78. Multitudes 78. Printemps 2020
Majeure 78. Cultivons nos intelligences artificielles

Quand les arts détournent l’intelligence artificielle

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Discussion de Fabien Zocco
avec Ariel Kyrou

Dans le sillage d’un Chris Marker ou de créateurs moins connus comme le Cercle Ramo Nash ou Grégory Chatonsky, de plus en plus d’artistes contemporains pratiquent la réappropriation, le détournement, l’usage critique de l’intelligence artificielle. Grand connaisseur des arts numériques, Fabien Zocco est l’un d’entre eux. Il est en particulier l’auteur, avec le réalisateur Gwendal Sartre, d’Attack The Sun, film dont des dialogues ont été générés par une IA au cours même du tournage, qui suit la dérive d’unyoutuber californien paraissant sombrer dans une folie de tuerie. L’enjeu : éprouver « de l’intérieur » des outils contemporains comme l’IA pour « escompter ensuite analyser et déconstruire leurs effets ».

Ariel Kyrou : La notion d’intelligence artificielle existe officiellement en tant que telle depuis 1956, et pourtant j’ai le sentiment que l’art contemporain tout comme les arts numériques se sont peu emparés de cette notion comme de ce type de technologies. J’ai en mémoire l’exposition Artistes & Robots du printemps 2018 au Grand Palais à Paris, avec la tentative intéressante, mais sans assez de moyens et trop premier degré, d’ORLAN avec son ORLANoïde, ou le film court Sunspring (hilarious sci-fi film written by artificial intelligence). Je pense aussi à l’intérêt de David Guez pour l’IA, dont je n’ai en tête qu’une concrétisation, et encore indirecte au début 2018, Eliott, un chatbot se voulant un « entremetteur d’intelligences humaines ». Ce sentiment d’une difficulté des artistes contemporains à s’emparer de l’intelligence artificielle, à la faire leur pour mieux la critiquer ou la détourner, est-il juste ? Et si oui, pourquoi un tel décalage ?

Fabien Zocco : Il y a, à ma connaissance, des exemples plus anciens d’artistes s’emparant de l’intelligence artificielle dans le but d’en faire l’élément plus ou moins central d’une œuvre. Je pense notamment au Dialector de Chris Marker qui en 1988 présentait un terminal à partir duquel le spectateur communiquait avec un logiciel conçu par Marker lui-même. Ce projet s’inspirait assez librement d’ELIZA, une célèbre IA développée au MIT au milieu des années 1960 par Joseph Weizenbaum. ELIZA simulait le comportement d’un psychologue au cours d’un dialogue écrit entretenu avec un interlocuteur humain.

Le Cercle Ramo Nash (Yoon Ja & Paul Devautour) avait pour sa part produit en 1997 une œuvre intitulée Sowana, présentant cette fois une IA échangeant avec le public des vues sur le monde de l’art contemporain.

Dans un tout autre registre enfin, Karl Sims utilisait à la fin des années 1980 d’autres domaines de compétences de l’IA – plus proches du machine learning – pour designer le comportement de créatures virtuelles 3D interagissant entre elles.

Ces quelques exemples, même si ponctuels, montrent toutefois que les artistes ont commencé assez tôt à s’intéresser à l’IA. Ils permettent également de dégager des tendances d’approche : plus directement associée à une démarche scientifique académique pour Karl Sims (qui était lui-même chercheur au MIT), ou à l’inverse plus prompte – déjà – à un usage distancié et ironique en ce qui concerne les autres exemples susmentionnés.

L’IA ouvre des perspectives très vastes pour les artistes, qu’elle entraîne des questionnements philosophiques quant à la singularité de l’humain, ou encore qu’elle suscite une critique de ces machines parfois réduites à de simples gadgets entretenant une certaine bêtise artificielle à des fins mercantiles. On peut donc relativiser le décalage que tu pointes, même s’il a effectivement fallu quelques décennies avant que le monde artistique ne considère l’intelligence artificielle comme un générateur potentiel de formes.

