L’assassinat du maire de Gdańsk, Paweł Adamowicz, le 14 janvier 2019, a révélé au monde entier la haine qui règne aujourd’hui en Pologne. Une haine orchestrée par le parti Droit et Justice (PiS), actuellement au pouvoir, et par ses supplétifs – groupuscules fascistes, prédicateurs nationaux catholiques, prêtres en folie, universitaires aigris, sites web et journaux patriotiques, xénophobes ou antisémites. C’est un processus à l’œuvre depuis les campagnes électorales de 2015, qui exploite avec dextérité l’efficacité des réseaux sociaux pour la propagation virale des rumeurs et autres calomnies.
Adamowicz n’était pas un révolutionnaire, tout simplement un démocrate, de culture libérale et démocrate chrétienne. Dès le lycée, il milite dans les rangs de Solidarność clandestine. Étudiant en droit, il est un des organisateurs des grèves de 1988 à Gdańsk – mouvement qui a imposé les négociations entre le pouvoir communiste et Solidarność (table ronde de février 1989), lesquelles ont initié le processus de transformation. Assistant à l’université, puis vice-recteur, il participe à la fondation de plusieurs associations et à un parti libéral (SKL). Élu maire de Gdańsk en 1998, il se joint à son ami Donald Tusk pour créer en 2001 un grand parti centre droit, la Plate forme civique (PO). Son mandat de maire est renouvelé cinq fois (2002, 2006, 2010, 2014 et 2018).
Depuis l’échec du gouvernement de la gauche postcommuniste (2001-2004), la vie politique polonaise est scandée par l’alternance entre le PiS national-conservateur (Parti Droit et Justice) et la PO libérale, avec une courte période de cohabitation close par la mort du président Lech Kaczyński, frère jumeau de l’actuel dirigeant du PiS, dans un accident d’avion à Smolensk en mars 2010. Donald Tusk et ses amis ont gouverné sans partage jusqu’à la fin de 2015.
Malgré une transition socialement difficile, du moins jusqu’au milieu des années 2000, la Pologne connait un développement économique spectaculaire, avec 4 ou 5 % de croissance par an, dopé par l’adhésion à l’Union européenne en 2004 pour aboutir, depuis quelques années à des indicateurs macro économiques dont rêveraient nombre d’États membres1. Ce qui n’empêche pas des facteurs structurels de mécontentement : déstructuration de services publics (santé, école), extension du travail précaire notamment pour la jeunesse diplômée, baisse du taux d’activité des femmes, marginalisation de territoires et de groupes sociaux, corruption. Et donc, comme un peu partout en Europe, une accumulation de ressentiments contre les « élites » au pouvoir.
Le PiS exploite ces mécontentements en les intégrant dans une mise en scène tragique et complotiste de la catastrophe de Smolensk (qui devient un attentat russe avec la complicité de Tusk !) et en accusant l’establishment au pouvoir de trahir le changement voulu par la première Solidarność de 1980-1981. Il se présente comme protecteur et réparateur de ces injustices et trahisons. Les élites libérales européistes de la PO alliées avec les anciens communistes, auraient ruiné la Pologne, et se seraient enrichies sur le dos du peuple en l’excluant des décisions. Le PiS se promet de réaliser le « bon changement », avec une politique sociale démagogique et en écartant les « Polonais de mauvaise sorte », en redonnant confiance au peuple mis à genoux par ces élites néo-communistes et leurs copains de Bruxelles. Jaroslaw Kaczyński, le chef incontesté de Droit et Justice (PiS), a résumé son programme par une formule difficilement traduisible en français wstawanie z kolan (littéralement, « se relever d’une mise à genoux » qui pourrait correspondre à « relever la tête »), mais avec une connotation dramatique qui insiste sur l’humiliation subie. Il veut, affirme-t-il, rendre sa fierté à la nation.
