82. Multitudes 82. Printemps 2021
Hors-champ 82.

La révolution poursuivie par la fuite

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Guy Debord présente très tôt l’attente révolutionnaire comme une nostalgie de la classe bourgeoise1. Marx, affirme-t-il, ne remet jamais en cause la pertinence d’un modèle qu’il se contente d’appliquer tel quel au XIXe siècle : « Toute l’insuffisance théorique dans la défense scientifique de la révolution prolétarienne peut être ramenée […] à une identification du prolétariat à la bourgeoisie du point de vue de la saisie révolutionnaire du pouvoir2 ». Dans le cadre du capitalisme industriel, cela revient plus ou moins à souhaiter la répétition du même processus sans ses retombées négatives. Un peu plus tard, c’est Weil qui formulera les critiques les plus sévères de sa théorie : « La grande erreur des marxistes et de tout le XIXe siècle a été de croire qu’en marchant tout droit devant soi, on a monté dans les airs » ; ou dans une version plus directe : « La Révolution, c’est l’opium du peuple3 ». On peut donc s’interroger sur la viabilité d’un modèle qui continue parfois à être brandi comme la forme canonique du changement social. Les rapides recompositions du paysage politique des dernières années, couplées à l’émergence du capital mondial et financier, brouillent à la fois les frontières entre les classes et les traits de l’ennemi commun contre lequel il faudrait lutter. Finie la figure rassurante du patron d’usine uniquement motivé par la cupidité ou l’appât du gain : le néolibéralisme ressemble plutôt à l’hydre mythologique dont la menace redouble à chacune des têtes coupées, tirant sa force de la violence qu’on lui inflige. Il semble donc que l’une des tâches actuelles de la critique soit de théoriser un modèle de résistance propre au contexte apocalyptique du XXIe  siècle, aussi bien en accord avec l’armature technologique et autoritaire de l’Empire qu’avec ses potentialités internes de contre-pouvoir4. Parmi elles, nous voudrions évoquer celle de la fuite : la stratégie peut-être la mieux adaptée à la carcéralisation du monde.

Quelques remarques sur  la  société fermée

Si la fuite paraît a priori appartenir au répertoire du faible, pour ne pas dire à celui du lâche refusant d’affronter avec courage la mort sur le champ de bataille, c’est parce qu’elle s’oppose à la nature profondément carcérale de l’institution. Interdite à l’école, punie en prison et condamnée à mort par l’Armée, la fuite forme le contrepoint de ce qu’on pourrait nommer la modernité carcérale. Les vagabonds et les mendiants sont par exemple les premières cibles de la réforme pénale qui prend place en France au XVIIIe siècle. Le lexique qui commence alors à les désigner –  « insectes », « troupes ennemies »  – n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’idéologie beaucoup plus récente du parasitisme social5. Foucault relève l’une des solutions envisagées à cette époque contre ces « classes dangereuses » : « la battue et la levée en masse », pour permettre l’avènement d’une « société tout entière au travail, qui aurait le droit d’abattre toute personne qui se déplace6 ». Le mouvement, avec sa part d’imprévu, de désordre et d’incontrôlabilité, s’intègre en fait assez mal dans la fixation des richesses voulue par la première révolution industrielle. Fondé sur la dialectique eux/nous, irrationnel/rationnel, et en définitive entre anormal/normal, l’enfermement doit être vu comme l’architecture même du Progrès. Si l’usine reste une des meilleures illustrations de cette grande fermeture, il suffit de jeter le regard outre Atlantique pour s’en convaincre. La conquête de l’Ouest, c’est-à-dire le massacre pensé et organisé des amérindiens au nom de la Providence, instaurera tout au long du XIXe siècle une véritable « politique du barbelé » autorisant le contrôle à grande échelle des corps sur tout le territoire7. La rationalité croissante de la science et des techniques finira d’obscurcir la frontière entre élimination physique et aménagement du territoire : « L’urbanisme, dit Debord, est cette prise de possession de l’environnement naturel et humain par le capitalisme qui, se développant logiquement en domination absolue, peut et doit maintenant refaire la totalité de l’espace comme son propre décor8 ».