L’usage artistique de l’IA s’est surtout répandu (enfin relativement) quand celle-ci a intégré des objets du quotidien (smartphone équipé de Siri, assistant virtuel type Alexa, etc.), mais également quand l’apprentissage des briques techniques (scripts et autres langages de programmation) s’est – là encore relativement – démocratisé. C’est peut-être cette convergence de facteurs qui a favorisé l’émergence de discours esthétiques sur le sujet. L’art ne pouvait plus faire l’impasse sur ce champ de recherche dure ayant « débordé » de son périmètre initial jusqu’à devenir le phénomène sociétal que l’on connaît.

A. K. : Chris Marker a été un immense défricheur, mais c’est vrai que je ne l’associe pas directement à l’art contemporain. Il est perçu comme une sorte de franc-tireur, venu du monde du cinéma pour toucher à tout ce qui nous transforme, nous et les arts. Sous un autre regard, j’ai rencontré Karl Sims à Boston au début des années 1990. À l’époque, il n’associait absolument pas sa démarche à l’intelligence artificielle, mais plutôt à une discipline sœur, la vie artificielle, et il revendiquait l’usage de ce qu’il appelait des « algorithmes génétiques » pour créer ses nouvelles images débordant de vie à la façon de fractales en mouvement.

En revanche, je ne connaissais pas Sowana du Cercle Ramo Nash (Yoon Ja & Paul Devautour), mécanique artificielle qui échangeait des vues avec le public sur la question de l’art contemporain. À l’inverse de Karl Sims, illustration d’une simple fascination spectaculaire, les exemples de ce duo comme surtout de Chris Marker montrent comment les artistes peuvent mettre à distance les outils du numérique qui envahissent notre quotidien. Comment ils participent d’une indispensable culture critique en la matière. Sous ce regard, beaucoup d’artistes mériteraient d’être cités. Le premier que je mentionnerais, c’est Gregory Chatonsky, auquel Multitudes a dédié (no75) une icône, « Apprentissage, Extinction, Résurrection ». Il y interroge le lien plus ou moins reconnu entre l’intelligence artificielle, cette immense mémoire de données que nous construisons avec Internet, et puis l’extinction, l’effondrement annoncé de notre civilisation, y ajoutant même une dimension de rêve, d’imagination artificielle… Le deuxième, c’est le groupe RYBN, qui met en scène le conformisme terrifiant des algorithmes, au-delà même du trading et de la bourse déshabillés par leur Algorithmic Trading Freak Show. Depuis sa création en 1999, RYBN se veut une « plateforme de recherche expérimentale, fondée sur l’utilisation, la subversion et le détournement artistique d’Internet ». Il intègre dès lors l’IA à pas mal de ses œuvres, ne serait-ce que d’un point de vue métaphorique, par exemple la mise en scène de l’exploitation des micro-tâcherons ou des consommateurs travaillant sans le savoir pour élever des IA – en écho des travaux du sociologue Antonio A. Casilli. Je pense aussi à son AAI Chess en 2018, qui nous permet de jouer aux échecs avec une « pseudo-AI ».

Ces exemples, parmi les plus éclairants, montrent selon moi deux difficultés d’utilisation des technologies du présent le plus brûlant, comme justement l’IA : d’abord la nécessité comme la complexité d’une vraie prise de distance critique sans céder à la fascination, toujours présente dans ce type d’usage quoi qu’il en soit (et c’est peut-être inévitable) ; ensuite l’impossibilité d’une démarche qui ne soit pas de l’ordre de la recherche, voire de l’expérimentation, ce qui en limite fortement sa portée sur le vaste public, pourtant premier usager de ces technologies. Qu’en penses-tu ?

F. Z. : Ta première remarque, distinguant intelligence et vie artificielle (mais est-ce si simple que cela à dissocier ?) renvoie fort justement au flou terminologique qui entoure l’IA. Ce flou est, pour nous francophones, amplifié par la traduction même de l’expression depuis l’anglais, qui, à la différence du français, prête une connotation plus « rationaliste » au terme même d’intelligence. L’anglais privilégie en effet la dimension « logico-déductive » de l’intelligence, donc les fonctionnalités plus facilement mécanisables numériquement, au détriment d’autres aspects entrant dans une définition plus vaste de la notion.

