Au Chili, avec le plébiscite du 17 décembre 2023, le processus de changement de la Constitution de 1980 − approuvée frauduleusement en pleine dictature de Pinochet − a été formellement clos. Le pays devra ainsi se contenter, au moins jusqu’à un nouvel ordre, du texte créé par Jaime Guzmán, idéologue de Pinochet inspiré à la fois par le franquisme espagnol et l’école de Chicago et dont la figure semble anticiper certaines ultras droites actuelles.

Le 17 décembre 2023 ferme donc la période ouverte par le soulèvement (el estallido) de 2019. « Le Chili s’est réveillé », lisait-on sur les murs, entendait-on dans les rues, avec une joie qui semblait sceller l’acte du réveil aux éclairs d’une journée nouvelle, d’un âge nouveau, d’un espoir pour nos avenirs planétaires. « Tout » le Chili, croyions-nous, était descendu dans la rue, la croyance dans ce « tout » étant sans doute liée davantage à lintensité du mouvement qu’à sa massivité. Les particules élémentaires, comme on sait, n’ont pas de masse en elles-mêmes… et pourtant elles existent.

Quatre ans et quelques mois s’achèvent ainsi sur ce qui pourrait être lu comme un retour au point de départ : nous nous réveillons toujours avec la même constitution (et une grande fatigue politique en plus). Du point de vue mécanique, le mouvement évoque en effet celui d’une révolution. Du point de vue des espoirs, il nous laisse pour le moins la sensation d’un paradoxe brutal. Il est cependant convenable de rappeler que les erreurs ne sont jamais à chercher dans les faits, mais dans la lecture que nous en faisons : « réveil » n’est pas toujours synonyme de raison éclairée, cet instant désignant plutôt la lisière entre les profondeurs opaques de nos imaginaires et sa traduction en récit, son devenir histoire « pour nous ».

Réveil donc, il y en a bien eu. Réveil du sommeil des 30 années d’une transition qui n’avait pas réussi à modifier le modèle économique implanté pendant la dictature, mais réveil aussi des rêves révolutionnaires endormis et dont la puissance a secoué le corps social et bouleversé le corps de chacun·e, réveil des subjectivités qui se sont soulevées avec une force qui semblait annoncer l’émergence d’une nouvelle vie politique. Si des mots comme révolte, révolution, éclat donnaient le sens qu’ils pouvaient aux événements, leur plasticité rappelait plutôt l’ouvert d’une œuvre qui se découvre dans son propre devenir, une œuvre qui soulève des voiles laissant apparaître quelque chose de sauvage et d’inconnu. Si le mouvement n’illuminait pas nos rêves et nos nuits au sens classique, la pensée qui se veut éclairée a aussitôt tenté d’inscrire sa gestation dans des conceptions et des programmes qui lui préexistaient.

« Trente pesos » qui réveillent « trente années »

L’explosion a commencé par un événement presque insignifiant : l’augmentation de 30 pesos (environ 0,02 euros) du tarif du métro. La mesure, apparemment inoffensive, a engendré une vague de protestations lycéennes qui, après quelques semaines, a conduit à l’éclat social qui a fait trembler le Chili. La société se « levait ».

Si les « 30 pesos » valent en soi très peu (l’équivalent du prix d’un Orangina), ils ont acquis une grande pertinence symbolique lorsque, sans sophistication publicitaire, des graffitis et des mèmes les ont transformés en « Ce ne sont pas 30 pesos, mais 30 ans », en allusion à la déception des années de transition incapables de transformer le modèle distributif. L’inventivité du nouveau slogan catalysait ainsi un malaise collectif et créait une mobilisation intergénérationnelle réunissant les déçus des 30 ans de transition démocratique ainsi que les nouvelles générations plus iconoclastes, insouciantes, désireuses de traverser elles aussi des puissances collectives. Comme dans les rêves, les petites étincelles perceptives de la vigile reconfiguraient nos futurs réveils.