Gdansk, îlot de progressisme
À Gdańsk, berceau de Solidarność, ce discours passe mal. Depuis la fin des années 1990, la population élit des députés majoritairement PO ou apparentés, et un maire aux convictions, et surtout à la pratique, opposées à cette vision apocalyptique. Comme d’autres élus locaux de villes moyennes et des métropoles, il a mené au contraire une politique ouverte et participative de transformation de la ville. Avec ses deux voisines, Gdynia et Sopot, elle forme une des métropoles les plus dynamiques du pays (la Tricité ou Trójmiasto). Outre un bon développement économique et une réhabilitation urbaine appréciée, de nouveaux moyens de transports, un souci écologique, elle se distingue par une grande ouverture culturelle et sociétale. C’est à Gdańsk qu’a été inauguré en 2016, un musée de la Seconde Guerre mondiale exceptionnel : là où cette guerre a commencé (bataille de Westerplatte, 1er–7 septembre 1939), une équipe d’historiens a conçu une présentation internationale de la guerre, centrée sur le sort des populations civiles. Or le PiS considère que ce musée manque de patriotisme, et, une fois au pouvoir, fait tout pour le fermer (éviction de son directeur et concepteur, « correction » de l’exposition, discours ultra nationaliste).
C’est aussi cette ville et son maire qui ont été cités en exemple par l’UNHCR2 en février 2018 pour l’accueil des migrants : « Le modèle de Gdańsk est un programme inclusif qui aide les réfugiés et les migrants dans leur insertion. L’idée générale est que tous les individus et l’ensemble des secteurs de la société – de l’éducation à la culture en passant par le monde du travail ou le secteur de la santé – doivent activement inclure les réfugiés. Un conseil consultatif, le Conseil des immigrés et de l’égalité de traitement, composé de treize personnes migrantes (dont deux réfugiés), tient le maire régulièrement informé de leurs préoccupations. Gdańsk est une ville portuaire de 460 000 habitants, qui accueille environ 25 000 réfugiés et migrants. Ils sont pour la plupart originaires de territoires de l’ancienne Union soviétique, comme l’Ukraine ou la Tchétchénie, mais aussi du Rwanda ou de la Syrie ». Cette politique a valu à Paweł Adamowicz une pluie de messages de haine. Il s’est vu privé de subvention par le gouvernement central. Il a tenu bon, et disait : « La diversité est une richesse, pas un problème ! C’est seulement en rencontrant l’autre, en rencontrant l’étranger, que l’on peut s’enrichir ». Il faisait partie des signataires d’une fameuse Déclaration des maires pour l’accueil des migrants du 30 juin 2017.
Cette attitude correspondait à sa pratique de la démocratie locale, il associait les habitants à ses décisions (budget participatif), et savait les écouter. Ainsi sur les questions de société. D’abord plutôt conservateur, il a su évoluer. En 2005, après avoir voulu interdire une Gay Pride, il a discuté avec les associations LGBT et l’a autorisée. En 2017, il fut même à l’origine de la troisième « Marche pour l’Égalité » dans la Tricité. Il a commenté sa décision de la manière suivante : « Parfois il arrive de changer d’opinion. La mienne, jadis très conservatrice, a changé aussi, mais que l’on soit conservateurs, libéraux ou encore socialistes, on ne doit pas oublier de respecter l’autre ainsi que le droit d’exprimer son opinion et ses croyances – même si l’on n’est pas d’accord ». Et il ajoutait : « Ma présence à cette Marche est en accord avec ma chrétienté, mon catholicisme ». Ce qui lui valut des attaques incessantes de l’extrême droite locale, relayées par les médias du pouvoir (radio et télévision). Un groupe a même publié son « acte de décès politique » pour cause de « libéralisme et multiculturalisme ». Or le parquet, directement aux ordres du ministre de la Justice suite aux réformes du PiS, n’a pas donné suite à la plainte du maire, au motif que « l’intention de publier des ‘actes de décès politiques’ n’est pas une incitation à la haine, mais exprime un mécontentement face aux initiatives prises par le maire » (janvier 2019).
Chronique d’une haine ordinaire
Le jour de son assasinat, Paweł Adamowicz préside une manifestation caritative, le rassemblement final de la 27e édition du Grand Orchestre de charité de Noël (WOŚP), très populaire dans les écoles et le pays, mais haïe par le pouvoir et… l’Église, concurrence oblige ! Cette année, la Fondation WOŚP a collecté des fonds pour le traitement des nouveau-nés. Les éditions précédentes avaient permis d’acheter du matériel spécialisé inaccessible aux hôpitaux sans le soutien du WOŚP. Tous les Polonais ont vu à l’hôpital ne serait-ce qu’un appareil avec un grand cœur rouge (logo de la Fondation placé sur le matériel acheté grâce aux récoltes de fonds). Cependant, la Fondation et son président Jerzy Owsiak sont depuis de nombreuses années les cibles de fausses rumeurs d’enrichissements personnels. Owsiak est également attaqué pour avoir soutenu les manifestations de femmes contre les restrictions du droit à l’IVG. Sur les murs on aperçoit des slogans comme « Tu soutiens WOŚP et Owsiak, tu soutiens l’avortement et l’euthanasie ».
