Dans la communauté intellectuelle légitime, « enchantement », « imaginaire », « efficacité symbolique » sont des mots imprononçables, sauf dans le cas d’une tournure poétique ou d’une métaphore, puisque ce qu’ils désignent nexiste pas. Ces mots ne sont que rarement utilisés dans leur sens historique et anthropologique, qui fait référence aux intentionnalités non humaines, aux causalités non matérielles, à la valeur performative de la parole, à la synchronicité, à l’étrange mécanique des situations limites. Dans ce dernier sens, ils ne peuvent presque être employés que par les spécialistes des cultures, et lorsqu’il est clair que nous parlons d’autres personnes: les primitifs, les sauvages, les Amazoniens, ceux qui croient encore à ces choses-là1.

Ce sont des « choses dont on ne peut pas parler » et, en tant que telles, elles renvoient à des zones critiques du monde. Le principal signe diagnostique pour les identifier est le scandale, le mélange d’incrédulité intellectuelle et de réprobation morale qu’ils provoquent. Depuis que, à un moment donné dans l’enfance, l’identité du Père Noël nous est révélée, la vérité du désenchantement devient chez nous une hypothèse onto-épistémologique absolue, quelque chose que nous ne pouvons pas contester comme condition de possibilité d’un échange rationnel.

Ceux qui enfreignent ces limites sortent du registre normal des interactions et entrent dans un wild side à haut risque. Une désapprobation unanime s’abat sur le traceur qui a rompu le pacte social sur les fondements ontologiques du monde: les sanctions vont d’un abandon diplomatique et embarrassé du discours à un bannissement de la société intellectuelle et, dans le pire des cas, à un diagnostic psychiatrique. Cela arrive à celleux qui supposent que les lianes parlent, que les croyances tuent, que les djinns ou la Vierge Marie apparaissent inopinément, ainsi qu’à celleux qui cherchent des issues à la sorcellerie capitaliste et à celleux qui, suivant le précepte anthropologique de prendre les autres au sérieux, refusent de considérer les systèmes de connaissance des autres comme des fantasmes, des projections, des vœux pieux (wishful thinking) ou de vieilles superstitions2.

Souvent, donc, les gens se taisent pour ne pas compromettre leur position. Là où, en revanche, il n’y a pas de position à défendre parce que la machine capitaliste a déjà tout réduit à néant – chez les dépossédés, les opprimés, les racisés, les pauvres, les ignorants – il arrive que, face à la déréliction du monde, le tabou de l’enchantement soit soudain brisé3. Si les choses vont si mal, si les vies sont si malheureuses, ce n’est pas un hasard: il doit y avoir quelqu’un qui manœuvre dans l’ombre. C’est-à-dire qu’il doit y avoir une autre intention en jeu, au-delà de celles permises dans l’enceinte étroite du désenchantement. L’ explication fonctionnaliste, typique de la gauche marxiste, ne suffit plus; face à tant de scandales, une lecture intentionnaliste de l’histoire est plus satisfaisante. Ici, donc, toutes les connexions et les intentionnalités bannies du discours public prennent les formes monstrueuses d’une histoire d’horreur, dans laquelle rien n’arrive par hasard, tout se tient et chaque injustice pointe vers un petit groupe de puissants méchants.

Des contes risibles et enfantins, certainement. Le fait est, cependant, qu’en étant factuellement fausses, les théories du complot disent beaucoup plus de vérité sociale que ce qui est publiquement tolérable – une vérité qu’aucun debunking ne peut capturer et qui, au contraire, est essentielle pour les luttes du futur proche.

Le désenchantement comme dispositif de domination

Décrite dans les manuels d’histoire par un certain nombre de figures qui se rejoignent sur fond de Progrès, la modernité fait l’objet d’une contre-narration depuis les romantiques4 et aujourd’hui – entre dépression de masse, cataclysmes écologiques, violence géopolitique et néo-esclavagisme – il est difficile de continuer à croire en sa promesse de bonheur. Mais il est également difficile de se défaire de son charme, ce qui représente pour nous un indice précieux.

