L’extrême-droite chausse les bottes de Strasbourg
En juin, auront lieu les élections du Parlement européen. Cinq mois avant cette échéance, on nous rebat les oreilles de sondages plaçant en France la liste Rassemblement National largement devant les formations gouvernementales, les Républicains en déconfiture et la gauche divisée as usual avec un LFI grognon et marginalisé, un PC et des Verts sur la défensive et une honorables candidature de témoignage de Raphaël Glucksmann avec ce qui reste du PS historique. Il est à craindre, comme dans le reste de l’Europe, que faute de mobilisation des Européens fédéralistes, l’extrême droite qui veut revenir à l’Europe des Nations de Charles de Gaulle, comme si les traités de Maastricht et de Lisbonne n’avaient jamais existé, cherche à faire de cette échéance la première marche vers l’Élysée de Marine Le Pen en 2027. Comme ailleurs en Italie, en Hollande, en Allemagne, en Espagne et jusqu’en Finlande, les droites sont affligées d’un strabisme convergent qui fait de l’Europe la responsable de tous les maux. Cette deuxième vague populiste compte bien bénéficier d’un ressac trumpiste, d’une lassitude de la guerre d’usure en Ukraine, du risque de débordement du conflit israélo-palestinien en face à face direct avec l’Iran. Elle voudrait dominer avec 40 % de suffrages exprimés par un nombre ridicule de votants au scrutin.
Comme Trump aux États-Unis, les populistes européens n’ont pas gagné jusqu’ici par leur faculté de rassembler une véritable majorité, soit plus de la moitié du corps électoral, mais en raison de la démobilisation des électeurs en face d’eux et des fragilités des gouvernements de coalition, soit dans la négociation d’un programme, soit dans sa mise en œuvre. Ils flattent toutes les formes de mécontentement diffus, des Gilets jaunes aux convois d’agriculteurs. Ils surfent sur un sentiment de peur de l’avenir, du vieillissement, du « grand remplacement » par des flux d’immigration pourtant moins nombreux que dans les années 1970-1990. Leur programme national et à fortiori européen tient plus du mirage que d’un contrat de gouvernement. Voilà sans doute pourquoi l’extrême-droite éclate en plusieurs tendances, par exemple au Parlement européen. Elle peine à former une coalition avec les conservateurs et quand elle passe au pouvoir en Italie, elle n’applique plus grand-chose de qu’elle a annoncé, ou en Pologne ne reste pas longtemps en place. De fait, on ne voit pas ce qui différencierait sensiblement le RN français de ses acolytes européens, voire américains.
Dans le cadre européen des élections d’un parlement au suffrage universel direct, à la proportionnelle à un seul tour, donc moins tordu qu’un mode de scrutin majoritaire à deux tours, mais sans vote obligatoire comme en Belgique, le résultat dépendra fortement de la participation électorale en juin 2024, et de la perception ou pas d’enjeux majeurs.
Les élections européennes ne peuvent voir revenir le peuple européen aux urnes que sur la base d’un programme de démocratisation par en bas de la société, d’objectifs résolument écologiques mais aussi d’un récit raisonné et partageable de la construction en cours du pouvoir fédéral, phénomène prodigieux et largement sous-estimé quand il n’est pas purement et simplement ignoré.
Sans récit européen à élaborer d’urgence, l’institution européenne, sans doute l’une des plus démocratiques et des plus ambitieuses de l’époque moderne, ne suscite aucun attrait. La sensibilité des gens qui se sentent laissés pour compte ou méprisés se rabat sur les restes patrimoniaux des monuments de l’État-Nation et des modes de vie d’une ruralité en trompe l’œil.
