Pour une généalogie et une critique

Près de 250 millions de travailleurs africains, soit plus de la moitié de la population en âge de travailler (100 millions de plus qu’en 1991), occupent des emplois précaires, dit un rapport de l’Organisation internationale du travail (OIT) en 2013. On estime à près de 80 % de la force de travail totale les travailleurs indépendants. Ils se situent principalement dans l’agriculture de subsistance ou dans des activités qui manquent des protections élémentaires, de contrats de travail écrits et de droits de s’organiser. L’inexistence persistante de filets de sécurité explique pour l’OIT la part extrêmement élevée (l’« attrait économique » comme on dit) de ce marché du travail particulièrement précaire. Cette insécurité est la conséquence de l’inégalité historique des services publics et de leur suppression générale pendant des décades d’« ajustement structurel1 ». Le paradoxe veut que les taux officiels de chômage restent, compte tenu de cette précarité, relativement bas.

Les travailleurs précaires africains sont particulièrement concernés par les dynamiques d’accumulation du continent, dont la globalisation repose sur des réseaux de coopération sociale et de qualifications difficilement identifiables et mesurables à travers les critères définissant la rémunération du travail salarié. En fait, les réalités du travail informel et précaire en Afrique déstabilisent profondément les images de l’ordre social fondées sur des subjectivités travailleuses, elles-mêmes classées dans des catégories officielles et rigides comme : travail salarié ou indépendants ou de subsistance. La marchandisation des pratiques informelles assure leur capture par le capital, mais elles restent réfractaires à la légalisation, à la discipline et aux politiques uniquement basées sur la production. L’écart de représentation entre les travailleurs africains et les gouvernements provoque de profondes lignes de fracture et de conflit. Elles transparaissent de plusieurs façons : par exemple dans la confrontation avec les agences d’Estat qui veulent asseoir leur contrôle sur les activités informelles par des régulations coercitives ou dans les ruses silencieuses par lesquelles ces pratiques normatives sont évitées2.

Travail : l’insaisissabilité de la divergence africaine

Tout au long de l’histoire de l’incorporation du continent dans l’économie capitaliste mondiale, le travail en Afrique a été l’objet de projets sociaux imaginatifs imposés de l’extérieur. Depuis l’époque coloniale, le processus de formation des classes a été mis en œuvre par des pouvoirs extérieurs, à travers des intermédiaires locaux et dans des contextes d’accumulation du capital variés. Le travail salarié est apparu dès le début comme une condition hiérarchisée et éclatée, concentrée surtout dans des économies urbaines, minières et de plantation, où il se mêlait ou coexistait avec diverses modalités de travail esclave ou forcé. Le discours normatif du travail en échange du salaire se présentait comme le repère universel pour conduire une action humaine ambitieuse. Il s’appuyait autant sur l’humanitarisme chrétien que sur l’économie politique : tous deux convergeaient pour définir « la dignité du travail » en termes moraux, ce qui masquait sa réalité économique. Dans un contexte où les populations colonisées résistaient activement à la prolétarisation ou s’en évadaient, cette idéalisation du travail était cruciale pour les États coloniaux, qui, dans leurs tentatives pour transformer les Africains en « une collectivité prédictible et productive3 », avaient des capacités de coercition limitées.

Dipesh Chakrabarty4 et Frederick Cooper ont expliqué comment les classes ouvrières colonisées étaient les produits, non seulement de relations sociales, mais aussi de forces discursives qui transformaient – dans des trajectoires sociales complexes, longues, asynchrones – les travailleurs « indigènes » en « subjectivité désirée » des maîtres européens mais aussi des élites locales et des leaders nationalistes. L’objet de ce désir gouvernemental – constituer la classe ouvrière africaine – présupposait que le travail fournirait aux « indigènes » un chemin d’amélioration personnelle. Il devait avoir pour vertu de transformer les éléments idiosyncrasiques et conflictuels de l’éthique du travail capitaliste en une norme universelle, tout en traitant de manière discriminatoire les travailleurs blancs et noirs, les ouvriers agricoles et urbains, les segments « formels » (généralement mâles) et « informels » (très souvent féminins) du prolétariat colonisé. C’était le fantasme d’un ordre cohérent. Le but des Européens consistait à dicter aux Africains une trajectoire vertueuse vers leur propre modernisation. Par ailleurs, la pseudo-objectivité de cette trajectoire permettait de justifier – sur des bases morales et pseudo-scientifiques – les inégalités résultant des différences de positions subjectives assignées dès le départ de ce chemin très linéaire.