Son entreprise fondamentale est celle de la reductio ad unum, la standardisation du monde en fonction de la plus-value. Cela est arrivé à la multiplicité ontologique, réduite à la partition entre nature et culture ; à la pluralité cognitive, évacuée par la science ; à la pluralité thérapeutique, marginalisée par la médecine des académies ; aux régimes de travail, subsumés dans le salariat ; aux modalités affectives, bannies par un patriarcat particulièrement acide ; aux registres expérientiels, unifiés au nom de la veille rationnelle ; aux systèmes éthiques, écrasés sur le productivisme et la compétition ; et aux nombreuses voix du monde (terres, mers, montagnes, cieux, nymphes, lares, pénates et esprits des morts), réduites au silence pour que seule l’intentionnalité humaine reste sur la scène5.

Au cours des quatre siècles de triomphe moderne, cette unification a été poursuivie avec toute la violence nécessaire, puis dissimulée, comme il arrive toujours dans les systèmes de domination, sous les voiles de l’idéologie – dans notre cas, celle du Progrès. En outre, pour compléter et garantir une telle entreprise d’unification, le monde de la plus-value doit se présenter à celleux qui l’habitent non seulement comme le plus puissant et le plus désirable des mondes existants, mais comme le seul monde imaginable. Il ne suffit pas d’éliminer l’altérité qui existe déjà, il faut aussi bloquer le moteur qui la produit et qui – en générant des bifurcations, des désirs, des intuitions, des résistances – conduit les êtres vivants à s’enraciner dans leur histoire singulière, à co-devenir en expérimentant de nouveaux modes de relation : à produire de la multiplicité, en somme. Cette condition proprement totalitaire est réalisée en interdisant l’accès autonome – des individus et des communautés – à l’imaginaire et aux autres formes de relation et d’expérience qui s’y ouvrent6.

C’est le désenchantement. En forçant nos automatismes, la modernité ne doit plus être lue comme le véritable état du monde, en opposition aux fantasmes et aux superstitions des non-modernes, mais interrogée dans sa fonction, ses pratiques et ses résultats comme un dispositif de contrôle raffiné qui non seulement achève, mais assure l’entreprise d’unification.

Compris comme le silence du monde, ce dispositif permet à tout ce qui existe d’être asservi et défiguré sans scrupules ; si des cris de douleur continuent d’être émis, peut-être par des animaux, ils peuvent être attribués à la mécanique aveugle des corps-machines. Compris comme une injonction à la rationalité calculatrice, il a rendu illégitime le rêve, l’extase mystique, l’amour, la transe, et tout mode de connaissance non autorisé. Compris comme la séparation rigide du sujet et du monde, il a conduit à la pathologisation du sensible, à la déclinaison de la liberté comme non-attachement et à l’effondrement de l’individu sur lui-même, Compris comme la disqualification systématique de l’altérité, il a empêché, et continue d’empêcher, les gens de demander de l’aide aux autres. Pour boucler la boucle, ceux qui nient cet état de fait sont déclarés fous.

En persuadant les humains que rien n’existe au-delà de ce qui est déjà connu, le désenchantement leur enlève la possibilité de faire exister autre chose – une potentialité qui devient alors l’apanage du système (le fameux dynamisme du capital). De plus, en les détournant du multiple et de l’intelligence qu’il requiert, il permet à l’enchantement lui-même d’être mis au service de l’unification. Après l’avoir chassé de ses lieux propres (du « mystérieux dans le quotidien », de l’oisiveté, de la nuit, des bois) et l’avoir rendu invraisemblable, la modernité a en effet distillé l’enchantement dans la fantasmagorie de la marchandise, dans la sorcellerie de l’argent et dans l’illusionnisme du Pays de Cocagne. Sa gestion est confiée au marketing, à l’industrie de la « culture » et à ses professionnels, chargés de capter notre aspiration à autre chose pour la plier à la conformité sociale. Et depuis l’époque des premières usines dans les plantations coloniales7, la modernité a matérialisé l’enchantement comme une garantie d’accès à la jouissance sous forme de shot: qu’il s’agisse de poudres blanches (sucre, avant la cocaïne), d’alcool, de psychomolécules ou de pornographie, l’usage politique du dopage est l’une des ruses les plus typiques de la domination capitaliste8.