Pourtant rien n’est plus illusoire que cette vision. Le niveau politique européen devient de plus en plus important, alors l’impuissance des États membres qui composent l’Union s’étale. C’est visible y compris dans le domaine qui faisait son orgueil, celui de la PAC (Politique agricole commune) lancée dès avant 1992 : la montée des impératifs écologiques, la limite d’accords de libre-échange avec l’Amérique Latine, ou avec les pays du Pacifique Sud, la sur-transposition des règles adoptées en matière d’environnement ont mis les tracteurs dans la rue en France comme en Allemagne. 60 % du revenu des agriculteurs de l’Hexagone, quelle que soit leur disparité, dépend de la PAC. Finalement, Macron a dû aller voir la présidente de la Commission pour trouver matière à compromis avec ses paysans. Un schéma bien intéressant dans lequel les luttes sociales poussent à trouver des solutions de plus en plus fédérales. Depuis le Brexit et son échec, les ressorts centripètes sont plus forts que les dynamiques centrifuges. Le Rassemblement National lui-même a abandonné le Frexit d’Asselineau. Il ne faut donc pas être obnubilé par la menace de l’extrême-droite, qui en soi est parfaitement subalterne, mais chercher un programme européen de bataille contre les inégalités croissantes de revenu sous toutes leurs formes, donc élaborer un New Deal social et écologique européen, mais par en bas.
L’irrésistible ascension du fédéralisme dans l’Union Européenne
Le Parlement européen joue depuis 1979 le rôle d’un véritable pouvoir législatif. Dans l’état actuel de la constitution réelle de l’ensemble confédéral des traités européens, cet Euro-Parlement partage le pouvoir de contrôle de l’exécutif essentiellement par le vote du budget, dont celui de la PAC, avec le Conseil des chefs de gouvernements des pays membres qui, auparavant, avait toujours le dernier mot. Dorénavant, l’Euro-Parlement partage avec le Conseil des chefs de gouvernement le pouvoir de codécision. Cette montée des pouvoirs du Parlement européen est d’autant plus forte que la règle de l’unanimité au sein du Conseil (donc le droit de veto d’un seul pays, fut-il très petit) pour toutes les décisions importantes menace de le paralyser. Longtemps, la règle de l’unanimité au sein du Conseil (donc le droit de veto) a été considérée par les petits pays, comme les Pays-Bas ou le Danemark, comme un moyen d’échapper au diktat du couple franco-allemand. Après le dernier élargissement à l’Est, le Conseil a fait face à l’opposition hongroise, tchèque, polonaise et slovaque, organisée dans le Groupe de Visegrad. Mais récemment, les opposants les plus récalcitrants, la Pologne avant le retour de Donald Tusk à sa tête, et surtout la Hongrie, ont été contraints de céder à la majorité du Conseil sur la question de leur réforme des autorités judiciaires (point clé d’une involution illibérale des démocraties parlementaires représentatives) s’ils voulaient accéder aux fonds du plan de relance économique. Autre exemple : Viktor Orban, pour recevoir les 13 milliards d’euros auxquels son pays peut prétendre, s’est éclipsé de la réunion du Conseil qui votait l’aide à l’Ukraine « pour aller prendre un café » et ne pas à avoir à voter ni à opposer son droit de veto.
Il faut ajouter une étape constitutionnelle décisive : la validation par la Cour de Luxembourg, cour suprême de l’Union, du financement par la Commission du plan de relance post-Covid en empruntant de façon co-responsable et non sur une base purement nationale. La Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe avait commencé par contester ce dispositif comme contraire à l’intérêt des contribuables allemands auprès de la Cour de Luxembourg. Elle a été sèchement déboutée par cette même Cour. Des pas absolument décisifs ont été faits en direction d’un Trésor européen, d’une politique budgétaire véritablement fédérale. C’est une révolution aussi importante que l’abandon par l’Allemagne des limites constitutionnelles qui bornaient son armée à une pure force d’auto-défense tout comme l’adoption d’un budget de réarmement de 100 milliards d’euros.
Comprenons pleinement que l’Europe a franchi des étapes cruciales d’un fédéralisme croissant de ses mécanismes décisionnels (ce fameux moment Hamiltonien qu’avaient connu les États-Unis d’Amérique). Elle l’a fait, comme toujours, sous la pression de circonstances exceptionnelles. Les crises financières ont produit la création de l’euro, de la Banque Centrale de l’Union ; la crise de la dette grecque nous a fait passer de la politique d’austérité de Schauble à un fonctionnement non conventionnel de la création monétaire. La crise du Covid et la « suspension de l’économie » a relégué au second rang les critères de Maastricht (déficit budgétaire limité à 3 % du PIB, endettement d’un pays membre limité à 60 % du PIB).
