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Quarante ans de politiques européennes dans l’éducation

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Témoin privilégié et acteur pendant plus de trente ans de ce qu’on appelle aujourd’hui « l’Europe de l’éducation », je veux livrer ici une mise en perspective, forcément sommaire et incomplète.

Concentrés sur les questions économiques et sociales, les signataires du Traité de Rome en 1957 laissent de côté l’éducation qui doit rester pour eux de la seule compétence nationale.

Entre compétence nationale et européenne

Cependant, un petit groupe dynamique, composé d’universitaires, d’experts, de responsables étudiants, appuyé ouvertement par la Commission européenne, réussit à faire adopter en 1987 un programme pilote d’échanges d’étudiants qui sera connu sous le nom d’Erasmus. Les débuts sont modestes avec 85 millions d’euros et 3 200 jeunes concernés chaque année. La base juridique est bancale puisque le programme doit se raccrocher à un article du Traité sur la formation professionnelle, en l’absence de dispositif concernant l’éducation. De plus, certains États-membres ne font pas preuve d’un grand enthousiasme. Un ministre français de l’époque est réputé avoir exprimé son scepticisme lors des négociations.

Il revient au traité de Maastricht (1992), si décrié par ailleurs, de donner toute sa place à l’éducation et à la formation dans les traités. Mais celle ci est strictement encadrée. L’Union intervient en complément des politiques nationales existantes, et toute tentative d’harmoniser les systèmes éducatifs est bannie.

Un nouveau pas est franchi cependant en 1998 et 1999 lorsque les États de l’Union, bientôt suivis par leurs voisins proches, adoptent les déclarations de la Sorbonne et de Bologne. Dans ces documents, il est d’abord question de sécuriser les mobilités académiques et professionnelles des jeunes, en favorisant la reconnaissance des diplômes et des périodes d’études. Mais, l’aspect le plus innovant est sans conteste l’adoption par les Européens d’une architecture de diplômes commune : bachelor (ou licence), master, doctorat. Cette construction, tout le monde le comprend, rend caduque l’idée que l’harmonisation des systèmes devait être exclue.

Tout autant que son contenu, c’est le mode d’élaboration du document de Bologne qui frappe par son originalité. Les ministres et leurs représentants ainsi que la Commission ne sont plus seuls autour de la table. D’un bout à l’autre du processus, et ensuite, dans la mise en œuvre, les représentants des universités (aujourd hui regroupés dans l’European University Association) et ceux des étudiants (European Student Union) font valoir leurs propositions.

Le processus de Bologne s’élargit à de nouveaux pays (48 aujourd’hui) et à de nouvelles thématiques. Concept hérité de l’industrie, l’ « assurance qualité » vise à vérifier que des établissements d’enseignement supérieur satisfont aux standards minimaux qui sont attendus d’eux. Elle sera beaucoup utilisée en Europe centrale et orientale où prolifèrent des établissements privés pour répondre à la forte demande d’enseignement supérieur brimée par le malthusianisme de la période communiste.

Un espace européen de l’éducation

Autour des années 2000, les Européens découvrent que l’enseignement supérieur s’est internationalisé, et qu’il est devenu un espace ouvert et concurrentiel. Les universités nord-américaines, britanniques, australiennes, bientôt suivies par certains établissements asiatiques, multiplient les efforts pour attirer les meilleurs étudiants internationaux. Les Européens réagissent en ajoutant à Erasmus un volet permettant les échanges avec le reste du monde.

Un débat intéressant naît sur le fait de savoir s’il existe un « modèle européen d’enseignement supérieur ». Une de ses caractéristiques serait le faible coût des études pour l’usager ; elle reste pertinente au regard de ce qui se pratique dans le reste du monde. L’autre est assurément l’attachement aux libertés académiques. Il reste fort malgré des menaces réelles, et ce n’est pas un hasard si les régimes illibéraux veulent s ’immiscer dans la désignation des recteurs ou présidents d’université (Hongrie, Turquie).

Au Conseil européen de Lisbonne en 2000, les chefs d’État et de gouvernement adoptent un document stratégique majeur dans lequel la place de l’éducation et de la formation est centrale mais étroitement corrélée aux stratégies économiques de l’Union. Ceci ne manque pas de raviver un débat sur les fonctions de l’école et de l’université, les uns insistant sur la formation des citoyens, la transmission des connaissances, la qualité de la recherche, les autres sur l’employabilité. Les deux ne sont évidemment pas incompatibles.

Les progrès réalisés dans le monde universitaire ont naturellement déteint sur les autres niveaux d’enseignement. Depuis 2005, l’Europe évoque un « espace européen de l’éducation ». Pour le primaire et le secondaire, il est moins question, bien sûr, de mobilité, encore moins d’harmonisation, mais de la lutte contre l’échec scolaire, et pour l’inclusivité, l’apprentissage des langues, le bon usage du numérique. De fructueux contacts naissent entre enseignants. Les bonnes pratiques repérées par les professeurs français lors de leurs voyages en Europe du Nord (région réputée en pointe) ne sont pas toujours transposables faute d’une réglementation qui est très verticale et laisse peu de place à l’expérimentation.

D’Erasmus à Erasmus +

Erasmus s’est adapté, devenant Erasmus +, ouvert à tous les publics concernés par l’éducation et la formation : étudiants, lycéens, collégiens, professeurs de tous niveaux, apprentis, salariés en reconversion, travailleurs sociaux, etc. Il est donc parfois déprimant d’entendre des hommes politiques, surtout par les temps d’élections européennes, promettre de créer, s’ils sont élus, un Erasmus… qui existe déjà.

Le bilan de ces décennies pour l’Europe universitaire n’est donc pas déshonorant, d’autant plus que l’éducation ne mobilise qu’une faible part des ressources de l’Union, contrairement au budget dévolu à l’agriculture. En 2023, l’Europe allouait 3 milliards d’euros à l’éducation contre plus de 50 milliards à l’agriculture et à la politique régionale.

Malheurs et bonheurs des échanges culturels

Mais on ne saurait se reposer sur ses lauriers. Les universités européennes souffrent de problèmes chroniques : sous financement, inégalités sociales tant dans l’accès que dans les parcours. La liaison entre enseignement et recherche est mal assurée, et l’Europe ne donne pas le bon exemple avec des commissaires distincts pour les deux secteurs et des services qui communiquent peu.

Plus inquiétant peut-être, les valeurs d’accueil, d’intérêt pour les autres cultures qui président aux échanges d’étudiants sont mises à mal dans de nombreux pays. Aux États-Unis sous Trump, au Canada, au Royaume-Uni, en Australie, des voix se font entendre, y compris dans les gouvernements, pour limiter le nombre d’étudiants étrangers, alors même qu’économiquement, c’est une ressource non négligeable. Ces expressions de repli sur soi et de xénophobie, heureusement écartées, se sont fait entendre en France aussi lors des débats autour de la loi sur l’immigration.

Cependant, les 12 millions de personnes qui ont bénéficié d’Erasmus depuis ses débuts témoignent de ce que la dimension européenne est devenue une composante naturelle de la vie de nos universités. En 2024, nombre de projets de coopération traitent du changement climatique et de l’inclusion des plus défavorisés, certains même veulent maintenir une coopération avec l’Ukraine, manifestant ainsi leur adhésion au meilleur des valeurs de l’Union.