Les conséquences politiques que l’on peut tirer de cet état de fait ne sont pas faciles à digérer, même dans les milieux de l’activisme politique le plus attentif. Depuis plus d’un siècle en Europe, la gauche communiste, anarchiste, utopique et libertaire a abandonné son imagination à la droite. Aussi positifs que le Progrès triomphant, les révolutionnaires se battent pour la nourriture, le logement, les vêtements, les heures de travail. Tout le reste, des roses aux rêves, est inessentiel, inexistant ou reporté à un avenir encore plus « magiquement technologique ». Ou tout au plus toléré, si les copines et les enfants ne peuvent toujours pas s’en passer.

De bonnes raisons expliquent cet entêtement, à commencer par la tentation réactionnaire qui innervait le mouvement romantique, et jusqu’à l’utilisation atroce que le fascisme et le nazisme ont fait du mythe et de l’imagerie. La cause principale, cependant, est l’adhésion d’une grande partie de la pensée révolutionnaire du XXe siècle aux présupposés onto-épistémologiques de cette même modernité que, sur un autre plan, elle voulait renverser et à laquelle elle est aujourd’hui soudée jusque dans ses aboutissements nihilistes.

Le problème est moins grave dans les Amériques, grâce à la présence de cosmovisions non modernes dont les luttes nous confrontent à un double scandale, nous demandant d’admettre l’existence d’autres ontologies et de vérifier si ce qui nous semble être de la vieille camelote (rituels, mythes, danses, chants, invocations) n’a pas une certaine forme d’efficacité dans les luttes politiques. Lorsque la vérité unique détruit le monde auquel elle s’applique, il vaut la peine de partir à la recherche d’une multiplicité habitable.

Sur la croyance

Pour commencer notre entrainement, partons d’une question scandaleuse qui a longtemps travaillé en marge de l’anthropologie : celle, comme le dit Lévi-Strauss9, de lefficacité symbolique. Est-il possible que l’immatériel (le psychique) agisse sur le matériel (l’organique), que les signes et les symboles guérissent la chair ? Autrement dit, l’efficacité des intentions est-elle possible ? Une question interdite dans le régime du désenchantement, qui surgit pourtant, incontournable, dans l’exploration des mondes non occidentaux, où le chant peut débloquer des accouchements difficiles, où les plantes peuvent parler et où les ancêtres participent aux luttes des vivants.

Dans toutes ses significations et résonances, croire est le verbe qui régule l’accès à l’imaginaire et a moins à voir avec une certitude cognitive injustifiée qu’avec quelque chose de beaucoup plus complexe. Si connaître signifie établir une relation fiable avec le monde, et si cela n’est possible qu’en aval d’un ensemble de transformations qui impliquent le monde et le sujet dans leur relation, alors (malgré tous nos efforts pour le dissimuler) dans le processus qui mène à la connaissance, il y a une force transformatrice qui investit le sujet dans sa totalité. Ce sont les cellules, les os, le système nerveux, les yeux, le nez et le diaphragme qui savent ; savoir signifie incorporer et croire désigne, précisément, le devenir-corps (et le devenir-monde) de la connaissance. Dans ce processus, la croyance joue un rôle crucial (il n’y a pas de monde, de sujet et de connaissance sans une certaine résonance commune) et la croyance est le modificateur qui la médiatise, le champ qui innerve l’espace psychosocial, qui en définit la courbure et le fait fonctionner selon un certain registre.