C’est dans ce cadre que s’est produit le choc inouï de la guerre d’Ukraine, et une prise de conscience de la faiblesse insigne de l’Europe.
L’Europe face au tournant de la guerre comme menace perpétuelle
Un petit semestre avant le 22 février 2022, le Président de notre République avait déclaré l’Otan « en état de mort cérébrale ». Tout le monde avait commenté le relent gaulliste très « Quai d’Orsay » de cette sortie. Mais personne en Europe, y compris dans les Services dits de renseignements, sauf peut-être les Britanniques, ne pariait un kopeck sur une invasion par Poutine de l’Ukraine (pourtant en guerre de basse intensité dans le Donbass depuis la révolte de Maïdan suivie de l’annexion de la Crimée).
Les trois mois qui suivirent l’invasion de l’Ukraine virent un réajustement radical des perspectives. Les ex-pays de l’Est qui portent encore les stigmates des diverses invasions des troupe russes (Allemagne de l’Est en 1953, Hongrie en 1956, Tchécoslovaquie en 1968) au nom de la doctrine la « souveraineté limitée », et donc très réticents sur le caractère supranational de l’Union européenne, triomphèrent, rejoints par les Pays Baltes, la Finlande et la Suède : « On vous l’avait bien dit : on ne peut pas faire confiance à la Russie ». Il y avait eu l’alerte de la Géorgie, de l’Arménie, et le putsch de l’annexion de la Crimée. Who’s next ? Moldavie ? Lettonie ? Arménie ?
À cette douloureuse faiblesse d’une Union européenne championne de la paix perpétuelle et du marché libre de la mondialisation heureuse, vint très vite s’ajouter un second constat, plus palpable. Une vraie guerre et pas des escarmouches post et péri coloniales, avec des corps expéditionnaires très limités de soldats de métier, projetés en Afrique, requiert des missiles, des drones, des chars, des canons, des avions, des couvertures satellite, de l’électronique, des choses aussi vulgaires que de la poudre et des armes produits en masse. On s’aperçoit que tout cela se trouve en quantité cosmétique, à quelques dizaines d’exemplaires, que les effectifs mobilisables ont fondu, qu’il n’y a plus de service militaire. L’effet Covid-19 avait montré que pour la fabrication de masques, la chimie fine fabriquant des vaccins et des médicaments courants, l’Europe était dépendante. L’effet Ukraine souligne la faiblesse de la filière militaro-industrielle : les armes disponibles en quantité honorable sont dépendantes de l’industrie américaine (jusque dans leur usage qui requiert l’autorisation de Washington). Quant à la France, fidèle à sa spécialisation dans les industries du luxe, elle livre de canons césars au compte-goutte puisqu’elle-même n’en dispose que de quelques dizaines. Bref, l’Union européenne est un nain militaire en dehors de l’OTAN où rien ne se fait, et rien ne se finance sérieusement sans les États-Unis. Cela conforte les pays du flanc Nord-Est de l’Europe à compter sur Washington pour se fournir en matériel, et dissuader l’ogre russe. Ceci au moment précis où depuis la première présidence de Trump, les États-Unis rechignent à porter le gros du fardeau de la défense. La réouverture d’une guerre israélo-palestinienne n’arrange rien, on s’en doute.
La question d’une défense européenne, distincte de l’OTAN, vient frapper à la porte comme jamais cela n’avait été le cas depuis l’échec de la formation de Communauté européenne de défense (1950-1954).