Le dernier livre de Catherine Malabou, Métamorphoses de l’intelligence – que faire de leur cerveau bleu ? me semble très précisément aborder ces difficultés à définir clairement ce terme, qui plus est au moment où les progrès de l’IA viennent en redessiner ses contours. Un aspect aussi surprenant que rare de ce livre est qu’elle y sape volontairement certains postulats de… son propre livre précédent sur le sujet, et reconnaît dorénavant une proximité théorique entre intelligence dite naturelle et intelligence dite artificielle (voire son interview p. 134). Un tel revirement pourrait illustrer le caractère extrêmement fluctuant de la discipline, et en retour des visions – ici philosophiques, mais évidemment cela s’applique aussi au champ artistique – que l’on peut porter sur elle.

Sous ce regard, il s’avère selon moi indispensable d’assumer la dimension spéculative que tu évoques dans ta dernière question. Un phénomène tel que l’IA recouvre de toute évidence plusieurs réalités : à la fois secteur de recherche ultra-subventionné par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ou encore IBM, adjuvant « magique » dans bon nombre de domaines et usine à fantasmes débridés. Et c’est sans doute grâce à cette dimension polymorphe que l’IA constitue aujourd’hui un sujet de questionnement plus qu’excitant, eu égard aux dimensions techniques, politiques, éthiques que tout cela implique.

L’IA est formellement propice au cryptique, à l’inattendu, au développement de matériaux (visuels, sémantiques) instables et hétérodoxes. Mais comme n’importe quel générateur de formes elle peut vite inciter au maniérisme et aboutir à des résultats assez attendus. Elle n’en demeure pas moins un vecteur artistique riche en potentiels. Car elle permet à l’artiste de se confronter à une forme d’altérité encore alien, et à des dimensions, du fait des masses de données traitées, des vitesses de processus, etc., encore frappées du sceau de l’incommensurable.

Le philosophe et critique d’art Boris Groys identifie sous le terme d’autodesign ce que tout un chacun pratique au quotidien sur les réseaux sociaux, et le perçoit comme une version « démocratisée » de la mise en image de soi développée par les artistes vidéo performeurs des années 1970… Qui sait donc si certaines pratiques étranges de l’IA, initiées par les artistes aujourd’hui, ne finiront pas d’ici plusieurs décennies par se métamorphoser également en usages grand public… pour le meilleur ou pour le pire ?

A. K. : Sous ce regard, et avant de discuter de ta propre démarche sur ce territoire, j’aimerais avoir ta réaction à une collaboration qui a donné lieu, en février 2019, à un débat et à une exposition, Infinite Skulls, que j’ai été voir à la galerie Vossen à Paris. Il s’agit d’une collaboration entre Ronan Barrot, peintre « classique » qui peint des « vanités », en l’occurrence des crânes de toutes sortes, et un jeune développeur en intelligence artificielle, Robbie Barrat. Ce dernier a programmé un certain type d’IA fonctionnant au deep learning, dite de réseaux antagonistes génératifs ou GAN (Générative Adversarial Network), pour produire de nouvelles images à partir de ces peintures et d’une base d’images proches trouvées sur la Toile. Au-delà des détails de ce processus assez complexe, mettant en jeu un « générateur » et un « discriminateur » des images produites par la mécanique, j’ai été assez intéressé par l’une des conclusions du peintre comme du développeur : il s’avère d’une part que l’IA ne produit rien d’intéressant sans une intervention forte de sélection par les êtres humains, donc à plusieurs étapes d’orientation vers autre chose que de la simple copie des peintures, avec qui plus est moins de talent ; et il semble d’autre part fructueux de tromper la machine, de mettre selon mes termes du hasard, du chaos, de la pataphysique dans le processus… Au point que ce serait la piste qu’ils explorent dorénavant – mais ça, ils en ont parlé sans trop montrer encore de résultats…