Contre l’utopie mondialiste qui promet que « le marché est en passe de réussir là où ont échoué les grands empires et les grandes religions : fusionner l’ensemble des êtres humains dans une communauté globale9», l’« Open Society » ressemble donc beaucoup plus à une société fermée dont la survie passe essentiellement par l’amélioration de techniques carcérales. La colonisation reste bien sûr l’exemple-type de cette « thanatopolitique » qui définit le droit de vie et de mort de catégories entières de la population, mais la spectaculaire réapparition des camps au sein même de la métropole offre un exemple plus proche de cette sinistre réalité10 11. Lorsqu’il n’est pas installé à des fins « humanitaires », ou pour dissimuler les fâcheuses conséquences du non moins humanitaire principe de non-assistance à personne en danger, celui-ci prend les traits de la luxueuse gated community inaccessible au commun des mortels. La ville elle-même tend ainsi à se transformer en superposition d’enclaves surveillées par des milices privées. Tandis que la politique s’efface au profit d’une résolution de problèmes ultrasécuritaire, les leaders de la Silicon Valley défendent purement et simplement la sous-traitance de la cité aux algorithmes de la « smart city 12 ». La raison pour laquelle les « personnes » arrivent à la suite des biens, des capitaux et des services dans les quatre libertés définies par le traité de l’Union Européenne apparaît par conséquent de plus en plus évidente : la circulation est un nouveau privilège de classe.

La crise du Covid  19 a ôté les derniers doutes qui pouvaient planer sur la carcéralisation planétaire, rebaptisée « confinement » pour l’occasion. Souligner son exceptionnalité, comme n’ont pas manqué de le faire les médias ces derniers mois, offre disons-le l’avantage de renier complètement la dynamique de la mondialisation depuis ses débuts. La théorie postmoderne entérinait dès les années 90 qu’il n’existait plus de « dehors », c’est-à-dire que le capitalisme avait d’ores-et-déjà englobé tout l’espace disponible13. Tout, de la destruction rationnelle de la Nature aux circuits touristiques en passant par la célébration post-mortem du « terroir », laissait en fait présager l’assignement à résidence permanent dans les sociétés post-industrielles. Au niveau international, la chute de l’URSS aura de son côté sonné le glas du dernier archipel –  lui-même rempli de goulags…  – extérieur à l’économie de marché. Mais peut-être qu’un détour par la science-fiction serait ici plus utile que l’analyse géopolitique : la mégapole crasseuse et saturée de Blade Runner, la ville digitale de Dark City ou encore celle contrôlée par les machines de Matrix renvoient toutes d’une manière ou d’une autre au même motif de l’emprisonnement urbain. La conspiration forme le contrepoint cinématographique de cette clôture progressive du monde14. On ne doit donc pas voir un hasard dans le fait que la dystopie dépeigne depuis les années 80 un étouffement généralisé, métaphysique, symbole d’un imaginaire intégralement frappé du sceau de l’enfermement. À ce titre, le confinement peut être vu comme une étape nécessaire de l’incarcération.

Celui-ci n’est pas seulement une réalité géographique, mais cognitive. Il faut voir la difficulté à élaborer une réelle alternative politique comme l’une des propriétés majeures du capitalisme tardif. L’immersion continue dans la mondialisation néolibérale complique considérablement le processus de réflexion pour en sortir, aboutissant à un recul des utopies. « Nous sentons confusément que, tant la résistance et la guérilla culturelles sous forme de contrecultures ponctuelles et locales que les interventions ouvertement politiques […] sont toutes subtilement désarmées et réabsorbées par un système dont elles feraient elles-mêmes partie parce qu’elles ne peuvent garder aucune distance avec lui15 ». Le postmodernisme, qui excelle véritablement lorsqu’il s’agit d’inscrire les nouveaux rapports de domination dans le ciel des idées, utilise les termes d’« hybridation » ou de « contamination » pour évoquer cette expansion géographique et mentale du même. Historiquement, le culte de « l’authenticité » aura ainsi plus ou moins correspondu avec sa disparition presque complète. Au fond, le développement de la culture mondiale va de pair avec la destruction de cette distance qui permettrait de penser d’autres modes de vie. « L’économie transforme le monde, ajoute Debord, mais elle  le transforme  seulement en monde de l’économie16 ».

