouvrer la liberté et peut-être un semblant de pouvoir sur les choses communes… Ce moment-là est très émouvant.

 

A. R. : Oui, il y croit vraiment, il est enthousiaste car il croit vraiment que participer à ce processus va permettre de changer quelque chose. C’est assez beau, ça peut paraître naïf parce qu’ici en France on est blasé. Participer à des élections pour lui, c’est presque comme s’engager en politique. On a beaucoup parlé des Frères musulmans comme de méchants islamistes, mais les approches étaient très différentes à cette période-là en Égypte et dans les pays occidentaux. Il ne faut pas oublier que ce président était le premier président civil de la République égyptienne. Nasser, Sadate, Moubarak étaient des militaires. On touche là à un point crucial de la révolution. Farraj était très content que Morsi soit élu parce que c’était un civil.

 

G. L.-V. : Farraj est tellement heureux qu’il en vient à rappeler que la première grève de l’histoire a eu lieu dans la vallée des rois, pour protester contre un pharaon…

 

A. R. : Oui, il dit dans une séquence, un peu triomphal, que la première manifestation, la première grève de l’histoire a été menée par les ouvriers qui construisaient le temple de Medinet Habou, à Louxor. Il se trouve que mes producteurs ont cherché à savoir si ça avait une quelconque assise historique, et c’est vrai. Mais peu m’importait, en fait, c’est le moment dans le film où il est le plus heureux de ces événements et se les réapproprie. Pour moi, par cette histoire, Farraj se réappropriait la révolution ; c’était une façon de l’ancrer dans l’histoire égyptienne.

 

G. L.-V. : C’est vous qui, dans le film, exprimez des réticences sur tout ce moment où Morsi est au pouvoir…

 

A. R. : À cette époque-là, au moment des élections présidentielles de l’été 2012, si j’avais pu voter, j’aurais voté Morsi, comme Farraj. Ma réticence ne venait pas du fait qu’il était islamiste, c’était inéluctable, c’était la seule force politique constituée, il fallait passer par cette expérience des Frères musulmans au pouvoir. Je n’avais pas d’opposition de principe, mon opposition n’était pas liée à l’islamisme, mais plutôt à la façon dont les Frères au pouvoir ont mené leur politique. Disons que j’étais au début plus prudente que Farraj, prudence qui a évolué en opposition au moment de la crise de la constitution de décembre 2012 au cours duquel il y a eu beaucoup de manifestations, beaucoup de répression. Ma position est différente de celle de beaucoup d’Occidentaux qui considèrent que la présence de partis islamistes dans le jeu politique est inadmissible et dangereuse. Je pense au contraire qu’il faut normaliser leur présence et ne pas les exclure. Ce sont des forces politiques réelles, c’est normal qu’ils soient dans le jeu politique.

 

G. L.-V. : Quand Morsi a été destitué, le 3 juillet par le peuple et l’armée ou l’armée et le peuple, les Occidentaux parlaient d’un coup d’État alors que parmi les Égyptiens qui s’exprimaient, beaucoup affirmaient leur solidarité avec le mouvement et tancaient ces Occidentaux qui ne comprenaient rien…

 

A. R. : La question est difficile. L’État profond, les structures militaires au cœur de l’État égyptien, ont bien savonné la planche aux Frères, aussi il est difficile de savoir ce qui relève de leur propre incompétence, de leur « fascisation » assez aveugle aux dynamiques du pays, et des embûches qu’ils ont rencontrées sur leur chemin. Le 3 juillet, j’étais contente, comme beaucoup, mais après, le retour de bâton a été terrible. Et mon film se termine sur ces images d’Al-Sissi, le 24 juillet 2013, trois semaines après la chute de Morsi, s’adressant à la nation et demandant au peuple de descendre manifester pour « lui » donner le mandat de combattre la violence et le terrorisme. Ce discours, il a choisi de le faire en même temps que la remise des prix dans une académie militaire, donc il était en tenue militaire, entourée de militaires. À ce moment-là, pour moi, c’était fini, la mise en scène de l’union nationale du 3 juillet retransmise à la télévision en présence des militaires, de Tamarod, d El-Baradeï, d’Al-Azhar, des salafistes, tous d’accord pour déposer Morsi, tout ça apparaissait clairement comme une mascarade. Trois semaines après, Al-Sissi, dans un discours solennel, demandait un mandat pour lui-même. Le massacre des Frères musulmans, qui a eu lieu par la suite, sur la place Raba’a al-Adawiyya, mi-août 2013, découlait d’une certaine manière de ce moment-là.