Cette auto-assimilation de la promotion par le travail salarié provoque des dynamiques complexes d’opposition ou d’adhésion. Mais le nationalisme africain anticolonial a été peu à peu orienté vers les valeurs occidentales (capitalistes ou socialistes) de productivisme et séparé des pratiques ordinaires et quotidiennes d’évitement du travail et de résistance à la prolétarisation. Dans le cas de l’Afrique du Sud, par exemple, ce furent les dirigeants de l’ANC naissant qui, dès 1920, prirent l’initiative de faire du travail salarié une condition des revendications d’émancipation et un élément de visibilité politique. À l’inverse, ils dépréciaient et diabolisaient les perturbations provoquées par la « jeunesse oisive des townships » ou par les « indigènes tribaux peu performants5 ». En déclarant l’opposition africaine à la discipline du travail capitaliste comme étant pathologique, atavique et antipolitique et en prônant le travail salarié comme chemin universel vers la vertu malgré l’exploitation, la subjugation et la violence qu’il faisait supporter aux travailleurs noirs, le nationalisme anticolonial a contribué de manière décisive à précariser le salariat en tant que tel, mais aussi à étouffer toute tentative de contester la « dignité du travail » octroyée par les dirigeants blancs.

Loin de considérer la prolétarisation comme une étape nécessaire vers la solidarité de la classe ouvrière et le changement progressiste – vision linéaire du temps historique que les nationalistes anticolonialistes et les organisations de travailleurs renvoient en miroir à celles des colonisateurs – les producteurs africains ont résisté, se sont évadés, ont refusé leur mutation en classe ouvrière ou ont déplacé cette condition ouvrière vers des formes qui ont peu à voir avec les identités de classe et la figure de l’usine. En effet, le fait de remettre en cause le rapport salarial ou d’y mettre fin ou encore, ne pas l’endosser, générait des opportunités pour le réaménager. Les mineurs congolais, par exemple, considéraient le salaire comme de la richesse stérile6 ; pour les immigrés Tswana en Afrique du Sud, « le travail salarié viole la vraie définition de ce que c’est que fabriquer7 » ; des rumeurs se répandaient en Afrique de l’Est selon lesquelles les technologies de l’usine capitaliste masquaient des vampires se nourrissant de la vie sociale des communautés8; les réseaux de solidarité ruraux permettaient aux mineurs d’Afrique du Sud de déserter leurs emplois et de chercher des occupations non autorisées au lieu de s’organiser en classe9.

