Avec les Jeux Olympiques de 2016, la ville de Rio de Janeiro semble avoir renouvelé des processus de colonisation aujourd’hui déguisés en « rénovation urbaine ». Celle-ci transforme la ville sans se soucier des profondeurs de son territoire ni des entrailles des corps qui l’ont habité ou l’habitent encore. L’une des parties les plus touchées par ce processus est la zone portuaire. Elle s’insère dans les flux les plus contemporains du capitalisme global – flux de touristes, de musées signés par des architectes internationaux, de spéculation immobilière et beaucoup d’autres –, en même temps que sa population traditionnelle est expulsée par le processus de gentrification.
La rencontre avec des artistes en pleine démarche d’« excavation » de leurs corps nous a lancés dans la ville où nous vivons avec une nouvelle attention à la « mise en ruines » de certaines mémoires et nous appelle à redécouvrir les récits que certains monuments des territoires urbains et humains cachent.
Excavations de la zone portuaire
Au cours des nombreux creusements nécessaires au réaménagement de la zone portuaire, deux quais se chevauchant l’un l’autre ont été redécouverts. Celui du Valongo avait été bâti en 1811 pour débarquer hommes et femmes d’Afrique asservis au Brésil ; par-dessus, le quai de l’Impératrice avait été rajouté en 1843 au moment où les mouvements abolitionnistes se renforçaient et l’économie basée sur l’esclavage était en passe de s’effondrer. Conçu pour recevoir la future épouse de Dom Pedro II, il recouvrait opportunément un passé honteux qui fut définitivement occulté lors de l’haussmannisation du centre un demi-siècle plus tard par le maire Pereira Passos ; jusqu’à ce que, tout récemment, les Jeux Olympiques entraînent le réaménagement urbain complet autour de l’opération « Porto Maravilha ». La mairie d’Eduardo Paes redécouvre alors l’histoire bien douloureuse de ces vieux quais pour les intégrer dans un Circuit Historique et Archéologique de la Célébration de l’Héritage Africain. Celui-ci comprend plusieurs autres sites comme le Jardin Suspendu du Valongo, l’actuelle place des Dockers (ancienne place du Dépôt où l’on exposait les esclaves à la vente), la Pedra do Sal, le Centro Cultural José Bonifácio et l’Instituto dos Pretos Novos (Nouveaux Noirs). Le discours officiel souligne la volonté de récupérer l’histoire de la diaspora africaine et de sa contribution au développement de la société brésilienne. L’initiative est bienvenue – mieux vaut tard que jamais ! – mais reste pleine d’ambiguïtés : en même temps qu’elle met en lumière les marques de l’esclavage, elle semble aussi évacuer toutes les pratiques de résistance qui lui sont liées. Une mémoire du patrimoine non conflictuelle, une autre sorte de « blanchissement » ?
Valongo : célébration de l’héritage
ou résistance de la mémoire ?
Un dimanche, à la sortie du métro, les rues sont vides et les voitures filent. Même en semaine, le centre-ville de l’avenue Presidente Vargas est toujours assez inhospitalier : mémoire de la démolition déjà de nombreuses maisons et de l’éviction de milliers de personnes pour la réalisation d’un des « grands projets » de Getúlio Vargas, Président de 1930 à 1945.
Une fois dans la rue Camerino, l’ancienne Rue du Valongo où avait lieu le commerce des esclaves, deux garçons aux pieds nus sont assis sur le sol brûlant; nous parvenons directement à la place du Dépôt, lieu exact du terrible commerce qui, pour effacer cette histoire, avait été renommé Place des Dockers à l’occasion de la fondation du syndicat en 1904. Tout comme le quai du Valongo, la Place des Dockers a été elle aussi rénovée par la Ville pour son intégration dans le circuit.
Avec son sol et quelques bancs en ciment, la place n’est pas très accueillante. Pour l’occuper, le temps d’un échange, le groupe Afoxé Filhos de Gandhi a apporté des chaises de son espace culturel, et des jeunes organisés en co-working dans le quartier ont monté une tente pour se protéger du soleil. Parmi ces derniers, certains participent au District Créatif, l’espace de partenariat public-privé soutenu par la Ville de Rio.
La rencontre cherche à ouvrir des échanges au milieu de nombreuses tensions, pour une tentative de réflexion commune entre les agents culturels traditionnels et les créatifs récemment installés dans le quartier sur leur rôle dans ces processus spectaculaires de transformation urbaine, plus propices à la consommation touristique qu’à la vie communautaire du lieu, à la fois culturelle et religieuse.