Pour qu’elle ait un effet, il n’est pas nécessaire qu’une croyance soit vraie selon un paramètre épistémologique abstrait: c’est son effet même qui la rend, progressivement, vraie. Bien avant de parler de vrai et de faux, il convient donc de parler de conditions de félicité : à quelles conditions une croyance devient-elle vraie ? Avec quels effets ? De même, il ne s’agit pas de se demander si les entités auxquelles se réfèrent les croyances « existent » ou « n’existent pas », sur le mode binaire de la logique syllogistique, mais de comprendre quel est leur mode d’existence, quels sont leurs effets, quels sont les liens qui les font exister.

La question complexe que tout cela soulève concerne le lien indissoluble entre épistémologie et éthique. D’une croyance, on peut certainement se demander si elle est correcte ou erronée par rapport au monde qui l’entoure, ce qui permet de distinguer les croyances partagées, et donc socialement authentifiées (pensons, ici, à la « confiance dans les marchés »), des croyances subjectives, authentifiées à plus petite échelle ou signe de désengagement du monde commun des humains. Mais on peut aussi se demander, et tout aussi légitimement, si une certaine croyance rend plus solide ou plus fragile la présence au monde de celleux qui la nourrissent. Il y a des croyances qui tuent littéralement, d’autres qui sauvent littéralement : les morts vaudous étudiés par Cannon, l’effet placebo en médecine, la joie de la révolte appartiennent tous à cette sphère de la pénombre10. Et les théories du complot y ont également leur place aujourd’hui.

Scepticisme et confiance

Les maîtres du soupçon sont ceux qui ont essayé de sortir de la loi épistémologique du troupeau et de lire le monde non pas en fonction de ce qu’il dit de lui-même, mais en fonction de son fonctionnement. Chacun ici a sa propre liste d’intercesseurs, et pour moi les plus aimés sont celleux qui, en plus de la critique déconstructive qui regarde sous le monde qui existe, ont aussi su regarder derrière (les os broyés des morts), sur le côté (les échappatoires aux charges du Progrès), au-dessus (ce qui dépasse la dimension humaine), et à l’intérieur (le pré-individuel en nous et les techniques pour réchauffer le cœur et l’esprit). Celleux qui ont cherché avec obstination les voies d’un mieux.

La plus grande limite des théories de conspiration comme QAnon ne réside pas tant dans le fait qu’elles sont fausses, mais dans le fait qu’elles sont horribles. Ils résolvent le mystère d’un monde terrible avec une explication encore plus atroce, sans aucune foi dans la possibilité que quelque chose dautre puisse exister (et que, dans certains combats heureux, cela existe déjà). En faisant l’hypothèse d’une causalité unique pour l’infinie complexité du monde, ce complotisme dark finit par être la mimésis inversée du récit moderne, le rictus d’un sourire trop large pour être vrai.

Ce piège manichéen ne peut être désactivé qu’en abandonnant toute forme de reductio ad unum. Il ne s’agit plus de vrai contre faux, de foi contre nihilisme, mais de la danse de quelque chose de plus modeste et de plus vivable (et de bien plus magique) : la confiance et le scepticisme sont les pôles d’un moteur différentiel qui nous permet de nous déplacer là où il n’y a pas de certitude, de chercher des voies et des issues là où il n’y en a pas11. Comme l’anode et la cathode, leur polarité crée un champ : il n’y a pas de confiance sans scepticisme, ni de scepticisme sans confiance. C’est pourquoi, comme le note une grande partie de l’ethnographie, lorsque différents groupes humains font face à l’incertitude et à l’instabilité du monde, l’action qu’ils déploient est toujours à la fois précise et hypothétique, sacrée et provisoire.