La condition postcoloniale

Le processus de transition de la domination européenne vers l’autonomie des États-nations africains s’est réalisé à l’aune d’affirmations normatives, de systèmes juridiques, d’élites politiques et de paradigmes économiques hérités du passé colonial. La condition qu’Achille Mbembe définit comme « la post-colonie » a maintenu la tension entre des principes pleinement humains, évidents et estimés éternels et une activité économique de marché. S’y ajoutent un ensemble de pratiques et d’injonctions institutionnelles (développement, construction de la nation) visant à mettre au travail des Africains réputés non fiables et par nature incapables de parler en langage universel10. Le contraste entre ces deux modes de fonctionnement est devenu particulièrement fort avec la mise en place des politiques d’ajustement structurel, par lesquelles la rationalité libérale s’est montrée paradoxale : elle présentait les forces du marché du travail comme étant des lois quasi naturelles, alors qu’elles étaient mises en œuvre par la coercition étatique, à travers la diminution drastique de l’emploi public garanti, la suppression des transferts sociaux et la suppression des subventions en nourriture11. Les vieilles pratiques coloniales survivaient derrière la prétendue neutralité technocratique des organisations internationales et des ONG mondiales, qui, par leur médiation, incorporaient les élites africaines dans le système économique mondial postcolonial. De fait, le répertoire discursif de ces organismes perpétuait la précarité du travail africain dans des économies dépendantes de l’exportation des biens primaires. Cette précarisation prenait plusieurs formes : soit l’affaiblissement des producteurs locaux, soit la constitution de petits contingents de salariés dépendant du contrôle et de la protection de l’État nationaliste (quand ils n’étaient pas employés par l’État lui-même) soit, comme A. Burton l’a montré dans le cas de Dar-es-Salaam12, l’apparition de travailleurs intermittents, récalcitrants au travail à temps plein et donc catalogués de « classes dangereuses » par les experts en développement et les leaders africains.

Dans la post-colonie, le travail était vulnérable en tant que position sociale mais il constituait également un pilier de l’ordre social et gouvernemental. Sa précarité reflétait, mais aussi défiait, les modes d’accumulation dans lesquels l’extraction du surplus et l’impératif de l’emploi ne réussissaient pas à assurer un contrôle fiable sur des multitudes persistant à être récalcitrantes. Pour comprendre l’acuité de cette difficile situation africaine, il suffit de l’opposer aux Trente glorieuses qu’ont connues, à la même période, les États européens et nord-américains. Leurs classes dirigeantes plaçaient leur confiance dans des dispositifs – État-providence, répartition des gains de productivité, corporatisme tripartite, consommation de masse, triomphe du libéralisme ou de la social-démocratie – permettant de transformer les menaces de luttes ouvrières en moteurs du développement et de la stabilité capitalistes. La divergence africaine a provoqué la subversion et le refus de collaborer a permis le renforcement des arrangements néocoloniaux du continent. De manière ironique, on peut aussi constater que cette divergence a permis au néolibéralisme de recoder ces dynamiques véritables dans le modèle ascendant de l’entrepreneuriat « informel », alors que le « développement » postcolonial cédait la place à l’« ajustement structurel ». Triomphant du progressisme nationaliste qui s’était révélé un véritable fiasco ainsi que des étranges alternatives de la gauche radicale, le néolibéralisme a admirablement capté durant les quatre dernières décades et de manière particulièrement flexible et dévastatrice, l’héritage plein de potentialités de l’opposition africaine au travail salarié.

Alors que la libéralisation économique taillait dans l’emploi formel et vidait de son contenu le travail organisé, la Banque mondiale et le FMI ont fait valoir aux élites locales, souvent socialisées dans les circuits technocratiques des institutions de Bretton Woods, qu’il n’y avait rien à craindre de la notion d’« informalité » et que, dans le langage politique, elle avait remplacé l’absence de contrat de travail. Ainsi, la capacité d’entrepreneuriat et la résilience des pauvres en vinrent à être célébrées comme les voies du dynamisme économique et de l’accès aux ressources et ceci, au même moment où l’État se retirait de ce que Mike Davis a appelé « la planète bidonvilles ». Les subjectivités qui, avec de multiples manières, souvent invisibles, non documentées, illégales ou semi-légales de « faire des choses13 », subvertissaient l’impératif universel du travail, devinrent, dans le discours néolibéral, les caractéristiques du style de « travail » particulier aux Africains. Le discours expert est dorénavant prêt à reconnaître la légitimité culturelle et sociale spécifique de l’informalité aussi longtemps qu’elle ne constitue pas une menace pour le dispositif disciplinaire de la globalisation capitaliste et de la démocratie libérale. On remarque avec intérêt que la rhétorique des « mouvements sociaux » est concomitante au déplacement du discours vers l’entrepreneuriat et le légalisme libéral, de même que les critiques universitaires qui s’autoproclament radicales en sont venues à louanger le « bidonville » : il serait le réceptacle de l’authenticité des pauvres, de leur capacité d’initiative et d’un « nouvel humanisme » qui servirait d’alternative aux promesses non tenues de l’État postcolonial14.