Occupy Wall Street, Occupy London et Nuit Debout auront d’ailleurs moins traduit l’essor d’une résistance internationale qu’un vrai problème à penser d’autres pratiques que la désobéissance civile ou la non-violence. La durée de vie éphémère de ces mouvements ainsi que leurs conséquences politiques plus que limitées amène à y voir des actions relevant du symbole plutôt qu’une lutte à long terme. Une critique un peu sévère consisterait à dire que le « mouvement social » ne fait rien d’autre que refléter au niveau de l’opposition la croyance néolibérale selon laquelle le pouvoir se trouverait hors de l’État17. « De même que [la société] présente les pseudo-biens à convoiter, de même elle offre aux révolutionnaires locaux les faux modèles de révolution18 ». S’il faut relativiser le point de vue médiatique et prendre en compte l’expérience militante vécue sur le terrain, difficile de rester complètement insensible à la présentation des Gilets Jaunes comme autant d’actes « révolutionnaires » diffusés tous les samedis après-midi sur les chaines d’information19. La colère des masses, pas plus que les inégalités ou la lutte pour l’environnement, ne parviennent à échapper à la loi d’une marchandisation qui passe de plus en plus par un recalibrage systématique des affects négatifs en pièce de théâtre.  L’impératif de visibilité donne alors naissance à des clusters de contestation sans lendemain ; l’imaginaire politique, à une sorte de simulacre permanent.

Le glissement des débats sur la redistribution vers l’identité porte de son côté l’empreinte d’une « Troisième Voie » spécialisée dans la cooptation économique20. Il ne s’agit pas ici de nier les demandes bien compréhensibles de subjectivité et d’autonomie, mais de montrer que les « identity politics » relèvent le plus souvent d’un choix libéral par défaut consistant à se transformer soi-même plutôt qu’à transformer  le monde. On peut d’ailleurs s’interroger sur la dimension subversive de l’identité : est-elle vraiment contestatrice dans un univers ou le contrôle social repose intégralement sur la définition, l’assignation puis la hiérarchisation de ces mêmes identités entre elles21 ? En d’autres termes, la création de « nouveaux » sujets ne paraît pas du tout contradictoire avec celle de l’assujettissement22. Il y a même un paradoxe étrange, pour ne pas dire troublant, dans le fait que le panoptique (pouvoir être vu à tout instant) soit passé dans l’inconscient collectif de nec-plus-ultra de l’enfermement et de la surveillance à une étape obligatoire de l’émancipation23. Le problème devient donc d’anticiper la réflexivité d’un pouvoir au contact duquel la critique se transforme presque immédiatement en récupération « corporate » ou « mainstream24 ». « La trilogie Matrix, disent à ce propos Hardt et Negri, met très bien en scène cette dépendance du pouvoir. La matrice survit en vampirisant l’énergie de millions d’humains en incubation, mais aussi en répondant aux offenses créatrices de Néo, Morphéus et participants de Sion. La Matrice a besoin de nous pour survivre 25 ». C’est peut-être ce lien de plus en plus étroit entre l’individu et le Système qu’il faudrait briser pour parvenir à penser un changement radical des conditions d’existence.

Guide conceptuel de  l’évasion

Un Marx imaginaire, ayant préalablement reconnu le dilemme inextricable posé par les conditions matérielles et historiques, aurait sans doute procédé à une distinction entre deux types de fuite : la fuite « petite-bourgeoise », ou la fuite « authentique ». Sans complètement dénigrer l’une ou l’autre, il faut tenter de voir les avantages spécifiques à ces deux tactiques différentes.