Dans un crescendo quotidien, les lycéen·nes organisé·es transformaient le geste initial en une revendication existentielle majeure. La découverte d’une possibilité de « nous » mettre en mouvement, de se sentir-faire-ensemble, d’éprouver collectivement une ouverture dans le présent rappelle, en effet, l’énergie d’un « réveil » : le saut par-dessus les tourniquets dans le métro, l’occupation des stations, les sit-in sur les bords des quais et les échauffourées avec les agents de sécurité comme autant de traces d’un rêve exaltant. L’augmentation du tarif, par ailleurs, n’aurait pas affecté le « prix étudiant », détail qui renforce la sensation d’un mouvement magique et mystérieux.

Magique parce que, dans une société aux valeurs individualistes marquées où le néolibéralisme a impliqué une manière clientéliste de comprendre les relations sociales et écosystémiques, c’est la jeunesse éduquée dans ce cadre qui a su lever un arbre d’espoir autour d’une expérience commune. Cette expérience a eu aussi la capacité de libérer la sensation diffuse et insidieuse d’un abus généralisé et normalisé, y compris par les gouvernements sociaux-démocrates à fort héritage néolibéral, éveillée par ces jeunes pour qui les expériences socialistes n’étaient que des songes d’un passé révolu. Résurgence et émergence donc d’imaginaires révolutionnaires qui dormaient en nous et qui se rendaient curieux à ces formes du passé. Mystérieuse parce que la révolte face à une mesure économique aussi infime reste toujours énigmatique. Aucune protestation contre d’autres politiques économiques plus significatives n’avait déclenché un processus aussi massif et radical. Les outils théoriques des sciences sociales semblent insuffisants pour appréhender cette granularité fine de basculements infimes et invisibles dont la mécanique interne nous est inaccessible. Au Chili en particulier, l’élément déclencheur d’une explosion de cette ampleur ne pouvait être que minime, anecdotique, furtif. Résultat ni d’un processus de lutte cumulative, ni d’un programme stratégique de revendications, le premier saut de tourniquet était plutôt l’expression presque festive d’un malaise ultralibéral. Un paradoxe de plus dans cette terre qui ne cesse de se partager entre la mélancolie des dragons endormis et le réveil énergique des feux qui les habitent.

Ce malaise faisait mal partout et nulle part, comme un feu imprécis qui aurait parcouru silencieusement et puissamment les corps. Maladie (d’) imaginaire, sa manifestation semblait avoir des symptômes absurdes. Ce que les lycéen·nes ont fait dans ce saut des tourniquets et dans les sursauts et les soulèvements qui l’ont suivi a été comme réveiller un patient non diagnostiqué qui se retrouve soudainement aux soins intensifs avec une défaillance multisystémique. Un malade qui, à son tour, soulevait des couches enfouies du corps social : les peuples autochtones qui ont rejoint la rue, les animaux qui accompagnaient les manifestant·es, les femmes et filles des disparu·es qui levaient leurs chants et leurs danses. La cure, comme le réveil, faisait appel aux mémoires non conscientes et à une curiosité nouvelle pour un phénomène qui nous interrogeait : les 30 années de gouvernements « concertationistes » avaient-ils donc été un agent de contention de la vie politique ? C’est possible, puisque c’est l’apparition de Piñera, alors président, qui a libéré l’énergie politique encapsulée dans nos rêves, énergie brûlante du malaise engendré par la production d’une subjectivité néolibérale.