F. Z. : Je ne connaissais pas ce projet. Au-delà du résultat obtenu sur un plan strictement pictural – je laisse chacun juge en la matière – il y a effectivement un postulat « test de Turing » dans le principe même de cette démarche qui me pose problème artistiquement parlant. J’entends par là que l’effet recherché y est de l’ordre du « comme si ». Il s’agit de simuler par apprentissage mécanique une touche picturale appliquée à des tableaux, comme si ils étaient effectivement issus de la main du peintre « original ». Les capacités de l’IA sont donc ici employées à des fins de l’ordre de l’imitation, ce qui amoindrit fortement l’intérêt du recours à un tel dispositif. En guise de contre-exemple, la pièce Princess of parallelograms de Thomas Depas me semble aboutir à un résultat plus probant à partir d’un dispositif relativement proche. Cette fois un GAN est « entraîné » à recréer des images à partir de nombreux visages photographiés, et produit des effets inattendus nés de l’écart entre le résultat obtenu et l’image classique d’un visage réel. À l’inverse, le principe d’Infinite Skulls rappelle plutôt ces logiciels pondant au kilomètre linéaire des morceaux composés « façon Beatles » ou autre. Ce qui entraîne fatalement un effet gadget frôlant le pompiérisme new look.

A. K. : Ce que tu décris d’Infinite Skulls correspond à leur démarche première, qui était pour eux une expérience, une première étape qui a donné lieu à l’exposition de février 2019. Mais justement, ils évoluent très précisément dans le sens de Thomas Depas, ayant réalisé qu’il était bien plus fructueux de tromper la machine, de glisser de l’aléatoire voire du chaos dans leur processus de programmation. Ou comme le dirait l’artiste Albertine Meunier, de mettre du Dada dans leurs Data…

F. Z. : Mon avis rapide se base sur ce que laisse entrevoir la documentation de l’exposition, à défaut d’autre chose. L’évolution qu’ils semblent suivre, effectivement plus intéressante, vient cependant à rebours de ce qui était visiblement leur postulat de départ…

A. K. : Le problème ne viendrait-il pas de cette séparation trop tranchée entre d’un côté le peintre, de l’autre le programmeur, créant un jeu à deux réalités là où une œuvre utilisant une IA gagnerait à être pensée et déroulée comme un tout ?

F. Z. : Certes, il y a peut-être eu dans la conception initiale du projet un cloisonnement un peu trop étanche entre la place dévolue à l’artistique et celle dévolue à la technique. Celle-ci se trouve dès lors quelque peu instrumentalisée, plutôt que de réellement participer au processus artistique en soi. Ce type de collaboration gagne effectivement en général à penser les deux dimensions dans un rapport d’influence réciproque, de co-construction plus intime et profonde. Peu importe d’ailleurs que les rôles soient clairement distribués ou non dans l’effectuation du travail, c’est plus l’approche conceptuelle qui importe que le distinguo strict entre artiste et programmeur. Après, je ne connais pas suffisamment leur travail et leur démarche pour avoir un avis définitif, trop sévère à leur encontre…

A. K. : Oui, et ce d’autant que tenter de construire des œuvres avec l’IA ne peut être qu’un processus évolutif, d’apprentissage et de remises en question permanentes… On en arrive donc « naturellement » au film que tu as réalisé toi-même avec le metteur en scène Gwendal Sartre, Attack The Sun, en utilisant voire en détournant l’usage d’un certain type d’intelligence artificielle pour sa réalisation. Sur ton propre site, tu décris cette œuvre, sortie en 2019, comme « un film dont les dialogues ont été générés par une intelligence artificielle au cours même du tournage. On y suit la dérive de Steven Moran, un youtuber californien paraissant sombrer dans la folie. » Peux-tu nous en dire plus sur ce long-métrage expérimental, à la fois passionnant et parfois difficile à suivre ? Peux-tu nous expliciter le comment et le pourquoi d’un tel usage de l’IA, me semble-t-il très différent, sur le fond et la forme, de celui ayant généré les œuvres numériques de l’exposition Infinite Skulls

F. Z. : Attack the sun est né en 2016 à l’issue de notre cursus au Fresnoy. Gwendal et moi avons alors réfléchi à une forme d’écriture qui croiserait nos démarches respectives : un cinéaste avec un rapport très particulier à l’image d’une part, et un plasticien employant des processus algorithmiques pour générer des formes textuelles ou faisant intervenir le geste robotique d’autre part. L’impulsion initiale vient d’un projet personnel antérieur, Conversationagentconversation, pour lequel j’avais fait « boucler » sur elle-même une ELIZA reprogrammée afin de produire une conversation infinie et étrange. On s’est dit qu’il serait intéressant de reprendre ce principe afin de générer les dialogues d’un film, et d’imaginer un traitement visuel autour de ce procédé. On s’est alors inspiré d’une tuerie impliquant un youtuber en Californie, ce qui nous a amenés à aller tourner le film au smartphone à Los Angeles.