L’option « petite-bourgeoise » prend les traits d’un fantasmatique retour à la Nature. De toutes les oppositions actuelles, celle entre la modernité technologique et des valeurs plus « simples » n’est pas la moins intéressante : elle conditionne en quelque sorte la sortie de l’économie de marché à un retour inévitable vers la préhistoire26. L’idéologie y fonctionne un peu comme un chantage du passé par le présent : il n’y aurait pas d’autre « Progrès », murmure-t-elle, que celui fondé sur les règles de la plus-value et de l’accumulation, toute transformation qualitative des conditions d’existence ne pouvant alors qu’aboutir à une terrible régression de l’humanité. Se développent alors un ensemble de mythes néoromantiques comme la « résonnance » ou la « déconnexion », rêveries d’une classe allant grosso modo du coach d’entreprise au professeur d’université27. Si Avatar et Captain Fantastic ont récemment porté à l’écran ce regain de vitalité du bucolisme, les transcendantalistes américains doivent être vus comme les principaux inspirateurs de cette tendance. Deux siècles après sa rédaction, Walden ou la vie dans les bois présente toujours un réquisitoire aussi pertinent contre les pathologies de la société industrielle. Critique virulente du travail, du mercantilisme, de l’uniformisation des mœurs et des conséquences pernicieuses du bien-être matériel : Thoreau restera probablement dans l’histoire comme une figure précoce de l’hipster urbain et globalisé. On objectera que son exil a eu lieu à quelques kilomètres seulement de la ville et dans la propriété de son grand ami Emerson28. Il n’en reste pas moins que le nomadisme volontaire et l’auto-gestion forment toujours un noyau dur des pratiques de résistance à la surface du globe. D’une certaine manière, Walden reste fondateur puisqu’il symbolise une réaction originelle face à l’enfermement spatial, position aussi bien reprise par le municipalisme libertaire que par les défenseurs de zones d’autonomie temporaires.

Chez Emerson, cette solitude volontaire possède même des vertus curatives. La prise de recul représente l’action nécessaire pour développer une vision lucide de la société. « La solitude est impraticable et la société fatale », affirme-t-il. « Nous devons garder la tête dans l’une et les mains dans l’autre. Nous y parviendrons si nous conservons notre indépendance sans perdre notre sympathie29 ». A l’époque où la société s’est disséminée dans un dispositif technologique qu’on emporte partout avec soi, permettant de penser à une forme encore rarement égalée d’omniprésence sociale, l’inspiration transcendantaliste dessine les grands traits d’un retournement ou l’isolement néolibéral se mettrait à constituer la condition même de son remplacement. Les voix n’ont d’ailleurs pas manqué à Gauche pour présenter le confinement comme une expérience inédite de réappropriation du temps et de l’intériorité30. Il serait ainsi injuste d’écarter par simple préjugé économique les possibilités réelles de la déconnexion vis-à-vis de mécanismes d’exploitation high-tech comme le digital labour ou la valorisation de data : si le néolibéralisme repose bien sur une part de servitude volontaire, l’exil numérique aurait au moins le bon goût de ne pas faire acte de complicité avec la Gouvernance. L’invisibilité, l’anonymat et la désidentification seraient également des atouts contre un pouvoir dont le contrôle repose toujours plus sur une surexposition visuelle permanente31. Prendre le temps de rassembler les forces disponibles pour mettre au point une alternative concrète au modèle social existant : voilà ce qu’un mélange d’optimisme et de realpolitik pourrait tirer de ces valeurs plus « simples » aujourd’hui, bien que le minimalisme, le greenwashing et la croissance bio donnent déjà un bon aperçu de ce que pourrait donner une récupération de ces exigences.