Réveil d’un malaise intraduisible

Le « malaise » pose sans doute un défi aux analyses. Depuis quatre ans, on a parlé et écrit sur la révolte en utilisant des catégories politiquement acceptables. On en a souligné, sans trop y croire, les aspects qui permettent de rendre le phénomène rationnel et historiquement cohérent tout en nuançant les aspects moins saisissables (le geste de sauter, l’effusion des corps à demi-nus ou les hybridations esthétiques lors des manifestations). Ces analyses se sont ainsi adaptées tant bien que mal pour arriver à des conclusions utiles à tel ou tel secteur politique, à tel ou tel raisonnement logique préexistant. Les lectures et interprétations de ce que montrait le soulèvement se sont multipliées, mais celles qui ont le plus circulé n’étaient pas les plus subtiles, le potentiel d’intelligence commune s’épuisant dans les débats les plus médiatisés. Ce qui remontait à la surface résultait, au mieux, d’une myopie déformatrice bien-pensante, au pire, d’une certaine malhonnêteté stratégique. Côté gauches et intelligentsias progressistes, la tendance à transformer ce qui était une « manifestation », une apparition donc, en « programme » était récurrente, mettant en évidence un volontarisme qui, au lieu de voir les rêves des dormeurs et des dormeuses anonymes, y voyait plutôt la réalisation de ses propres rêveries idéologiques. Les histoires des révolutions du siècle dernier sont sûrement déterminantes dans la réflexion sur la transformation sociale, mais elles construisent un imaginaire un peu fantaisiste selon lequel on passerait du pouvoir oligarchique au triomphe du peuple. Suivant ce raisonnement schématique, l’explosion sociale aurait été le fait de l’irruption d’un peuple qui dormait et qui, soudainement réveillé, exigeait des changements structurels. Mais si la droite avait pensé que le sursaut était de gauche et l’a criminalisé sans le comprendre, la gauche militante semble ne pas l’avoir très bien compris non plus : elle aussi a pensé qu’il s’agissait d’un sursaut de gauche et l’a, en conséquence, confiné à ses présupposés, en supposant, par exemple, que la majorité du pays soutiendrait l’ensemble des agendas du premier processus constituant. La tendance à transformer le soulèvement en apparition d’un « programme » (révolutionnaire) n’a pas voulu voir que le sursaut social était aussi puissant que confus. Après la frustration des rêves et des manifestations qui avaient accompagné le deuxième gouvernement de Michelle Bachelet, c’était maintenant une rage opaque qui se manifestait. Pendant que le président Piñera mangeait une pizza dans un quartier chic, la nuit du 18 octobre 2019 réveillait des zombies enthousiastes, chacun peignant sa propre affiche et prenant des selfies pour inonder les réseaux sociaux des proclamations les plus variées − « ne mangeons pas des animaux », « mort au patriarcat », « ce n’est pas de la dépression mais du néolibéralisme ». Avec une force poétique inouïe, les mobilisations voulaient tout changer sans définir comment. Les leaders n’étaient plus écouté·es et, désorienté·es, ielles crurent trouver dans la Constitution une figure sacrificielle à la hauteur de la plaie.

Le Chili a ainsi entamé un processus constituant sans saisir que l’humeur de l’époque était surtout destituante et que quelque chose d’anti-totémique s’était soulevée : tout ce qui se dressait, représentatif ou non de nos aspirations, semblait devoir être détruit. Une fois élu, Gabriel Boric sera vite accusé d’excès idéologiques par les droites et aussitôt de tiédeur excessive par les gauches (les deux s’accordant pour trouver dans son registre une preuve de son inconsistance). Sa diplomatie spontanée tombait mal dans l’atmosphère destituante et l’idée des révolutions comme des freins aux catastrophes (comme un kathecon) plutôt que comme locomotives accélératrices semblait, et semble encore, inaudible. Pire, cette période politique a priori favorable à la gauche a été marquée par la pandémie et les imaginaires de mort et de précarité qu’elle a produits. Les élu·es de l’assemblée ont été assez vite assiégé·es médiatiquement et miné·es au milieu d’une ambiance sociale confinée et saturée d’informations − réelles et/ou déformées. Du côté des analyses des droites, la critique faisait souvent appel à l’épouvantail du communisme et même aux conspirations de la k-pop coréenne. Entre négationnismes d’une part, prétentions théoriques d’une autre et totems déchus de partout, le bon sens semblait s’estomper. La puissance transformatrice du soulèvement avait pris des allures dionysiaques peu assignables et cela annonçait sans doute des temps incertains qui nous demandent d’avantage d’acuité et de modestie. Sur ces allures d’incertitude, arrêtons-nous sur certains points réfractaires aux analyses convenues :

1. Lincendie du métro : La destruction de ce fétiche de la modernisation chilienne est un geste particulier, une transgression qui se retourne contre les transgresseurs eux-mêmes. Dévastatrice (les dommages ont laissé de nombreuses stations inutilisables), cette action opère aussi sur le plan symbolique, puisque le métro ne répond pas au stéréotype capitaliste chilien, comme le sont les « malls » ou centres commerciaux, les autoroutes privées ou les immeubles de bureaux de « Sanhattan » (quartier financier de Santiago). Ce qui a été brûlé est, au contraire, un espace perçu comme un bien « public » qui, en plus de permettre d’économiser du temps, représente l’un des rares « lieux communs » d’une capitale violemment ségréguée. Dans les secteurs populaires, ces incendies ont ainsi été ressentis comme la rage autodestructrice de celui qui, face à une situation douloureuse, finit par se frapper la tête contre un mur.