Juste en face, le siège du groupe culturel Afoxé Filhos de Ghandi est en ruines, sans le moindre soutien ou reconnaissance des institutions publiques. L’opération Porto Maravilha a transformé tout le quartier historique en ignorant le local de ce groupe très représentatif de la culture « carioca » depuis 1951. Le contraste entre cette maison totalement dégradée et l’environnement spectacularisé est fort. Les acteurs culturels se plaignent de l’indifférence du pouvoir ainsi que d’une utilisation purement récréative des lieux qui, pour la communauté majoritairement d’origine africaine, sont des espaces de souvenirs douloureux. Le Circuit Historique et Archéologique de l’Héritage Africain marginalise tout ce qui n’est pas spectacle de la revitalisation urbaine, c’est un circuit de mémoire morte. La rencontre nommée AtivaPedaço#1, dans sa dynamique horizontale entre les différents acteurs présents sur place, semble réactiver une mémoire de résistance. Mais quelles possibilités de création de commun au-delà des partenariats public-privé ?
D’autres disparités d’investissements sont perceptibles dans différents points culturels de la zone portuaire. Une visite à l’Instituto dos Pretos Novos nous laisse la (mauvaise) impression d’une institution précaire qui ne correspond pas à la mémoire requise. Le sentiment est aggravé par l’inachèvement du VLT (véhicule léger sur rail) dans ses alentours. On estime qu’entre 20 et 30 000 noirs d’Afrique n’ayant pas résisté au long voyage ont été enterrés là dans des fosses communes. L’oubli de cet espace est une nouvelle négation de ces hommes et femmes morts avant même d’avoir été vendus comme esclaves. Seuls les derniers 6 000 noms ont été enregistrés : Maria de la Nation du Mozambique, Albina Nation Gonga, José de Benguela, Francisca Benama… Ils portent la nation dans leur nom, comme une affiliation ancestrale, non nationale.
Rien ici n’est comparable aux colossaux investissements réalisés dans les deux nouveaux grands musées tout proches. Le MAR (Musée d’Art de Rio) et le Musée do Amanhã (Musée de Demain) représentent la dimension culturelle de la revitalisation de la zone portuaire. Du point de vue de la Ville de Rio, c’est la production culturelle et créative de toute la région qui est censée déboucher dans ces institutions. Or, la perspective des acteurs locaux ne correspond pas à cette vision médiatique de la mairie. Tout comme le jardin suspendu de Valongo avec ses statues grecques, l’architecture resplendissante de ces musées n’est qu’une pelletée supplémentaire de chaux blanche sur les marques de l’esclavage dans la région. Les millions de reais – monnaie brésilienne – investis ou blanchis grâce à ces partenariats public-privé sucent les financements qui pourraient être destinés non seulement à une mémoire puissante de la diaspora africaine mais aussi à la vie quotidienne et l’importante production culturelle et créative de ses descendants.
En parcourant la ville post-olympique, ces histoires non racontées interpellent les récits officiels et médiatiques tout en constituant des corps qui les affrontent. Nombreux sont les cimetières juste en dessous de nos pieds, y compris celui des Indiens sous le bâtiment de l’Université de l’État de Rio de Janeiro et même la Baie de Guanabara. Ils garderaient les corps des Temiminós qui ont fait la guerre avec les Portugais contre les Tamoios et les Français. La zone portuaire garde, à son tour, les corps des « Nouveaux Noirs ». La Mairie ne cesse de renforcer les vieilles tombes et de produire de nouvelles ruines de façon perverse. Aux peuples autrefois asservis, dont les plaies sont encore ouvertes, on ne laisse que des décombres. Que se passe-t-il donc quand ces corps blessés décident d’habiter ces ruines urbaines ?
Excavations de la ville, excavations des corps
Dans le travail de Jota Mombaça, Michelle Mattiuzzi et SaraElton Panamby, le corps apparaît comme reprise d’un territoire impropre à la mémoire. Conservant ce que les réformes urbaines veulent faire oublier, il se fait enterrer pour mieux faire émerger les processus d’occultation ainsi que de nouvelles cicatrices, en quelque sorte des points de suture entre le passé et aujourd’hui. Dans un processus de recherche et d’écriture de soi-même, le corps saigne. Ce n’est pas un point de vue conciliateur car la destruction a été dévastatrice: dans un appartement en flammes, le drapeau national crie l’infaisabilité de ce projet de nation qui depuis des siècles exproprie toujours les mêmes corps de leurs forces.
Assis sur le trône de sucre – la première production du système esclavagiste et d’enrichissement colonial – ces corps saignent jusqu’à s’effondrer, subissent de nouvelles blessures qui, tout en empêchant l’oubli du passé, créent de nouvelles possibilités au présent. Car, de même que le corps qui saigne se métamorphose, le sang qui coule renouvelle les frontières imposées par la géopolitique coloniale et engendre de nouvelles cartographies par effets d’affects. Le sang alors n’est plus de l’ordre du sacré ou de la souffrance, mais de la contamination et de la création d’autres corps. Corps humains, corps urbains.
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