 

G. L.-V. : Dans votre film, les personnes qui ont l’air le plus réactionnaire ce sont les femmes, tout était bien avant, rien ne doit bouger…

 

A. R. : C’est un peu plus compliqué que ça. Je voulais absolument qu’il y ait dans mon film un personnage féminin fort. Au début je pensais que ce serait Harajiyyé, la femme de Farraj. Sauf qu’elle ne voulait pas du tout être filmée. Au bout de quelque temps, elle a accepté que je la filme faisant le pain, avec ses enfants, dans les tâches quotidiennes, mais elle ne voulait absolument pas discuter avec moi devant la caméra. Il y a très peu de femmes qui ont accepté que je les filme tout court. Bata’a, la voisine que l’on voit dans le film, est la seule femme qui ait accepté de jouer ce jeu de la discussion et du commentaire devant la caméra. Mais à chaque tournage avec elle, il fallait renégocier, alors qu’avec Farraj, une fois qu’il avait accepté le projet du film, il n’est plus jamais revenu sur le fait de filmer. Une fois, Bata’a était en train de faire le pain avec sa fille, je lui ai demandé pourquoi elle, elle acceptait d’être filmée. C’est sa fille qui m’a tout de suite répondu : « Parce qu’elle est veuve ».

 

Pour moi, il y a plusieurs questions concernant la parole des femmes. La parole est vraiment genrée en ce qui concerne les affaires politiques, c’est clair au village, les hommes discutent politique, les femmes non, maintenant pourquoi ? Il y a très clairement une question d’accès à l’espace public. Ça ne se fait pas pour les femmes d’avoir une parole publique, ce serait se mêler d’autre chose que ce qui les regarde, c’est-à-dire les enfants, la famille, la maison, etc. Une fois, hors caméra, on a eu avec Bata’a une grande discussion sur la situation politique à l’hiver 2012 et j’ai ensuite essayé de lui faire redire devant la caméra ce qu’elle m’avait dit. Elle n’a pas voulu. Ce n’est pas que les femmes soient ignares ou s’intéressent moins au politique, c’est davantage ce fait que ça ne se fait pas de les filmer parlant de cela, elles imaginent que tout le monde va se moquer, que leur mari, leur frère vont les trouver ridicules, et qu’ils vont se demander de quel droit elles parlent de ça. L’homme a le droit de parler politique même s’il n’a pas fait d’études, les femmes non et c’est lié à l’espace public qui n’est pas leur affaire. Donc elles disent devant la caméra ce qu’elles sont censées dire : je ne m’occupe que de mes enfants. C’est vrai aussi, la femme de Farraj s’occupait peu de ce qui se passait, elle sortait très peu de la maison. Alors que Bata’a qui est veuve et qui a élevé ses six enfants toute seule, a dû faire face à de nombreux problèmes. L’important c’est que Bata’a parle un peu de la situation politique dans le film même si c’est pour tenir des propos plus attendus, plus réac, aussi. Le simple fait qu’elle l’assume est déjà une petite révolution…

 

G. L.-V. : La télévision tient une place centrale dans le film, après Farraj elle est le second protagoniste…

 

A. R. : La télé est centrale au village : le soir, il n’y a rien à faire à part regarder la télé. Elle est dans la pièce où tout le monde dort, tout le monde la regarde. La télé est aussi regardée comme partout ailleurs : quand il y a des événements, on se met devant la télé pour savoir ce qui se passe. Elle s’est imposée assez vite comme scène récurrente dans le film, parce que c’est par là qu’arrivent les infos et tout ce qui est au dehors du village. Dans mon film, la télé est une médiation, je n’ai pas filmé Tahrir mais Farraj qui regarde Tahrir. Filmer quelqu’un qui regarde la révolution à la télé, c’est donner une autre image de la révolution, une autre des images possibles de la révolution. C’est la couverture médiatique, et en particulier audiovisuelle, qui a fait de Tahrir le centre de la révolution, le seul lieu du soulèvement. Tahrir est devenu l’icône de la révolution. Je pense qu’il faut travailler à donner d’autres images de tout ce qui s’est passé. J’avais lu un commentaire très intéressant d’Abou Naddara, un collectif de cinéastes syriens, sur cette question. Ils parlent de la nécessité de sortir de l’iconolâtrie qui aplatit et gomme les façons multiples et complexes de participer aux mouvements. C’est un peu de cela que mon film participe, c’est-à-dire sortir du lieu unique et iconique de Tahrir. La révolution, ce n’est pas que Tahrir, c’est aussi des paysans qui commencent à parler politique.

 

Propos recueillis par Gaëtane Lamarche-Vadel

 

[1]     Anna Roussillon, « Je suis le peuple », production hautlesmains productions, 2014.