99. Multitudes 99. Eté 2025
A chaud 99.

Trumpisme et vectofascisme

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On peut parler de vectofascisme pour désigner une forme politique contemporaine qui adapte les mécanismes fondamentaux du fascisme historique aux structures technologiques, communicationnelles et sociales de l’ère numérique1. Il se définit précisément comme un système politique caractérisé par l’instrumentalisation algorithmique des flux d’information et des espaces latents pour produire et orienter des affects collectifs, principalement la peur et le ressentiment, au service d’un projet de pouvoir autoritaire.

Plusieurs éléments suggèrent des convergences significatives entre le gouvernement Trump 2 et les caractéristiques fondamentales du fascisme :

1. La personnalisation extrême du pouvoir et le culte de la personnalité.

2. Le rapport instrumental à la vérité factuelle et l’incohérence délibérée du discours.

3. La désignation systématique de boucs émissaires (immigrants, minorités ethniques, « élites cosmopolites »).

4. La remise en cause des institutions démocratiques (contestation des résultats électoraux, pression sur l’appareil judiciaire).

5. La mobilisation d’affects collectifs (peur, ressentiment, nostalgie) plutôt que d’arguments rationnels.

Le culte de l’interface

Dans l’univers des images techniques, que devient le chef ? Il n’est plus un sujet porteur d’une volonté historique mais une fonction dans un système de feedback. Il n’est ni entièrement un émetteur ni complètement un récepteur, mais un nœud dans un circuit cybernétique de modulation affective.

Le culte du chef vectofasciste n’est plus un culte de la personne mais un culte de l’interface, de la surface d’interaction. Ce qui est adoré n’est pas la profondeur supposée du chef mais sa capacité à fonctionner comme une surface de projection parfaite, et c’est pourquoi il peut se contredire sans contradiction. Le chef idéal du vectofascisme est celui qui n’offre aucune résistance à la projection des désirs collectifs algorithmiquement modulés de la partie de la population sur laquelle il croit pouvoir appuyer son pouvoir.

La grotesquerie devient ainsi non plus un accident mais un opérateur politique essentiel. Si le corps du leader fasciste traditionnel était idéalisé (fût-ce par la seule puissance agissante de son discours), devant incarner la perfection de la race et de la nation, le corps du leader vectofasciste peut s’affranchir de cette exigence de perfection précisément parce qu’il n’a plus à incarner mais à canaliser. Le caractère manifestement construit, artificiel, même ridicule de l’apparence (la coiffure improbable, le maquillage orange) n’est pas un défaut mais un atout : il signale que nous sommes pleinement entrés dans le régime de l’image technique, où le référent s’efface derrière sa propre représentation.

Cette transformation ontologique du statut du chef modifie également la nature du lien qui l’unit à ses partisans. Là où le lien fasciste traditionnel était fondé sur l’identification (le petit-bourgeois s’identifie au Führer qui incarne ce qu’il aspire à être), le lien vectofasciste fonctionne davantage par résonance algorithmique : le chef et ses partisans sont ajustés l’un à l’autre non par un processus psychologique d’identification mais par un processus technique d’optimisation. Les algorithmes façonnent simultanément l’image du chef et les dispositions affectives des partisans pour maximiser l’alignement entre eux.

Ce passage de l’identification à l’alignement transforme la temporalité même du lien politique. L’identification fasciste traditionnelle impliquait une temporalité du devenir (devenir comme le chef, participer à son destin historique). La résonance vectofasciste implique une spatialité de l’équidistance : chaque tweet, chaque déclaration, chaque apparition du chef produit un pic d’intensité affective immédiatement mesurable en termes d’engagement numérique, puis s’efface dans le flux continu du présent perpétuel. D’où le besoin du chef de faire tout ce qu’il faudra pour être constamment au centre de l’attention médiatique.

La puissance de la contrefactualité

Le rapport vectofasciste à la vérité n’est pas simplement un mensonge ou une falsification. La distinction binaire vrai/faux appartient encore à la pensée alphabétique. Ce qui caractérise le vectofascisme post-alphabétique est plutôt la production d’une indécidabilité calculée, d’une zone grise où le statut même de l’énoncé devient indéterminable.

Ce mécanisme ne doit pas être compris comme irrationnel. Au contraire, il est hyper-rationnel dans sa capacité à exploiter les failles des systèmes de vérification. La post-vérité n’est pas l’absence de vérité mais sa submersion dans un flot d’informations contradictoires dont le tri exigerait un effort cognitif dépassant les capacités attentionnelles disponibles.