2. La société chilienne entre divan et trottoirs : les drapeaux des peuples autochtones, concerts improvisés, vente de sandwichs, peintures gratuites sur les visages, capuches aux têtes de lapins ou chats, matchs de foot au milieu de la rue, chiens errants, danses variées se propageaient dans les marches. Loin des divans analytiques et plus près des trottoirs, les réactions aux faits déroutaient : devant les caméras en quête de l’indignation publique profitable aux audimats, la plupart des interviewé·es, au lieu de condamner les auteur·es des violences, regardaient avec perplexité le ou la journaliste demandant à leur tour pourquoi ielles ne braquaient leurs projecteurs plutôt sur les inégalités honteuses, la ségrégation territoriale ou les abus systémiques et systématiques.

3. Des pillages massifs : Dans une société qui, pendant plus de 40 ans, a glorifié la consommation, le moment semblait venu de se servir directement de toute sorte de produits inutiles. Ce geste était, pour beaucoup, pleinement assumé comme une compensation de l’immense écart entre l’attente de consommation et la réalité. Réveil dionysiaque pour certain·es, cauchemar prophétique pour d’autres, on voyait, d’une part, des centaines de pillages avec plusieurs milliers de personnes participant d’une sorte de rite durkheimien (et plusieurs milliers d’autres regardant avec amusement les appareils ménagers arriver pour alimenter les feux des barricades) et d’une autre, certains voisins des quartiers plus aisés, vêtus en gilets jaunes, créant des groupes d’autodéfense improvisés, supposant que la prochaine étape de ces rassemblements et manifestations anarchiques serait le pillage de leurs quartiers. Ces deux perspectives du soulèvement (ou du réveil), donnent un aperçu autant de la peur atavique de la société chilienne d’être dépouillée de ce qui « m’appartient » que du goût inavouable pour assister à la décadence totale du régime néolibéral. Entre l’espoir et la peur (celle-ci autant collectée que produite par les propagations médiatiques), les élites politiques ont agi comme on sait désormais pour accoucher, en temps record, d’un accord sur la nécessité de revoir la Constitution de Pinochet. Elles pensaient avoir trouvé une clé efficace pour déverrouiller des serrures, sauf que, comme lorsqu’un voile se soulève mystérieusement, personne ne savait ce qu’il y aurait de l’autre côté des surfaces dé-constituées.

4. Une masse hétéroclite : Sans être aussi massive que nous l’avons cru, l’explosion avait créé parmi ses beautés une massification intergénérationnelle sans précédents : des anciens et des jeunes réunis par leurs espoirs et leurs nostalgies dans une transversalité des émotions qui a propulsé la contagion. C’était illégal, anarchique, parfois violent, mais c’était aussi une diagonale tracée par-dessus les diagrammes carrés de nos programmations. « La plus grande marche de l’histoire » (en fait une multiplicité d’expressions de rue), est née une semaine seulement après le début du soulèvement, révélant qu’une partie importante des citoyens partageait le sentiment que la société chilienne avait un problème structurel et que les solutions ne résidaient pas dans des mesures contingentes. Il n’y avait pas de diagnostic, encore moins de solution, mais il y avait un malaise devenu incontournable et la société chilienne l’exprimait de multiples façons, comme un corps qui se réveille au milieu d’une nuit fiévreuse. Loin de l’unité esthétique des révolutions avec leurs pancartes et mots d’ordre, il y avait ici un « désordre » commun et une suite d’assemblages difficilement comparables à un projet. La fragmentation des demandes créait une formidable éclosion esthétique de ce commun, sans pour autant arriver à saisir la forme politique qui aurait pu réorganiser les coordonnées du monde duquel il était né. C’était comme un tableau qui risque, dans une touche, soit l’accomplissement d’une forme, soit sa totale perte. Le mécontentement et le réveil sensible que nous expérimentions s’écrivait partout sur les murs, sans que personne n’ait l’abécédaire pour le lire. Dans cette saturation des murs, la politique révélait sa relative impuissance.