L’atmosphère déprimante d’un possible déclin européen
Militairement, l’Union européenne s’est retrouvée dans un rôle largement subalterne par rapport au leadership américain. Diplomatiquement, son représentant en politique étrangère, J. Borell, a donné de la voix plusieurs fois. Une voix écoutée poliment, c’est tout. La France, très diserte quant à elle, n’a pas entraîné le Sud et particulièrement le Sud du continent africain (son pré carré post colonial), d’autant qu’elle subissait un revers cuisant de l’opération Barcane dans les pays du Sahel. Mais ce n’est pas cette question qui préoccupe Bruxelles. Plusieurs commissaires, dont Thierry Breton, un français mais un européen convaincu, ont attiré l’attention sur un fossé grandissant qui se creuse depuis 2020 entre les États-Unis d’Amérique et l’Union européenne. En termes de croissance du PNB, du PNB par tête, de plein emploi, de maîtrise de l’inflation, de leadership dans les industries de haute technologie, de puissance des géants de l’ère numérique, de réarmement industriel, d’investissement, de ressources énergétiques, les États-Unis ont repris nettement la course en tête. La présidence Biden n’a pas été somnolente. Trump avait mobilisé les régions ouvrières de la ceinture de rouille (Rust Belt) déclassées par la mondialisation, puisant dans le Middle West rural, des classes moyennes du Texas et de la Floride qui se sentent déclassées par les nouvelles immigrations d’Amérique Latine ou de l’Asie. Biden a en revanche été élu par les femmes menacées par un programme réactionnaire contre l’avortement, mené depuis la Cour suprême, par les secondes générations d’immigrants, par les Noirs qui ne votaient plus. Mais il a surtout enclenché, au sortir de la Covid, un énorme programme d’investissement dans la recherche technologique, dans la réindustrialisation (particulièrement dans les composants électroniques), mais aussi dans un programme nettement écologique, accompagné de subventions pour les entreprises venant s’installer aux États-Unis. Le tout repose sur une énergie bon marché largement tirée des ressources propres, de l’Alaska au Texas. Le but poursuivi est de distancier la Chine conçue comme le rival stratégique ; mais au passage, il ne ménage pas l’Europe. Ce New Deal qui n’a pas dit son nom a fonctionné fort bien sur la reprise d’un taux de croissance rapide, un retour des actifs sur le marché du travail. Tout ce programme est financé par un déficit budgétaire énorme (510 milliards de dollars, 123 % du PIB en 2023) et un montant global de la dette américaine (31 400 milliards de dollars) qui dépasse les PIB combinés de la Chine, du Japon, de l’Allemagne, de la France et du Royaume-Uni1. Ce déficit et cette dette ne sont pas une marche vers l’insolvabilité.
Le contraste avec l’atmosphère de retour à l’austérité budgétaire « à l’allemande », après les moyens non conventionnels de la Banque Centrale européenne et une politique de taux d’intérêt élevé, risque fort d’empêcher l’Union européenne de répondre au défi américain. Au passage, ceux qui mettent tous leurs espoirs dans une relance par l’industrie de guerre se trompent lourdement, à peu près autant que Poutine en Russie qui a répondu aux sanctions économiques en lançant la production de canons et de chars des années 1980.
Une réponse au nouveau défi américain
Car la réponse européenne aux défis multiples du retour de la guerre ne peut pas consister dans des déclarations bellicistes tournant vite à des rodomontades, ni dans un pacifisme de déni tant de la menace russe que d’un effacement européen assez plausible si rien n’intervient sur les clés d’une transformation économique sévère : troisième vague de la numérisation avec la production de langage assistée par l’intelligence artificielle, redéfinition de l’activité humaine dans un sens écologique et social, bref la pollinisation plutôt que l’extraction de miel. Autre clé : la réponse à l’urgence du réchauffement climatique par une transformation sans précédent du mode de production à côté de quoi le socialisme réalisé ou ayant réellement existé n’est que de la poudre de perlimpinpin. Nous savons que la pollinisation et le respect du vivant impliquent une démocratisation à un niveau jamais vu, la prise en compte de l’éducation, du soin des personnes, de la productivité sociale du travail et non plus de la performance individuelle. Que le déclassement de ce que l’on appelle le travail dépendant directement d’un employeur ou du travail dit indépendant, est tellement profond que les réponses en termes de disciplinarisation du marché du travail, du vieil emploi, sont absurdes, humiliantes, désespérantes et surtout improductives. Les assurances sociales du capitalisme industriel, l’État providence ont été la réponse de l’État-Nation il y a plus d’un siècle. Il appartient à l’Europe d’inventer un nouvel état de bien-être en expérimentant un revenu universel, comme outil de lutte contre la pauvreté, la discrimination, le sexisme, comme aide réelle à la transition écologique.