J’ai programmé pour chaque scène une IA rudimentaire avec différents éléments de vocabulaire, selon le contexte et la teneur des dialogues que nous imaginions. Pendant le tournage, l’acteur et l’actrice principaux recevaient via oreillette les phrases produites sur le fil par l’IA que j’activais au cours des prises de vues. Ceci a entraîné une étrangeté dans le texte même et dans son incarnation par les deux protagonistes, mais aussi dans le tournage, Gwendal devant s’adapter aux actions parfois inattendues des acteurs.

Il y a eu ensuite un très long temps de montage, afin de reconstruire une trame narrative à partir du matériau singulier que nous avions récolté. Il fallait trouver comment faire au mieux résonner l’image avec le caractère fragmenté et déconstruit des dialogues ainsi produits. Nous avons longtemps cherché l’équilibre entre l’étrangeté radicale des propos et l’esthétique très numérique et hachée des prises de vues au smartphone.

Dès le départ du projet, il était clair pour nous que l’IA aurait pour fonction de produire de l’entropie, d’incarner en quelque sorte l’inconscient mécanisé et défaillant des personnages que nous construisions. Le procédé a l’avantage de générer un logos d’apparence incohérente et pourtant fortement empreint de la logique implacable dont il est issu. C’est je pense cette sorte de dialectique paradoxale qui constitue l’apport principal de l’IA à Attack the sun. Sa capacité – amplifiée par nos soins – à entraîner des bugs sémantiques a ainsi, par rebond, infusé tout le traitement cinématographique que Gwendal a élaboré pour aboutir au résultat final.

Le déroulé pour le moins sinueux, labyrinthique voire chaotique du film traduit cet épuisement mécanique d’un langage vidé de sa substance, tout en laissant naître – je l’espère du moins – des fulgurances poétiques étranges favorisées par le processus global.

A. K. : Certains moments du films étaient donc en quelque sorte enregistrés et soumis en direct à une intelligence artificielle, afin que celle-ci, au travers d’une base de données plutôt rudimentaire, réagisse, comme une sorte de programme automatisé de conversation ? Cela signifie que les acteurs lisaient les répliques « trouvées » par l’IA, dialoguaient même parfois au travers des propositions de l’IA, sans même comprendre ce qu’ils disaient ? Pour mieux signifier, à la Philip K. Dick, le devenir « machine » de l’homme, et en l’occurrence de ce youtuber qui est le personnage central du film, c’était dès lors l’absurdité mécanique de la machine, à partir d’une situation, qui orientait l’histoire, du moins dans pas mal de moments du film ?

F. Z. : L’architecture logicielle de départ est effectivement celle d’un agent conversationnel. Mais plutôt que des « moments enregistrés », c’est plus avec des listes de mots que nous avons « nourri » le programme. Certaines phrases sur certaines scènes étaient par contre préécrites. L’agencement du logiciel permettait à l’envie d’alterner ces quelques moments préécrits avec les « moments machines ». Nous pensions un peu l’organisation de tout cela comme une improvisation musicale avec des points clés. Les parties dévolues à la machine devaient retomber au terme de leur déroulement sur les phrases préécrites comme des parties musicales improvisées qui aboutiraient à un thème mélodique concerté avant de repartir vers de nouvelles improvisations.

Nous avions demandé aux acteurs d’être le plus détaché possible dans l’interprétation, de ne pas se laisser déstabiliser par l’incongruité du texte qui leur arrivait dans l’oreille et qu’ils devaient incarner. Mais bien sûr ceux-ci « réaffectaient » naturellement ce texte étrange, construisant de facto progressivement la relation entre les personnages du film et par conséquent sa narration même.

A. K. : J’aurais envie, en t’écoutant, de te poser une question un peu provocatrice, peut-être idiote : cette bêtise artificielle n’était-elle pas la simple conséquence de la « pauvreté » de ton IA et de sa base de données plus que du principe d’un dialogue inspiré par une programmation ?

