La notion de « rétablissement », traduction française de l’anglais recovery, est née dans les années 1980 et 1990 aux États-Unis à l’initiative du mouvement des survivant·es et (ex-)usager·es de la psychiatrie. Si elle désigne en premier lieu le fait, pour les personnes psychiatrisées, de revendiquer leur capacité à aller mieux en définissant par elles-mêmes leurs besoins et les moyens d’action permettant d’y répondre, elle renvoie désormais également à un modèle de soins institutionnalisé.
Réapproprié par certain·es professionnel·les de la psychiatrie au cours des dernières décennies, le rétablissement fait aujourd’hui figure de paradigme novateur et porteur d’espoir pour toute une génération de patient·es et de soignant·es1. Emma Beetlestone, qui travaille aujourd’hui à l’Assistance Publique des Hôpitaux de Marseille, au sein d’équipes mobiles en psychiatrie et d’accompagnement en milieu ordinaire, défend cette démarche. Pour elle, il s’agit « de basculer d’un modèle de soins en psychiatrie centré sur l’hospitalisation vers un modèle plus ambulatoire, même lors d’épisodes très aigus. L’hospitalisation ne devrait pas être la solution par défaut, car cela conduit à des situations où des personnes qui ont besoin de se poser ou de se rassurer côtoient des patients en soin très aigus 2. » Dans cette approche, le rétablissement suppose donc un accompagnement non médicalisé, chez les personnes elles-mêmes.
Mais cela change-t-il vraiment la donne ? Quelle place est encore faite à l’entraide et à l’auto-détermination quand les institutions psychiatriques dirigent les opérations ? Qu’y a-t-il vraiment derrière les termes que la nouvelle psychiatrie emprunte aux militant·es qui ont lutté contre son emprise ? Dialogue entre deux points de vue que d’aucun·es jugeront contradictoires… ou complémentaires.
Ariel : Le terme « rétablissement » sous-entend qu’il ne s’agit plus, pour les principales concernées, de « guérir », mais de « se rétablir ». L’inégalité de statut, donc de reconnaissance, subsiste entre la soignante et la personne supposée avoir des troubles de santé mentale. Car l’un est « établi », alors que l’autre doit tout de même « se rétablir ». Il n’en reste pas moins, qu’au regard de la médicalisation à outrance et de la situation tragique des établissements dits de santé mentale en France et dans le monde, j’y vois un progrès.
Léna : Je comprends que l’on puisse se dire que c’est un progrès, et dans l’absolu, c’en est un, en tous cas au sens d’un décloisonnement et de la sortie d’une forme de condition asilaire toujours présente, quoi qu’on en dise. Néanmoins je crois que la question à se poser est : Pour qui est-ce un progrès ? Car pour nous, survivant·es de la psychiatrie, c’est − une fois encore − en premier lieu une histoire de captation de nos luttes, de réappropriation et d’invisibilisation. Les camarades nord-américain·es ont milité pour faire valoir leur droit à l’auto-détermination, pour dire « par nous-mêmes pour nous-mêmes », et voilà qu’on y a réintroduit des tiers, des médiateur·ices autoproclamé·es que sont les psychiatres. C’est normal que certain·es d’entre nous soient en colère. Je crois qu’il est question ici de pouvoir bien plus que de soin, tu ne crois pas ?
Ariel : Le problème, c’est qu’il s’agit à la fois d’un enjeu de soin et d’un enjeu de pouvoir, et que ces deux dimensions existent de façons différentes voire opposées selon les personnes concernées, plus ou moins proches ou éloignées de l’Institution. Les témoignages que j’ai lus, les soignant·es et les pair-aidant·es avec lesquels j’ai discuté ne parlaient pas de pouvoir, mais d’écoute de l’autre, de capacité de réponse à un mal-être, à une crise, à une dépression sans passer par l’hôpital, ses mécanismes aveugles et ses logiques de prison. Mieux, j’ai souvent eu le sentiment que ces professionnel·les-là se battaient contre l’Institution, tout en devant il est vrai composer avec elle. Le progrès qu’incarne la notion de rétablissement est de l’ordre du soin. Il est trop souvent récupéré par des gens de pouvoir. Il ne remet pas suffisamment en cause leurs dégâts, ce qui supposerait un engagement politique. Ce progrès s’avère donc partiel et bricolé dans un monde chaotique, pourri par des hiérarchies faisandées et des administrations surplombantes. Mais il est indéniable.