Sans revenu universel, il ne pourra pas y avoir cette mobilisation, ce réarmement démocratique dont le système fédéral européen a besoin.
Les réponses nationales que certains États membre de l’Union européenne commencent à mettre en avant, comme la mobilisation civique, le service national militaire, l’éducation civique, tout comme une « réindustrialisation » répétant la guerre de 14-18, ou le recours à une grande milice spécialisée que deviendrait une OTAN européanisée ou dés-américanisée, sont dramatiquement insuffisantes et risquent de finir dans le verbiage impuissant ou l’autoritarisme à la russe.
Conjurer le spectre de l’échec de la Communauté Européenne de défense en août 1954
Avec le déclenchement de la guerre de Corée en 1950, les Européens cherchaient à sortir du désastre. Les hommes politiques les plus lucides pensaient à éviter le retour d’une troisième guerre mondiale. Fallait-il réunir les États de façon bilatérale comme l’avaient tenté G. Stresemann et A. Briand en 1929 ? Fallait-il réunir l’ensemble des pays de l’Europe Occidentale (donc pas ceux occupés par l’URSS) dans un projet de développement économique commun conduit par une autorité supranationale, la Communauté européenne charbon acier (CECA) créée en 1950-51 sous la direction intégrée de l’OTAN comme le pensaient Robert Schuman, Jean Monnet, ses deux promoteurs ? Cette organisation va devenir en 1957 la Communauté économique européenne et la Communauté économique européenne de l’énergie ou Euratom. C’est cette option qui l’emporte. L’OTAN constitue son bouclier. Mais en 1950, la guerre de Corée pose la question de la sécurité européenne face à l’URSS et dès le 24 octobre 1950 le Plan Pleven associe l’Allemagne qui alors n’est pas membre de l’OTAN dans cette structure militaire que les Américains veulent voir renforcer l’alliance atlantique. La CED, Communauté européenne de défense, une initiative française promue par Monnet puis Schuman qui s’y rallie, n’est pas au départ l’embryon d’un pouvoir supranational. Henri Frenay et Altiero Spinelli membres du Parti de l’UEF (Union européenne des fédéralistes), avec l’aide d’Alcide de Gaspari et de Paul Henri Spaak, greffent sur le traité qui doit être ratifié d’abord par l’assemblée nationale française, l’article 38 qui prévoit que l’assemblée de contrôle de la future CED recevra un mandat à caractère constituant et transformera ainsi l’instance technique et économique de la CECA en instance politique pouvant élaborer un organe politique européen fédéral donc supranational2. C’était bien pensé. Mais à l’Assemblée Nationale française, les forces placées aux deux extrêmes de l’hémicycle, à gauche (le Parti communiste très puissant) et à droite le RPF, parti gaulliste, vont unir leurs voix pour rejeter le traité. Le Parti communiste voit dans la CED un réarmement de l’Allemagne dans une alliance dirigée contre l’URSS. Le parti des gaullistes qui ne sont plus au pouvoir depuis 1950 s’opposent également au réarmement de l’Allemagne mais surtout au caractère supranational et inféodé aux États-Unis de la CECA. L’article 38 cimente les deux extrêmes de l’Assemblée. Et comme le gouvernement Mendès-France cherche surtout à régler la question indochinoise et demeure réticent sur un réarmement allemand, cette première tentative d’armer l’Europe fédérale est tuée dans l’œuf. Les pays de la future Communauté économique européenne, devenue avec le Traité de Rome de 1957 le Marché commun, sont très déçus. Monnet et Schuman en concluront que l’heure n’est surtout pas à un fédéralisme affiché et qu’il faut ruser. La construction de l’unité européenne doit passer par l’économique, donc par le marché et ses principes. Et lorsque l’effet unificateur de la communauté économique, y compris dans la création de la Cour de Luxembourg, une vraie Cour Suprême supranationale, s’opère dans les années 1960, le gaullisme triomphant tente de contrebalancer le tropisme fédéraliste dans le fonctionnement des institutions européennes par un confédéralisme affiché où les États membres restent souverains, libres au demeurant de quitter le projet européen si leurs intérêts nationaux leur paraissent menacés. L’Europe doit être l’Europe des Nations, alors que les fédéralistes veulent dépasser en fait l’État-Nation et ratifier ces transformations jugées irréversibles. Sur le plan militaire, l’appartenance de la France à l’OTAN n’est acceptée que si elle ne menace pas son indépendance et la force de frappe nucléaire. Si bien qu’en 1966 de Gaulle sort la France du commandement intégrée de l’organisation militaire qui déménage à Bruxelles. La France ne regagnera ce commandement militaire intégré que sous la Présidence Sarkozy.