F. Z. : Plutôt que de « bêtise » je préfère parler de « folie » artificielle en ce qui concerne ce travail. Disons que la pauvreté effective de cette IA, qui n’avait rien de très scientifique je te l’accorde, était tout de même prise en charge par les règles algorithmiques simples quoique strictes d’agencement des phrases. Ces règles favorisaient les jeux de répétition, d’inversion de l’ordre des mots dans les phrases, et concourraient à produire les effets escomptés. L’illogisme sémantique résultant venait ainsi contraster avec la logique structurelle qui le porte.

Il est je pense important d’assumer dans cette démarche ce caractère bricolé, « bricodé » même, pour reprendre le terme du théoricien David-Olivier Lartigaud1. Cela fait justement partie des libertés que peuvent s’autoriser les artistes dans la prise en main de l’IA.

A. K. : Ne serait-ce pas tout simplement la réinvention d’un principe artistique de l’ordre de la pataphysique ?

F. Z. : Bien entendu, les mouvements artistiques ou littéraires impliquant des règles arbitraires d’écriture ont fortement influencé mon travail en général. Les pataphysiciens et Dada en font partie, au même titre que les pratiques les plus logocentrées de l’art conceptuel ou encore l’Oulipo. D’ailleurs la plupart des membres de ce groupe, Perec et Le Lionnais en tête, étaient également mathématiciens et avaient pour certains dès les années 1960 expérimenté des formes d’écriture mobilisant l’informatique alors naissante. Kenneth Goldsmith parle aujourd’hui d’écriture sans écriture pour qualifier toute forme textuelle déléguant sa mise en œuvre à une logique processuelle quelle qu’elle soit, ceci afin de contrecarrer les approches traditionnelles du travail littéraire.

L’usage de l’IA associée au langage me semble tout naturellement s’inscrire dans ce type de filiation, puisqu’il rejoue de façon technologiquement assistée cette recherche en tension entre sens et non-sens.

A. K. : N’est-ce pas ce type de démarche, appliquant l’intelligence artificielle au langage dans un double mouvement d’expérimentation et de détournement artistique, que tu es justement en train de développer dans le cadre d’une résidence à Rome ? Pourrais-tu nous éclairer sur le sens et le non-sens, justement, de cette IA que tu élabores actuellement à partir d’un algorithme de machine learning ?

F. Z. : En arrivant à Rome, je me suis senti immensément frustré par ma maîtrise très lacunaire de l’italien. C’est pourtant la langue maternelle de mon père, mais son usage ne m’a pas été transmis. Cette sorte d’angle mort identitaire m’a ainsi amené à imaginer une IA – encore une fois très rudimentaire – qui, à partir d’un algorithme d’apprentissage, s’essaie inlassablement à « apprendre » l’italien. Le projet s’intitule Dislessia (dyslexie en italien), mot qui phonétiquement rappelle cette étrange tendance à personnifier les IA par un prénom féminin se terminant en -a (Eliza, Alexa etc.).

J’ai ainsi fabriqué un générateur de phrases simples en italien. Une phrase est donc générée et devient pour la machine la « phrase cible à atteindre ». Ensuite le programme « élève » des « populations » de lettres à l’aide d’un algorithme génétique, jusqu’à reconstituer cette phrase cible par « mutations » statistiques successives. Ces mutations progressent de « générations » de phrases en « générations » de phrases, en s’affinant à chaque cycle. Une fois la phrase cible correctement reconstituée, le programme en génère une autre, puis recommence le même travail en repartant de zéro, et ainsi de suite indéfiniment.

La pièce présentera très simplement un écran où les phrases « mutantes » apparaîtront l’une après l’autre. Celles-ci seront dans le même temps prononcées par un synthétiseur vocal qui ânonnera ces énoncés d’abord très abstraits, progressant ensuite, petit à petit, vers un italien de plus en plus cohérent.

Il y aura bien sûr un aspect éminemment tragi-comique à constater les efforts inlassables de cette machine, qui au final ne peut que manipuler des suites de signes jusqu’à, d’erreurs en erreurs, trouver la combinaison adéquate. Ces suites d’itérations produisent une sorte de bégaiement artificiel, qui toutefois humanise étrangement le travail de cette IA obstinée.

