Poétesse japonaise en exil à Paris, traductrice, Ryoko reçoit le tremblement de terre et le tsunami comme une répétition, quelque chose à quoi nous sommes habitués, et qui pourtant va prendre un caractère singulier, culminer dans l’accident nucléaire. Elle décide de tenir son journal, de suivre la nouvelle au jour le jour. Elle s’étonne de ce que ses collègues universitaires aient mis au programme de leurs conférences de ce mois les anciennes catastrophes, comme si la pensée et le réel convergeaient vers la mort. Mais non, ce n’est pas vrai, c’est par hasard. La catastrophe n’est-elle pas désirable pourtant, en ce qu’elle installe l’égalité devant la fatalité ?
Mais la catastrophe nucléaire est d’une autre dimension. « Très vite on apprend qu’une fois la mer polluée, les algues ne retiennent pas seulement les particules radioactives, elles les condensent. » (p.34). Est-ce qu’à la veille d’une catastrophe, on sent qu’elle va arriver ? On est toujours avant une catastrophe. La catastrophe ne vient pas seulement du dehors, elle monte en nous.
Que disent les poètes, les éditeurs, les librairies, tous ceux avec lesquelles une poétesse a des raisons d’échanger. Le désastre est équivalent à la seconde guerre mondiale. Pire, avec l’accident nucléaire, on n’en est qu’au début, et on n’a encore rien vu.
La poétesse de retour au pays est frappée par l’ampleur des mouvements de population. Les réfugiés se replient vers d’autres préfectures moins touchées. Les structures d’hébergement sont saturées. Comment faire pour que les salariés de la région de Fukushima acceptent de partir ? Les obliger à prendre leurs congés payés ? Les patrons ne veulent pas relâcher la discipline de travail qui pourtant ne sert à rien puisque les produits contaminés ne pourront pas se vendre.
Aujourd’hui il s’agit d’une catastrophe humaine. Les réfugiés de Fukushima sont reçus ailleurs comme des pestiférés. Un poète lance depuis Fukushima ses cailloux de poèmes tandis que sa famille est partie. Une semaine après l’accident Fukushima commence d’être mise en quarantaine. Les secouristes sont encensés par le gouvernement, mais Ryoko y discerne l’arrivée sournoise du fascisme. Il y a toujours des répliques, « des centaines de millions de chevaux qui passent sous la terre. » Toute la région du nord est dévastée. Ailleurs les gens se droguent à la télévision. Les enfants conjurent la catastrophe en la rejouant. Les adultes boivent de la bière, il paraît que cela protège. Le phénomène est collectif, la souffrance est individuelle.
Les magazines sur papier ont disparu, les images des femmes ne s’étalent plus sur papier glacé, mais sur papier torchon. Ryoko ne supporte pas de voir les victimes à la télévision. Elle se sent violée, trahie par son propre pays ; on parle d’elle derrière son dos. Avant quand il y avait un séisme on pouvait faire un reportage sur la reconstruction, là la reconstruction n’est plus possible. Certes le Japon était pollué quand elle était enfant et on attrapait plein de maladies. Et puis on a assaini et nettoyé l’image du Japon. Dans les années 1980 on s’est même dépensé pour la culture. Aujourd’hui les offres d’emploi sont pour aller nettoyer Fukushima. La radioactivité détruit le paysage, la vie familiale, l’agriculture biologique ; tous les investissements personnels sont anéantis.
Le Japon c’était un petit pays, où on mangeait bien, où on bénéficiait d’une culture à la fois traditionnelle et d’avant garde. Cette fois la blessure est irréversible. « Quelque chose est fini » pense-t-elle dans l’avion qui l’emmène se mettre au chevet du Japon. Et puis la délation intervient : on parle publiquement de ceux qui ont quitté le Japon, on les voue à l’opprobre de ceux qui restent. L’état d’exception s’installe avec l’assentiment de la plupart. Pourtant à l’étranger la perception reste hétéroclite, et cela vaut mieux. Les anciennes catastrophes refont surface dans les journaux, « la pornographie du désastre », les anti-corps se secrètent à nouveau.
Penser à cette région du Toko-hu, plus rurale, plus pauvre, à l’accent différent, et qu’il ne faut pas voir comme homogène. Remise de prix à des ouvrages littéraires écrits avant le séisme, tous prémonitoires. A Tokyo les très faibles dégâts empêchent d’exprimer sa peine de manière objective. Et Ryoko retombe amoureuse de cette ville mutilée, où elle a habité avec son grand-père dans le quartier des livres. Et les noms japonais la reprennent, dans leur double expression phonétique et écrite en idéogrammes. Dans la catastrophe les noms sont dissociés, « les morts perdent soit leur écriture, soit leur prononciation, parfois les deux ». Dans un emplacement sans nom sont enterrés les morts que leur famille n’est pas venue réclamer à temps.
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