La fuite « authentique », comme l’indique son nom, a bien sûr déjà lieu. C’est celle pratiquée en masse par les réfugiés politiques en ce premier quart de XXIe siècle. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur la simple appellation « migrant », tour de passe-passe sémantique permettant à la fois d’essentialiser des causes socio-politiques tout en permettant sa déshumanisation. On a le droit d’y penser comme la forme moderne du « vagabond » et du « mendiant », celui dont les « vagues » auraient immanquablement suscité l’appellation d’« insectes » ou de « troupes ennemies » dans la bouche humaniste du XIXe siècle. Comme toujours, il s’agit ici de réduire entièrement le migrant à l’état de simple objet justifiant à lui seul un arsenal législatif destiné à préserver la logique carcérale que son mouvement met de facto en danger. L’animalisation et la pathologisation s’intègrent ainsi dans un discours répressif enraciné dans un État d’urgence permanent. Le traitement des tragédies migratoires, pour reprendre un autre terme du spectacle, privilégie de plus un traitement émotionnel qui s’oppose à une compréhension raisonnable des événements. Les vagues de sympathies de l’opinion publique apparaissent et disparaissent au rythme des cadavres échoués sur la plage. Si la qualité des images ne laisse aucun doute sur ce qui se passe, tout se passe en revanche comme si leur quantité finissait par en effacer le contenu. Et ce ne sont pas seulement les réfugiés qui s’effacent de la conscience, mais aussi la fuite comme possibilité de liberté au sein de l’univers concentrationnaire.

Paul Gilroy offre une brillante analyse de cette thématique dans L’Atlantique Noir. À rebours des habituels récits progressistes et émancipateurs, Gilroy enracine la mondialisation dans la naissance de l’esclavage et plus précisément de la Traite Négrière. « L’intérêt pour la subordination politique et sociale des Noirs et d’autres peuples non européens a généralement disparu des débats contemporains sur le contenu philosophique, idéologique et culturel de la modernité et ses conséquences32 », explique-t-il. Refusant l’approche victimisante dans laquelle le sujet reste trop enfermé, Gilroy rappelle que l’expérience de l’esclavage, accompagnée de son flux permanent d’échanges et de rencontres condensé dans la galère marchande, a constitué la base même d’une culture noire hybride et déterritorialisée. La notion de « double-conscience » reprise à W.E.B Du Bois saisit le statut paradoxal du Noir au sein de la Modernité : inclus dans sa construction économique, mais rejeté par principe même de sa construction politique et philosophique, le Noir fait l’expérience précoce du déchirement entre plusieurs valeurs irréductibles et antagonistes33. Autrement dit, il offre l’exemple paradigmatique d’une fuite permanente pratiquée au sein même d’un univers carcéral. Cet exil forcé aboutit à la création d’une gigantesque contre-culture fondée aussi bien sur la non-appartenance qu’un profond sentiment d’étrangeté à la morale dominante qu’à soi-même. En dehors de son caractère douloureux, Gilroy propose ainsi de comprendre l’esclavage comme un ensemble diffus de pratiques résistantes. Sur le plan géographique, cette autre histoire de la modernité présente l’exil comme un contre-pouvoir naturel de la société fermée. Au système carcéral répondent ainsi un ensemble d’actions et stratégies affiliées ainsi qu’une mémoire des luttes exploitable par tous ceux qui voudraient y échapper. Sur le plan géographique, en revanche, elle montre qu’une prise de distance radicale avec les valeurs dominantes reste bel et bien possible. L’expérience de l’aliénation y fonctionne paradoxalement comme une remise en cause critique de toutes les valeurs, tandis que la fausse conscience disparaît au profit de cette « double-conscience ».