La précarité africaine comme ligne de fuite

Si, dans le langage de la modernisation des premiers jours des indépendances africaines, le travail « hors contrat » et « informel » était considéré comme un phénomène temporaire destiné à être jugulé par l’irréversibilité de la diffusion mondiale de l’emploi salarié, le consensus des organisations internationales et les voix activistes, la réalité est plus nuancée. L’Organisation internationale du travail reconnaît que le travail non salarié associé à la précarité est l’un des traits permanents du paysage postcolonial, sur lequel s’impose cependant une hiérarchie séparant le productif de l’improductif. On fait l’hypothèse qu’avec une organisation adéquate, des politiques de formation, des droits de propriété et l’implication des acteurs de la société civile, la capacité du travail informel de produire du capital peut alors constituer une solution à la pauvreté et à la façon tout à fait particulière qu’a l’Afrique de s’aligner sur les best practices globales.

Or, la façon néolibérale de récupérer la réluctance à l’éthique et à la discipline du travail capitaliste (vue comme projet de transformer les Africains en sujets gouvernables), s’est montrée aussi chancelante et précaire que les modes de gouvernement précédents plus pragmatiques et plus sérieusement articulés au travail salarié. La combinaison d’emplois rendus informels, de programmes publics en diminution et d’une marchandisation croissante de la vie n’a pas promu de nouvelles opportunités économiques. Elle a approfondi la dépendance des individus et des ménages au travail et au marché sans percevoir les revenus monétaires nécessaires à leur survie. La disparition des filets sociaux de sécurité et la crise des économies de subsistance ont renforcé l’attrait pour des revenus réguliers alors même que les emplois salariés diminuaient. L’informalité a ouvert de nouvelles voies royales à l’accumulation. Mais celle-ci, centrée autour du commerce et de la circulation, se réalisant dans un contexte juridique incertain, est restée déconnectée de la production. Ce processus a également accentué la dépendance envers les institutions sociales de base – le réseau familial et le patronage politique – alors même que ces structures étaient elles aussi affaiblies par la libéralisation15.

Par ailleurs, les voies par lesquelles l’impératif d’accumuler est mis en pratique – diverses, imprévisibles, potentiellement destructrices à cause de la prolifération d’économies de guerre létales pour l’accès aux ressources – illustrent la difficulté pour les Africains de se positionner dans une modernité dont ils ne sont toujours pas autorisés à définir les termes. Le discours dominant de la « gouvernance globale », prenant exemple sur les mouvements religieux ou ethniques, a tendance à pathologiser les pratiques sociales africaines. Cela relève de la même attitude que les arguments racistes utilisés par la classe blanche pour gérer la crise du travail chez les « autres », réputés n’avoir pas encore atteint le niveau de rationalité moderne. Pourtant, ces mouvements sont souvent le produit de stratégies complexes par lesquels les acteurs ordinaires répondent aux mutations du travail salarié. Paul Lubeck16 a montré comment la montée de « l’islam politique » au nord Nigeria illustrait le déclin des liens sociaux d’entraide provoqué par l’ajustement structurel, ce qui avait permis à des prêcheurs itinérants de profiter d’une prise de conscience de l’identité de classe tout en suscitant des pratiques religieuses qui permettaient d’éviter le travail salarié régulier. Comme aux temps coloniaux, le langage de l’économie politique – aussi bien dans sa version libérale entrepreneuriale que dans sa version de gauche glorifiant la politique d’accès au travail – a occulté les complexités de la précarité sociale du travail et a empêché d’en cerner les potentialités politiques.