On en arrive là encore à la question du sens : le logiciel peut mécaniquement valider l’exactitude d’un énoncé sur le plan formel et syntaxique, sans pour autant n’avoir ni la moindre notion ni encore moins la moindre « conscience » de sa validité sémantique. Autrement dit, l’efficacité des machines numériques – IA en tête – réside avant tout dans leur capacité instantanée à manipuler des symboles encodés en langage binaire, en faisant totalement abstraction de la signification que ces symboles véhiculent, une fois décodés.

Tout mon travail vise alors à perturber ce double niveau de sens. Il y a, je trouve, une poésie irrationnelle logée au cœur de tout ce processus, dont le fonctionnement est quant à lui, a contrario, hyper-rationnalisé. C’est ce paradoxe que je m’attache à faire jouer de façon un peu obsessionnelle dans bon nombre de mes travaux.

A. K. : Pour les artistes éprouvant le désir voire la nécessité de s’ancrer dans le présent, l’impossibilité d’avoir accès aux moyens et plus particulièrement aux immenses masses de données des Google, Facebook et consorts n’est-il pas un handicap dans leur travail, critique dans tous les sens du terme ?

F. Z. : J’ai envie de répondre ici par un exemple. Je pense à They rule de Josh On, une pièce historique du net-art. L’œuvre montre à la manière d’un Mark Lombardi 2.0 des diagrammes illustrant les collusions d’intérêt au sein des conseils d’administration de grandes entreprises étatsuniennes2. Ce travail, me semble-t-il, parvient assez simplement, sans la puissance de calcul de la NASA ou de Google, à porter un contre-discours plutôt efficace en l’espèce.

A. K. : Dès lors, l’enjeu ne serait-il pas à la fois d’une réappropriation des nouvelles technologies, en l’occurrence de l’intelligence artificielle, même avec une économie de moyens, et d’une mise à distance, de l’ordre de l’humour ou de la thérapie telle que la définit Bernard Stiegler. Dans le sillage de Chris Marker, de Grégory Chatonsky ou de RYBN, pour ne citer qu’eux, ne s’agirait-il pas de « penser » comme de « panser » notre époque et sa démiurgie technologique en utilisant voire en détournant ses propres outils ? En lui retournant ses propres armes dans une sorte de contre-imaginaire ? Mieux : l’ambition ne serait-elle pas de permettre aux citoyens sensibilisés par le travail de ces artistes ô combien contemporains, de « penser » et de « panser » à leur tour leur appréhension et leurs pratiques – plutôt que leur consommation – de ces nouvelles technologies ?

F. Z. : C’est très intéressant de considérer qu’une certaine tendance de l’art contemporain rejoint les territoires de la science-fiction, puisque investir des contre-imaginaires de façon prospective, c’est très exactement la tâche que celle-ci s’assigne depuis près d’un siècle. J’ai cependant du mal à envisager cette convergence comme relevant d’un programme rigoureusement défini, animé d’intentions claires, pédagogiques, curatives ou autres.

Il faut prendre le risque de l’incertitude, c’est donc peu compatible avec une vocation assumée d’éclaireur thaumaturge… L’humour, l’absurde peuvent alors effectivement se révéler être des biais efficaces, une fois associés à une réflexion plus théorique à mon sens indispensable. J’imagine plutôt que l’art remplit un rôle testimonial, et propose une sorte de portrait en miroir, par imprégnation, de ce qui collectivement nous conditionne un peu tous.

Souvenons-nous de la préconisation de Peter Sloterdijk, qui indiquait l’intoxication volontaire comme méthode d’immersion dans la complexité caractérisant l’époque. Il ne faut pas oublier que les artistes ne sont pas exempts de la fascination qu’exercent immanquablement les objets technologiques, dont ils sont comme tout un chacun usagers et consommateurs. Il est vraisemblablement nécessaire d’éprouver cela de l’intérieur pour escompter alors un tant soit peu pouvoir ensuite analyser et déconstruire leurs effets. Ceci quelle que soit l’ambition que chaque démarche s’imagine assumer.

1 David-Olivier Lartigaud, Bricodage in ART ++, Éditions HYX, Orléans, France 2011.