Dans cette perspective, on peut penser que la migration présente le visage le plus proche qu’on puisse donner à une attitude révolutionnaire dans un monde de camps. Il est tout aussi important de ne pas tomber dans une idéalisation qui glorifierait le libre-arbitre en passant sur la réalité des faits. Le problème de l’exil aujourd’hui, aussi bien représenté par le douanier que par le passeur, est qu’il est de plus en plus rapidement sanctionné par l’emprisonnement et la mort. Là où un cosmopolitisme cool s’applique aux flux de capitaux, un nationalisme de guerre s’applique quant à lui aux flux migratoires, le plus souvent enrobé d’une dimension biologisante que n’aurait sans doute pas rejeté un Carl Schmitt. Ami ou ennemi : entre les deux, la Méditerranée. Cette réalité a au moins le mérite de révéler un fait essentiel : celui que le mouvement, accompagné de ses synonymes désormais inséparables comme l’élasticité ou la flexibilité, forme actuellement le nerf de la guerre de l’économie de pouvoir. C’est que ce dernier tend à en revenir à ses formes les plus simples : imposer à B la volonté de A, la volonté consistant en l’occurrence à imposer de façon arbitraire l’enfermement à la plus grande partie de l’humanité. Dans ce cadre, il est évident que la Gauche n’a pas encore su articuler de réponse cohérente au capitalisme post-fordiste. Il lui manque encore une organisation rationnelle et systématique de cette fuite qui a permis à l’alliance néolibérale-réactionnaire de récupérer une influence considérablement diminuée au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Tout l’enjeu reste donc pour elle de reconsidérer à sa juste valeur le potentiel de la fuite dans un système qui produit lui-même ses propres modèles de contestation.

1 Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992.

2 Ibid., p.  92.

3 Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce, Paris, Plon, 1948 ; La Condition Ouvrière, Montréal, Éditions Gallimard. Coll. « Idées », 1951.

4 Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Cambridge, Harvard University Press, 2001.

5 Foucault, La Société Punitive, Cours au Collège de France 1972-1973, Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, 2013, p.  52.

6 Ibid., p.  52.

7 Olivier Razac, Histoire politique du barbelé, Paris, Flammarion, Coll. « Champs Essais », 2013.

8 Debord, op.  cit.

9 Armand Mattelart, Histoire de L’Utopie Planétaire, De la Cité prophétique à la société globale, Paris, La Découverte, 2009.

10 Michel Agier, Un monde de camps, Paris, La Découverte, 2014.

11 Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, Paris, La Découverte, 2016.

12 Saskia Sassen, Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2016.

13 Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, Éditions des Beaux-Paris, 2007.

14 Fredric Jameson, La Totalité comme complot. Conspiration et paranoïa dans l’imaginaire contemporain, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2007.

15 Jameson, Le Postmodernisme, op.  cit., p.  97.

16 Debord, op.  cit., p.  38.

17 Harvey, op.  cit., p.  78.

18 Ibid., p.  53.

19 Natacha Souillard, Brigitte Sebbah, Lucie Loubère, Laurent Thiong-Kay et Nikos Smyrnaios, « Les Gilets jaunes, étude d’un mouvement social au prisme de ses arènes médiatiques », Terminal [En ligne], 127  |  2020, mis en ligne le 20 avril 2020, consulté le 21 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/terminal/5671.

20 Nom donné à l’alignement de la gauche sur les principes de l’économie de marché.

21 Nancy Fraser, « Féminisme, capitalisme et ruses de l’histoire », Cahiers du Genre 2011/1 (no 50), p.  165-192.

22 Monique Wittig, La Pensée Straight, Paris, Éditions Balland, 2001.

23 Michel Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975.

24 Françoise Vergès, Un Féminisme décolonial, Paris, La Fabrique, 2019.

25 Michael Hardt & Antonio Negri, « La démocratie de la multitude », Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, Paris, La Découverte, 2004, p.  381.

26 Mark Fisher, Le Capitalisme réaliste, Paris, Entremonde, 2018.

27 Hartmut Rosa, Résonance, Une Sociologie de la Relation au Monde, Paris, La Découverte, 2018.

28 Henri David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, Paris, Gallimard, 1990.

29 Ralph Waldo Emerson, Société et solitude, Paris, Petite Bibliothèque Payot, coll. « Rivages », 2010.

30 https://www.lemonde.fr/livres/article/2020/04/19/bernard-stiegler-retourner-le-confinement-en-liberte-de-faire-une-experience_6037085_3260.html

31 Cf. Multitudes no 82, Mineure «Désidentifications ».

32 Paul Gilroy, L’Atlantique Noir, Modernité et double-conscience, Paris, Éditions Amsterdam, 2017, p.  97.

33 W.E Du Bois, Les Âmes du peuple noir, Paris, La Découverte, 2007.