Les réseaux sociaux africains de production, circulation et consommation ont essayé de contourner la catégorisation de ces processus de divergence soit par l’entrepreneuriat informel, approche de droite, soit par les résistances ouvrières, approche de gauche. Ils ont échappé à la fois aux fantasmes gouvernementaux fondés sur la productivité disciplinée et sur les images émancipatrices attachées au travail salarié. Ils voient dans la précarité non seulement la réalité sociologique de l’emploi vulnérable mais aussi un concept politique désignant, dans ce cas précis, l’instabilité de la capture du capital provoqué par les subjectivités postcoloniales. Les sujets africains précaires sont « fuyants », dans le sens récemment proposé par Stefano Harney et Fred Moten17, dans la mesure où ils évitent d’être sécurisés par la gouvernance et les catégories politiques, même quand ils s’approprient ces catégories – les pauvres, les chômeurs, les chercheurs d’emploi, les citoyens pourvus de droits – pour gagner de la visibilité dans la société politique18.

La pratique de la fuite par les Africains précaires a longtemps frustré l’aspiration à la stabilité sociale recherchée par les États-nations coloniaux tardifs ou post-coloniaux précoces. Ils avaient en effet cherché à combiner l’emploi salarié, la réforme sociale et les droits citoyens pour transformer les Africains (urbains en particulier) en producteurs prévisibles de capital. Cependant, ces droits ont été réservés à des groupes très limités du prolétariat africain, ceux qui affichaient la plus forte identification avec les emplois salariés « réguliers » et excluaient la majorité des employés hors contrat ou informels, les migrants et les multitudes rurales qui eux, ont continué à se confronter à un état autoritaire, à des institutions ethniques et à des régimes de production despotiques19. Les tentatives africaines pour imiter les expériences européennes en attachant le travail à la citoyenneté se sont révélées vaines dans la mesure où elles ne conduisaient pas à des politiques sociales d’inclusion, mais à une incorporation sélective et fragmentée, à une relégation, en tant que subalternes coloniaux et postcoloniaux.

En sus des errements quant à la formation d’une classe ouvrière africaine, l’effondrement du travail salarié à l’époque de l’ajustement structurel et du néolibéralisme a empêché la gauche nationaliste et socialiste de mettre à jour et de rendre cohérente la dimension anticapitaliste de la tendance à la fuite qui caractérise la précarité africaine. Ce que les réseaux sociaux sous-entendent par « économies non économiques20 » – contrebande, contrefaçon, évasion fiscale, connexion sauvage aux réseaux d’eau et d’électricité, migrations illégales – a stimulé et non remplacé un éthos d’accumulation individuelle qui a été encouragé par quantité d’imageries spirituelles et religieuses21, à l’ère du capitalisme millénaire. Kathi Weeks22 a récemment affirmé que le désir de consommer était une mise à jour contemporaine de l’« ascèse intra mondaine » de Max Weber, en tant que moteur clé de l’éthique du travail, même si en Afrique, ce n’est pas si clair. La consommation y est alanguie et la mobilité sociale est imaginée selon des voies détachées de la production.

De la même manière que l’interprétation désenchantée du futur, toujours centré sur la production, qui a inspiré les projets à présent discrédités du développementisme, du nationalisme et du panafricanisme africains, la consommation se fait dans l’instant, comme le montre Achille Mbembe. En effet, les pratiques de consommation, souvent excessives et fantasques, loin d’être basées sur la discipline productive, tournent en dérision son incapacité à garantir une existence de base décente pour tous, tout en inventant une alternative au modèle religieux de « l’éthique protestante » :

« À une époque où le capitalisme est devenu quelque chose comme une religion – une religion d’objets, une religion pour qui les objets sont devenus animés, ont une âme de laquelle nous participons par les opérations de consommation […] cela veut dire que le capitalisme est devenu une forme d’animisme23 ».