Léna : Selon moi, il est impossible d’envisager le soin en dehors du champ politique ; le soin est intrinsèquement politique. Il n’y a pas une volonté de soigner pure et égalitaire, qui serait détournée ou salie par des ambitions de pouvoir. Il y a une institution écrasante qui s’est accaparée le monopole du soin à l’autre et qui, même lorsqu’elle est portée par des individus ayant le souhait de bien faire, s’inscrit dans un continuum validiste. Je comprends lorsque tu dis que des usager·es sont ravi·es de cette évolution, et je comprends même très bien pourquoi. Mais est-ce que cela n’a pas pour effet délétère d’empêcher le déploiement d’alternatives davantage fondées sur l’autonomie ? À ce jour les collectifs communautaires autogérés existent et s’organisent, mais soyons clair·es, nous n’avons pas encore la densité nécessaire pour nous imposer comme une alternative forte et considérée comme légitime. Aujourd’hui, il y a la psychiatrie, point. C’est tout. Alors bien sûr que lorsqu’elle évolue (ou disons plutôt se reconfigure) beaucoup de psychiatrisé·es adhèrent à ce changement. La plupart ne savent même pas qu’un autre soin est possible.
Ariel : Je pense au contraire que de plus en plus de psychiatres, de soignant·es réalisent qu’un autre soin est possible, et ce grâce à la pratique du rétablissement et surtout au travail avec des pair-aidant·es, ayant vécu ce que vivent les dits patients. La pair-aidance n’est qu’un premier pas, mais crucial. Car la prise en compte, mieux la responsabilité accordée dans l’accompagnement à des personnes ayant été elles-mêmes touchées aux tréfonds de leur corps par ce qu’on appelle faute de mieux la maladie mentale reste l’une des seules façons de traiter des problèmes d’une infinie diversité. Quel est le handicap constaté ou trop souvent à peine supposé ? Faut-il prendre en considération une dimension d’âge ou de pathologie lourde ? Est-il possible de s’appuyer sur des proches aidants, en plus de potentiels pairs-aidants ? Jamais ces questions ne peuvent se satisfaire de réponses strictement médicales, uniformes, mécaniques, voire carcérales. En la matière, il n’existe que des cas spécifiques, graves ou moins graves, et qui devraient à l’idéal être débarrassés de tout rapport à la norme − comme si tous et toutes devaient être inclus dans le même moule global et décérébrant. Le rétablissement et plus encore la pair-aidance contribuent vaille que vaille à résoudre un enjeu de soin parfois viscéral. En revanche, je suis totalement d’accord avec toi pour affirmer qu’aller plus loin et s’extraire réellement du système que nous dénonçons tous·tes deux suppose une prise de conscience et un renversement politiques assumés comme tels.
Léna : La question de la pair-aidance, qui est consubstantielle du rétablissement, s’inscrit pour moi dans ce même cadre de réflexion. D’une certaine façon (institutionnelle), c’est en effet une sacrée ouverture, et surtout une opportunité de reconnaissance, de professionnalisation, et de stabilité économique pour beaucoup d’ex-usager·es. Ça fait sens bien sûr, et il est évident que les bénéfices sont immenses. C’est bien pour ça que la santé communautaire existe, et surtout existait bien avant son institutionnalisation ! Tout comme le rétablissement, la pair-aidance, c’est devenu un label, sanctionné par un diplôme, et devant s’inscrire dans des missions bien précises. Or, je peux te dire que personne n’avait attendu un cadre réglementaire pour s’entraider.
Un des résultats notable et critiquable, c’est que ce tour de force permet aussi de stigmatiser les initiatives d’auto-organisation, la pair-aidance nous étant proposée comme le meilleur (voir l’unique) moyen de « mettre à profit » le seul savoir que nous aurions : « l’expérientiel ». Dans la formation dédiée, tout le champ théorique/clinique/médical reste celui des soignant·es, et cette partie est obligatoire. Ma position, comme celle des camarades fols antipsy3, c’est la revendication d’un savoir pluriel, non cantonné à la seule fonction testimoniale. Nous pouvons aussi produire de la théorie, forger des concepts, repenser le soin, formuler d’autres souhaits et projets d’organisation politique. Mais alors nous ne serions plus des subalternes « inclu·es » mais un contre-pouvoir, et je reste convaincue que tout l’enjeu réside bien ici.
1Le rétablissement tout comme la pair-aidance ne concernent plus uniquement le champ psychiatrique, et il existe désormais des médiateur·ices de santé pair·e (autre nom possible de la pair-aidance) intervenants auprès de patient·es atteint·es d’un cancer, ou d’une maladie chronique par exemple.
2Voir l’interview d’Emma Beetlestone par Chrystèle Bazin, « Sortir d’un modèle centré sur les soins psychiatriques », soildarum.org, janvier 2023.
3Fol est l’adjectif épicène pour folle/fou, que les activistes survivant·es de la psychiatrie emploient pour s’auto-désigner. Il s’agit, en se réappropriant l’usage du terme, de rappeler que la folie ne dit rien de ce que nous sommes, mais précise le regard que la société porte sur nous. Si être fol c’est vivre avec des voix, ne pas sentir de frontières à son corps, avoir des humeurs inconstantes ou aucun sentiment d’unité alors oui, indéniablement nous le sommes. Et comme le rappelle avec son tranchant légendaire maon camarade et ami·e Dandelion, être fier·e d’être fol ne signifie pas forcément aimer l’être (« Faut-il être fier d’être fol ? », mxdandelion.medium.com, 21 juillet 2021).