Le capitalisme a toujours su qu’il était plus efficace de saturer l’espace mental que de le censurer. Le vectofascisme applique cette logique à la vérité elle-même : non pas nier les faits, mais les noyer dans un océan de « faits alternatifs » qui tordent la factualité, de quasi-faits, de semi-faits, d’hyper-faits, jusqu’à ce que la distinction même devienne un luxe cognitif inabordable.

Cette stratégie de saturation cognitive exploite une asymétrie fondamentale : il est toujours plus coûteux en termes de ressources cognitives de vérifier une affirmation que de la produire. Produire un mensonge complexe coûte quelques secondes ; le démystifier peut exiger des heures de recherche. Cette asymétrie, négligeable dans les économies attentionnelles pré-numériques, devient décisive dans l’écosystème informationnel contemporain caractérisé par la surabondance et l’accélération.

Le vectofascisme pousse cette logique jusqu’à transformer la véracité elle-même en une simple variable d’optimisation algorithmique. La question n’est plus Est-ce vrai ?, mais quel degré de véracité maximisera lengagement pour ce segment spécifique ? Cette instrumentalisation calculée de la vérité peut paradoxalement conduire à une calibration précise du mélange optimal entre faits, demi-vérités et mensonges complets pour chaque micro-public.

Cette modulation fine du rapport à la vérité transforme la nature même du mensonge politique. Le mensonge traditionnel présupposait encore une reconnaissance implicite de la vérité (on ment précisément parce qu’on reconnaît l’importance de la vérité). Le mensonge vectofasciste opère au-delà de cette distinction : il ne s’agit plus de nier une vérité reconnue, mais de créer un environnement informationnel où la distinction même entre vérité et mensonge devient une variable manipulable parmi d’autres.

Les concepts traditionnels de propagande ou de manipulation deviennent ainsi partiellement obsolètes. La propagande classique visait à imposer une vision du monde alternative mais cohérente ; la modulation vectofasciste de la vérité renonce à cette cohérence au profit d’une efficacité localisée et temporaire. Il ne s’agit plus de construire un grand récit alternatif stable, mais de produire des micro-récits (potentiellement contradictoires entre eux) adaptés à chaque segment de population et à chaque contexte attentionnel.

La fragmentation de l’ennemi

Là où le fascisme historique désignait des ennemis universels de la nation (le Juif, le communiste, le dégénéré), le vectofascisme calcule des ennemis personnalisés pour chaque nœud du réseau. C’est une haine sur mesure, algorithmiquement optimisée pour maximiser l’engagement affectif de chaque segment de population.

Cette personnalisation n’est pas une atténuation mais une intensification : elle permet d’infiltrer les micropores du tissu social avec une précision chirurgicale. Le système ne propose pas un unique bouc émissaire mais une écologie entière de boucs émissaires potentiels, adaptés aux dispositions affectives préexistantes de chaque utilisateur.

L’ennemi n’est plus un Autre monolithique mais un ensemble de micro-altérités dont la composition varie selon la position de l’observateur dans le réseau, et dont le wokisme est (provisoirement ?) le paradigme. Cette modulation fine des antagonismes produit une société simultanément ultra-polarisée et ultra-fragmentée, où chaque bulle informationnelle développe ses propres figures de haine.

Cette fragmentation des figures de l’ennemi ne diminue pas l’intensité de la haine mais la rend plus efficace en l’adaptant précisément aux dispositions psycho-affectives préexistantes de chaque utilisateur. Les algorithmes peuvent identifier quelles caractéristiques spécifiques d’un groupe désigné comme ennemi susciteront la réaction émotionnelle la plus forte chez tel utilisateur particulier, puis accentuer précisément ces caractéristiques dans le flux informationnel qui lui est destiné.

Cependant, cette personnalisation des boucs émissaires ne signifie pas l’absence de coordination. Les algorithmes qui modulent ces haines personnalisées sont eux-mêmes coordonnés au niveau méta, assurant que ces antagonismes apparemment dispersés convergent néanmoins vers des objectifs politiques cohérents. C’est une orchestration de second ordre : non pas l’imposition d’un ennemi unique selon une idéologie cohérente et rigide, mais la coordination algorithmique d’inimitiés multiples, au sein d’une idéologie bel et bien présente mais fluide et adaptative.