L’analyse de Mbembe est imprégnée d’inquiétude. Alors qu’il croit dans la possibilité de récupération des potentiels émancipateurs de la démocratie libérale, le consumérisme « animiste » lui semble lourd de menaces. Il peut provoquer, dans le futur, instabilités et désordres que les états autoritaires reproduisent et organisent pour leur propre survie. En conséquence, son cadre d’analyse prend le parti d’explorer les implications les plus radicales de son raisonnement. Selon lui, la volonté néolibérale de produire des individus rationnels nécessaires à la marchandisation universelle recule car paradoxalement, elle produit des subjectivités qui utilisent cette rationalité pour la dénier. En effet, en célébrant triomphalement les « réformes économiques », le mainstream cultivé et institutionnel sous-évalue en même temps les disruptions que la séduction de la consommation libre dans l’éthique du travail précaire peut générer chez une jeunesse africaine. Leur propension à l’anarchie va de pair avec la fin des espoirs démocratiques du continent.

De telles analyses négligent cependant la vacuité et la perte de sens de la démocratie libérale, qui, dans une Afrique d’après ajustement structurel, est devenu un mot creux, avec des systèmes de représentation sans choix, quand il ne s’agit pas d’une modalité de socialisation aux impératifs du marché24. Elles négligent aussi et j’insiste, les potentialités engendrées par la déconnexion de la précarité africaine d’avec l’imagination productive centrée sur le travail d’un néolibéralisme en crise profonde. Cette fuite permet d’échapper aux désastres engendrés par ses cycles de croissance et de dépression et à ses formes encore plus violentes d’insécurité du marché.

Les potentialités politiques du concept de précarité

L’usage de la précarité comme concept qui coagule des potentialités politiques a émergé dans les dix dernières années et a servi de moteur à de larges mobilisations sociales, spécialement en Europe. Malgré sa capacité à donner de l’énergie aux luttes contrant les dévastations du capital à l’âge de l’austérité, la requalification de la notion de précarité à l’ouest n’a pas pour autant effacé son association avec le travail. Le concept de précarité est né en réponse aux crises du fordisme dans les années 1970, en particulier au sud de l’Europe (precariato en Italie, precarité en France). Cette position périphérique (latine et non anglo-saxonne) diminue son effet de levier pour nommer les anxiétés et la violence ordinaire constitutives du capitalisme.

Le fait que la littérature anglophone se soit saisie de la précarité dans une perspective uniquement dominée par la politique de l’emploi 25, a non seulement étouffé d’autres interprétations et critiques plus radicales, mais a aussi fait régresser les promesses que les premières expérimentations de ce concept faisaient entrevoir. Des mouvements comme l’Autonomie ouvrière italienne ont vite perçu la naissance d’un prolétariat précaire, regroupant les travailleurs vulnérables comme les étudiants sans perspectives de marché du travail stable, unis dans le refus militant d’un ordre social centré sur le travail salarié26. Ils ont considéré l’État-providence et les pactes de productivité non comme des procédures stratégiquement désirables, mais comme des objectifs mort-nés, des postures défensives et conservatrices face à l’austérité rampante et à l’attaque des budgets sociaux par le capital. Ils ont vu le travail salarié comme un joug assujettissant vies, désirs et sociabilités au rythme de la discipline de l’usine. À l’origine du concept de précarité était une attaque dévastatrice de la sociologie du travail comme modalité de normalisation des conflits sociaux, contre laquelle il déployait une approche irrévérencieuse et indisciplinée de la subjectivité. La précarité désignait cet espace hautement volatil dans lequel l’imaginaire politique guidé par la marchandisation se heurtait à des formes de vie et des désirs.

Traduit de l’anglais
par Anne Querrien

1 Politique de réformes économiques de choc (austérité, privatisations, libéralisation) mise en place par le FMI et la Banque mondiale visant théoriquement à sortir les pays pauvres de la crise engendrée par la dette, les chocs pétroliers et la baisse du prix des matières premières. Les résultats de cette politique ont été catastrophiques et les coûts humains très lourds.

2 A. Bayat, « From «dangerous classes» to «quiet rebels»: politics of the urban subaltern in the global South », International Sociology 15 (3), 2000.

3 F. Cooper, Decolonization and african society: the labor question in french and british Africa, Cambridge University Press, Cambridge, 1996.