Bien que nous préférions l’ignorer, quelque part en nous, nous savons très bien que dans de nombreuses circonstances cruciales, la dialectique entre la confiance et le scepticisme nous a sauvés du pire. Le père qui serre dans sa main la main meurtrie de son fils sait qu’il n’a aucune vertu curative particulière ; l’organisateur d’une fête sait que son succès dépend de quelque chose d’immatériel, d’un « déclic » qu’aucune préparation ne peut garantir ; les enseignants, les thérapeutes, les poètes et les révolutionnaires utopiques frôlent sans cesse le désastre – pourtant, la main de l’enfant a dépassé la douleur, la fête restera inoubliable pour tous, et le monde ne cesse d’apprendre, de guérir et de vivre des moments d’utopie. Chacun·e participe à ce processus et, en fait, c’est le processus lui-même qui recrée continuellement les nœuds que nous sommes.

L’ efficacité symbolique n’est donc pas l’action d’un esprit désincarné sur un corps matériel, mais le fonctionnement du lien biosocial que nous sommes dans chaque partie de nous, de symboles devenus symptômes; c’est la proposition d’une croyance habitable qui, dans les bonnes conditions, peut devenir vraie. C’est un jeu magnifique, qui s’ouvre à nous, et en même temps ce n’est pas un jeu mais un moment très dangereux, où il faut mélanger à parts égales la peur et la légèreté, le sérieux et la bonne humeur, le souci du détail et l’espoir dans le divin. À celleux qui acceptent de s’y plonger, et plus encore à celleux qui doivent y faire face depuis la crise, s’ouvrent des questions ontologiques, épistémologiques et éthiques très délicates : qu’y a-t-il sous la texture ordinaire des jours, des relations, de la vie, de la connaissance ? Comment la contacter ? Comment revenir ? Les enjeux sont le devenir, le risque, la possibilité d’une transformation souhaitable et la chasse sans fin à la stabilité et au changement. Mais peut-être que vaincre le désenchantement signifie précisément ceci: ne pas s’abandonner à l’enchantement comme s’il était dénué de danger (ce qui n’est pas le cas), mais commencer à accueillir une réalité complexe, multiple, difficile et contradictoire sans ségarer.

Les conditions de la confiance

Nous avons appris de la tradition des Lumières et de l’histoire du fascisme à nous méfier de l’enchantement – et c’est une méfiance que, comme nous l’enseigne l’histoire même de la modernité, nous devons continuer à entretenir. Aujourd’hui, nous devons apprendre de l’intoxication des terres et de la dépression de masse une méfiance similaire à l’égard du désenchantement. Comme nous l’enseignent les cultures non désenchantées, un monde habitable est un monde structurellement multiple, qui admet une pluralité d’intentions et pratique une alternance astucieuse entre enchantement et désenchantement, entre mécanique et magie, entre divers modes d’expérience.

Dans un monde peuplé d’intentions non humaines, la cruauté du fracking, de l’agrobusiness et des abattoirs redevient visible, tout comme les fantômes douloureux que la violence dissémine dans les lieux12. Et s’il ne fait aucun doute que le contact avec ce que son propre monde ne contemple pas est profondément perturbant, la résilience éthique des individus et des collectifs réside précisément ici: dans la capacité à ne pas résoudre l’éloignement en utilisant la violence contre ce qui nous déresponsabilise13.

Nous devons donc apprendre à négocier avec toutes les forces en présence : apprendre, en d’autres termes, à construire les conditions de la confiance. Des conditions exigeantes et toujours à risque, car la confiance n’est pas quelque chose que l’on a ou que l’on donne, mais quelque chose que l’on fait et qui dure aussi longtemps que l’on continue à le faire. Les espaces de cette négociation sont appelés « rêve », « fête », « cadre thérapeutique », « dialogue radical », « processus d’expérience non ordinaire », « révolte », « transe », « divination », « méditation », « ouverture mystique » – et bien d’autres noms, encore difficilement traduisibles dans nos langues néolibérales. Ce sont des lieux où les intentions en jeu ne sont pas seulement celles des humains et où la première chose à laquelle il faut faire attention est leur signe. Pour pouvoir continuer à exercer, les thérapeutes d’Afrique subsaharienne doivent pratiquer une sorte d’« hygiène du pouvoir » et honorer les esprits par lesquels iels guérissent ; parmi elleux, on dit que le regard est tout: là où le thérapeute ne voit pas d’espoir, le malade ne peut pas non plus en voir.