Et maintenant, la défense de l’Europe ?
La question d’une unification militaire de l’Europe sous une autorité politique supranationale et fédérale se pose à nouveau pour deux raisons.
La première est l’intégration toujours plus forte du niveau communautaire obtenu par Jacques Delors avec la transformation de la Communauté économique européenne en Union européenne (Maastricht), l’édification d’une monnaie commune l’Euro, d’une banque centrale, et désormais d’un Trésor européen, d’une dette fédérale. On remarquera que comme les pères fondateurs, J. Delors évite soigneusement de parler d’unification supranationale des forces de défense, même lorsque l’entrée du Royaume-Uni permet une collaboration (Traité de Défense) entre les deux puissances nucléaires de l’Europe. L’existence de l’OTAN qui vivote en l’absence de conflits majeurs facilite paradoxalement la dissimulation de la mue fédéraliste de l’Union européenne. Mais dès qu’un conflit redonne du service à l’OTAN comme la guerre de Yougoslavie qui dure dix ans et fait éclater les Balkans, la question d’une position unifiée des États membres de l’Union et la question fédéraliste se repose. Avec la peur pour les fédéralistes de sortir trop tôt du bois et de se payer vingt ans de régression par un rejet d’un saut fédéral définitif de la part de ceux qui veulent, comme Marine Le Pen, revenir à l’Europe des Nations, c’est-à-dire à une confédération molle.
Le deuxième facteur qui nous ramène au moment du projet avorté de la CED, c’est la guerre d’Ukraine et la prise de conscience de la menace russe dans la longue durée. Le meilleur allié d’une solution faisant pencher définitivement l’Union européenne vers une puissance fédérale dotée d’une force militaire intégrée est la persistance de la guerre en Ukraine et l’incertitude américaine sur l’OTAN qui va croître jusqu’aux élections américaines. Aucun État membre de l’Union, y compris la France, seule détentrice de l’arme nucléaire, ne peut construire seul ce réarmement autant stratégique que technique. Dans un cadre confédéral, il paraît exclu que la France partage le doigt sur le bouton nucléaire avec autre chose qu’un pouvoir fédéral européen souverain.
L’accélération des procédures d’adhésion à l’Union de la part des États menacés par la Russie parce que voulant précisément partager notre destin commun, la création de la Communauté politique européenne montre que la situation est ouverte. Donc sur le meilleur ou le plus raisonnable plutôt que sur l’apocalypse à petit frais ou grands frais. Comme il vous plaira. Voilà qui devrait raviver l’intérêt pour les élections de juin à l’Euro Parlement.
1Voir Le Monde, Paul Simko et Richard Smith, 3 novembre 2023.
2On se reportera au dossier « Les leçons de l’échec de la Communauté Européenne de Défense » no 395, hiver 2022, de la revue L’Europe en Formation, particulièrement à l’article de Robert Belot, p. 19‑42.
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