La non-médiation

Le soulèvement laissait ainsi apparaître la nudité de ce phénomène constaté un peu partout : la revendication sans médiation. Des hommes et des femmes avides de droits exigeaient l’accès à tant de choses justes pour une meilleure vie : santé, éducation, accès à la culture, conscience écologique, soin des vulnérables, dignité enfin. On revendiquait tout, d’une abstraite « fin du patriarcat », jusqu’aux droits pour les consommateurs, les mouvements écologistes locaux, les sociétés animalistes et les membres de clubs sportifs. Cette prolifération de demandes de droits envisagées s’est peut-être soulevée si haut, avec une telle puissance d’apparition, qu’elle a rendu invisible la nudité centrale qu’elle dévoilait cependant : la grossière injustice redistributive. Et si le désir de nouvelles manières de partage était sans doute un moteur du réveil, il ne parvenait pas à s’articuler comme prioritaire. Ce qui s’exigeait dans les rues prenait une forme tribale aussi séduisante qu’intraduisible, peut-être la forme directe des rêves. Par son annonce d’une fin de la politique telle que nous la connaissons, cette absence de médiation menait autant à des innovations formelles, d’espoirs donc, qu’aux désespoirs.

Dans le vacarme de l’action, les images qui nous restent des marches sont celles de milliers de personnes derrière aucune bannière, parce qu’il n’y a pas de bannières, et où personne n’écoute aucun leader, parce qu’il n’y a pas leaders. Ielles avaient compris, à l’époque au moins, qu’ielles faisaient partie du problème. Pas de leader donc, pas de programme, mais une envie de vivre en commun quelque chose d’inouï, de réhabiter les rues, d’y faire la fête, de manger ensemble, d’ouvrir tant de micros éteints.

Le Chili s’est réveillé, disait-on. Le voile qui recouvrait sa forme et sa respiration commune avait été soulevé, notre corps social étant ainsi apparu sous un jour nouveau. Mais nous avons peut-être manqué de voir dans ce réveil sa manière même d’apparaître, nocturne, fugitive, poétique. Certain·es ont cru y reconnaître un sens préfiguré, comme si les fabulations des rues étaient juste des métaphores sauvages et énigmatiques du déjà conçu. Ce réveil semble pourtant avoir été celui des dormeurs et des dormeuses aux espoirs liminaires et encore ouverts.

Inépuisables nuits

La production des imaginaires continue son travail en nous. Les surgissements esthétiques qui semblaient annoncer sa conversion politique n’étaient sans doute pas encore traduisibles : les pillages, les incendies, les marches étaient des formes politiques vulnérables et réfractaires aux articulations convenables, mais pour que « la peur ne l’emporte pas sur l’espoir », il faudra peut-être accepter que les ouvertures de l’histoire − comme les réveils − coïncident rarement avec nos attentes, accepter aussi le défi de nommer le politique autrement que par les camps qui le déchirent. Outre les divisions absurdes des représentants renfermé·es dans leurs luttes de couloirs, celles entre militant·es ou non militants progressistes, entre celleux qui ont ou non une expérience directe des discriminations, entre celleux en position de demander des droits et celleux qui n’ont même pas le temps de concevoir un discours à ce propos, celleux qui tentent une saisie réflexive et celleux qui y découvrent juste des manières de sentir et de manifester ce qui nous arrive, nous nous sommes parfois divisé·es précisément là où nous aspirions à mutualiser nos imaginations. Que nous ayons un horizon révolutionnaire ou que nous ne soyons que pris·es par des révoltes, le dévoilement des formes fait apparaître des chimères et des énigmes, mais nous offre aussi des opportunités d’organisation sobre, avec moins de surchauffe interprétative et d’incompréhensible bataille pour la définition de tel ou tel camp de bataille. Nous accorder sur un peu de silence rhétorique, réduire la part de volontarisme dans nos lectures de ce qui advient serait déjà un premier pas.

Écouter encore et encore la poésie du vent qui lève les voiles se lever, observer les horizons qu’ils découvrent sans forcer l’avènement de ce que nous espérions voir arriver, mais en gardant une curiosité inconditionnelle, quitte à passer par le plus grand inconfort intellectuel. Cela peut accoucher non seulement d’un réveil ou d’un rêve, mais d’une vraie révolution, voilà l’une des questions que pose l’histoire récente du Chili.