4 D. Chakrabaty, « Rethinking working class history », Economic and Political Weekly, vol. 26, no 17, 1999.

5 F. Barchiesi, « Imagining the patriotic worker : the idea of «decent work» in the ANC’s political discourse », in One hundred years of the ANC : debating liberation histories today, edited by A. Lissoni, J. Soske, N. Erlank, N. Nieftagodien, and O. Badsha, Wits University Press, Johannesburg, 2012.

6 J. Higginson, A working class in the waking. Belgian colonial labor policy. Private enterprise, and the african mineworker, 1907-1951, University of Wisconsin Press, Madison, WI, 1989.

7 H. Alverson, Mind in the heart of darkness. Value and self-identity among the Tswana of Southern Africa, Yale University Press, New Haven, CT, 1978.

8 L. White, Speaking with vampires. Rumor and history in colonial Africa, University of California Press, Berkeley, 2000.

9 P. Harries, Work, culture and identity. Migrant laborers in Mozambique and South Africa, 1860-1910, Heinemann, Portsmouth, NH, 1994.

10 A. Mbembe, On the postcolony, University of California Press, Berkeley, 2001.

11 D. Williams, « Making a liberal state: «Good governance» in Ghana », Review of African Political Economy 126, 403-19, 2010.

12 A. Burton, African underclass. Urbanization, crime and colonial order in Dar es Salaam, 1919-1961, Ohio University Press, Athens, OH, 2005.

13 A. Simone, For the city yet to come. Changing african life in four cities, Duke University Press, Durham, NC, 2004.

14 N. Gibson, Fanonian practices in South Africa: from Steve Biko to Abahlali baseMjondolo, University of KwaZulu-Natal Press, Pietermaritzburg ; Palgrave MacMillan, New York, 2011.

15 B. Weiss, « Contentious futures: past and present », in Producing african futures. Ritual and reproduction in a neoliberal age, édité par B. Weiss, Leyden, Brill, 2004 ; A.M. Makhulu, « The conditions for after work : financialization and informalization in post-transition South Africa », PMLA 127 (4), 2012.

16 P. Lubeck, « Islamic protest under semi-industrial capitalism: «Yan Tatsine explained.» », International Journal of African Historical Studies 55 (4), 1985.

17 S. Harney, F. Moten, The undercommons : fugitive planning and black study, Minor Compositions, www.minorcompositions.info/wp-content/uploads/2013/04/undercommons-web.pdf

18 P. Chatterjee, The politics of the governed. Reflections on popular politics in most of the world, Columbia University Press, New York, 2004.

19 M. Mamdani, Citizen and subject: contemporary Africa and the legacy of late colonialism, Princeton University Press, Princeton, 1996.

20 A. Simone, « Urban Social Fields in Africa », Social Text 56, 1992.

21 J. Comaroff et J.L. Comaroff, « Millennial capitalism: first thoughts on a second coming », Public Culture 12 (2), 2000 ; P. Hasu, « World Bank and heavenly bank in poverty and prosperity: the case of Tanzanian Faith Gospel », Review of African Political Economy 110, 2006

22 K. Weeks, The problem with work. Feminism, Marxism, antowork politics and postwork imaginaries, Duke Univesity Press, Durham et Londres, 2011.

23 A. Mbembe, « Africa and the future: an interview with Achille Mbembe, by Thomas M. Blaser », Africa is a country (http://africasacountry.com/africa-and-the-future-an-interview-with-achille-mbembe/). Propos rapportés le 20 novembre 2013.

24 G. Harrison, Neoliberal Africa: the impact of global social engineering, Zed Books, Londres, 2010 ; B. Ndjio, « Millennial democracy and spectral reality in post-colonial Africa », African Journal of International Affairs 11 (2), 2008.

25 G. Standing, The precariat: the new dangerous class?, Bloomsbury, Londres, 2011.

26 F. Berardi, Precarious rhapsody : semiocapitalism and the pathologies of the post-alpha generation, Minor Compositions, Londres, 2009.