De l’intention d’habiter le multiple découle aussi un étrange critère éthique : c’est précisément l’usage astucieux du désenchantement, c’est-à-dire le dévoilement de la ruse, qui permet de séparer les sorciers (celleux qui utilisent l’enchantement à des fins de domination) de leurs compagnons de route, de distinguer les charlatans et les trublions de ceux qui cherchent dans l’imaginaire une autre possibilité de faire le monde. Un désenchantement léger, donc, qui sait qu’il n’est pas la vérité ultime sur le monde et qui, précisément pour cette raison, assume une fonction supérieure: celle de pousser les magiciens et les poètes, les parents et les enseignantes, les thérapeutes et les révolutionnaires à un enchantement encore plus beau, pour instaurer la confiance même dans les situations les plus difficiles.

L’ exploration de ces domaines exige une maîtrise paradoxale de la non-maîtrise14: la capacité d’agir dans l’incertitude, de garder son intention droite même lorsque rien n’est clair ou sans ambiguïté. Là réside, me semble-t-il, la principale différence entre la nouvelle pensée utopique que nous recherchons et le fascisme : dans la capacité à naviguer dans l’imaginaire sans le réduire à une finalité, sans le violer, sans se l’approprier.

Traduit de l’italien par Jacopo Rasmi

1Claverie E. (2003), Les guerres de la Vierge. Anthropologie des apparitions, Gallimard, Paris.

2Graeber D. (2015), « Radical alterity is just another way of saying “reality”. A reply to Eduardo Viveiros de Castro », HAU – Journal of Ethnographic theory 5 (2), pp. 1-41.

3Lagalisse E. (2019), Anarchisme occulte. Avec une attention particulière portée à la conspiration des rois et à la conspiration des peuples, Éditions du Remue-ménage, Montréal, 2022.

4Löwy M. & Sayre R. (1992), Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Payot, Paris 1992.

5Descola P. (2005), Par-delà nature et culture, Gallimard, Paris.

6Consigliere S. (2020), Favole del reincanto. Molteplicità, immaginario, rivoluzione, DeriveApprodi, Roma.

7Mintz S.W. (1985), La douceur et le pouvoir. La place du sucre dans lhistoire moderne, Éditions de lUniversité de Bruxelles, Bruxelles 2014.

8Comaroff J. & Comaroff J. (a cura di) (1993), Modernity and its Malcontents. Ritual and Power in Postcolonial Africa, The University of Chicago Press, Chicago.

9Lévi-Strauss C. (1958), Anthropologie structurale, Plon, Paris.

10Cannon W.B. (1942), « “Voodoo” Death », American Anthropologist, New Series, vol. 44, n. 2, p. 169-181 ; Hahn R. & Kleinman A. (1983), « Belief as pathogen, belief as medicine: “Voodoo death” and the “placebo phenomenon” in anthropological perspective », Medical Anthropology Quarterly, vol. 14, n. 4, p. 3+16-19.

11Taussig M. (1997-2016), « Viscerality, faith, and skepticism. Another theory of magic »Hau: Journal of Ethnographic Theory, 6 (3), p. 453-483.

12Gordon A.F. (1997), Ghostly Matters. Haunting and the Sociological Imagination, University of Minnesota Press, Minneapolis & London.

13Stengers I. (2018), « The Challenge of Ontological Politics », in De la Cadena, M. & Blaser M. (éd.s), A World of Many Worlds, Duke University Press, Durham & London 2018, p. 83-111.

14Taussig M. (2020), Mastery of Non-Mastery in the Age of Meltdown, University of Chicago Press, Chicago.