Cette distribution algorithmique de la haine transforme également la temporalité des antagonismes. Le fascisme traditionnel désignait des ennemis stables, permanents, essentialisés (le Juif éternel, le communiste international). Le vectofascisme peut faire varier les figures de l’ennemi selon les nécessités tactiques du moment, produisant des pics d’intensité haineuse temporaires mais intenses, puis réorientant cette énergie vers de nouvelles cibles lorsque l’engagement faiblit. Mes amis il ny a point damis résonne aujourd’hui très étrangement.

Cette souplesse tactique dans la désignation des ennemis permet de maintenir une mobilisation affective constante tout en évitant la saturation qui résulterait d’une focalisation trop prolongée sur un même bouc émissaire. La haine devient ainsi une ressource attentionnelle renouvelable, dont l’extraction est optimisée par des algorithmes qui surveillent constamment les signes de désengagement et recalibrent les cibles en conséquence.

Le contrôle vectoriel

Le fascisme historique fonctionnait dans l’espace disciplinaire foucaldien : quadrillage des corps, visibilité panoptique, normalisation par l’extérieur. Le vectofascisme opère dans un espace latent de n-dimensions qui ne peut même pas être visualisé directement par l’esprit humain.

Cet espace latent n’est pas un lieu métaphorique mais un espace mathématique concret dans lequel les réseaux de neurones artificiels génèrent des représentations compressées des données humaines. Ce n’est pas un espace de représentation mais de modulation : les transformations qui s’y produisent ne représentent pas une réalité préexistante mais génèrent de nouvelles réalités.

La géographie politique traditionnelle (centre/périphérie, haut/bas, droite/gauche) devient inopérante. Les coordonnées politiques sont remplacées par des vecteurs d’intensité, des gradients de polarisation, des champs d’attention dont les propriétés ne correspondent à aucune cartographie politique antérieure.

Cette transformation de la géographie du pouvoir n’est pas une simple métaphore mais une réalité technique concrète. Les grands modèles de langage contemporains, par exemple, n’opèrent pas primitivement dans l’espace des mots mais dans un espace latent de haute dimensionnalité où chaque concept est représenté comme un vecteur possédant des centaines ou des milliers de dimensions. Dans cet espace, la distance entre deux concepts n’est plus mesurée en termes spatiaux traditionnels mais en termes de similarité cosinus entre vecteurs.

Cette reconfiguration de l’espace conceptuel transforme fondamentalement les conditions de possibilité du politique. Les catégories politiques traditionnelles (gauche/droite, conservateur/progressiste) deviennent des projections simplifiées et appauvries (unidimensionelles) d’un espace multidimensionnel plus complexe. Les algorithmes, eux, opèrent directement dans cet espace latent, capable de manipuler des dimensions politiques que nous ne pouvons même pas nommer car elles émergent statistiquement de l’analyse des données sans correspondre à aucune catégorie préexistante dans notre vocabulaire politique.

Le pouvoir qui s’exerce dans cet espace latent échappe ainsi partiellement à notre capacité même de le conceptualiser. Comment critiquer ce que nous ne pouvons pas représenter ? Comment résister à ce qui opère dans des dimensions que nous ne pouvons pas percevoir directement et qui permet de passer de n’importe quel point à n’importe quel autre ? Cette invisibilité constitutive n’est pas accidentelle mais structurelle : elle découle directement de la nature même des espaces vectoriels de haute dimensionnalité qui constituent l’infrastructure mathématique du vectofascisme.

Cette invisibilité est renforcée par le caractère propriétaire des algorithmes qui opèrent ces transformations. Les modèles qui modulent nos environnements informationnels sont généralement protégés par le secret commercial, leurs paramètres précis sont inaccessibles non seulement aux utilisateurs mais souvent même aux développeurs qui les déploient. Cette opacité n’est pas un bug mais une feature : elle permet précisément l’exercice d’un pouvoir qui peut toujours nier sa propre existence.

1Cet article propose un extrait du texte bien plus long publié par lauteur sur son site (https://chatonsky.net/vectofascisme-2/) et repris par Hubert Guillaud sur le site Dans les algorithmes (https://danslesalgorithmes.net/2025/03/25/vectofascisme/). Il sera suivi dautres interventions sur le vectofascisme et les politiques vectorielles dans le no 100 de Multitudes.