Ce dimanche 14 janvier 2019, beaucoup de familles généreuses et des bénévoles se tiennent debout dans le froid, avec des badges en forme de cœur, écoutent des orateurs tandis que dans les rues adjacentes des petits groupes provocateurs les insultent, reprenant les attaques de la presse gouvernementale qui traite Owsiak de « nain visqueux » et de pantin aux mains de politiciens corrompus. Telle est sur le terrain la campagne de haine lancée par ces groupes et encouragées par le pouvoir. Quand le maire prend la parole, il n’a pas dit une phrase qu’un homme lui saute dessus et le frappe de plusieurs coups de couteau, saisit le micro et crie « La Plate-forme civique m’a mis en prison et torturé, c’est pourquoi Adamowicz a été tué ».
« Assez de haine ! » crient les habitants de Gdańsk qui, le soir même, défilent silencieusement, par dizaines de milliers dans les rues de la ville. Des files d’attente de don du sang se forment spontanément devant l’hôpital où les médecins tentent de sauver le maire. C’est un choc national. Quand le décès est annoncé, l’émotion est grande dans l’ensemble du pays. Certes, le pouvoir condamne le meurtre, mais en insistant sur le déséquilibre mental de l’assaillant. Les médias officiels relativisent l’événement, ils suggèrent parfois une imprudence du maire.
La grande romancière polonaise Olga Tokarczuk3 nous livre le sens de cet assassinat, tel qu’il est perçu par une grande partie de l’opinion. C’est « une attaque contre la vision d’une Pologne libérale et progressiste. Je suis intimement convaincue qu’il faut considérer les mots comme des armes concrètes, chaque invective ou menace comme un acte de violence et d’agression. […] La télévision d’État, source d’information d’un nombre non négligeable de Polonais, ne cesse de calomnier en termes agressifs et diffamatoires l’opposition politique et tous ceux dont les idées ne sont pas celles du parti au pouvoir. Le maire a été traité de voleur, d’allemand, d’homophile et de mafioso. […] En Pologne, ces boucs émissaires sont ceux que l’on traite de gauchistes cinglés, de queer lovers, d’Allemands, de juifs, de pantins de l’Union européenne, de féministes, de libéraux, sans oublier tous ceux qui soutiennent les migrants. Ajoutez à cela le silence et le cynisme du clergé, la propagande maladroite et agressive de la télévision d’État, l’indifférence de la police aux excès antisémites, les manifestations publiques déshumanisant les « ennemis de la nation », les charges contre l’autorité du pouvoir judiciaire et l’impardonnable destruction de l’environnement, et vous obtiendrez une atmosphère suffocante de haine, une impasse fortement émotionnelle dans laquelle il ne peut y avoir que des traîtres et des héros ».
Attiser la peur générale
Pourquoi tant de haine ? C’est l’ingrédient indispensable d’une politique. Le PiS a rassemblé « son camp » en construisant ses ennemis à tous les niveaux, sur la plupart des sujets. Selon un style politique bien connu dans notre monde contemporain, il entretient des inquiétudes souvent justifiées, s’appuie sur des aspirations démocratiques réelles de populations qui se sentent marginalisées socialement et territorialement, et les canalise contre des ennemis responsables de tous les maux. Selon la bonne vieille méthode de Carl Schmidt, le monde devient binaire, entre eux et nous, le bien et le mal, nos amis nos ennemis, et la lutte doit être impitoyable. Il s’agit toujours « d’éliminer » ou de « purifier », de se délester de tout ce qui salit. À propos des migrants par exemple, Kaczyński nourrit la confusion avec les terroristes en déclarant : « Après les événements récents liés à des actes de terrorisme, la Pologne n’acceptera pas de réfugiés, parce qu’il n’y a pas de mécanisme qui permettrait d’assurer la sécurité ». Plus, il fait du réfugié un foyer d’infection, porteur du « choléra qui sévit sur les îles grecques, de la dysenterie à Vienne et de toutes sortes de parasites […] qui peuvent être dangereux pour les populations locales ». Cette rhétorique rappelle une autre époque… On la retrouve ces derniers temps dans ses attaques contre la « théorie des genres », l’éducation à la sexualité et les enseignants qui apprendraient aux enfants à se masturber. « Sauvons nos enfants ! », a-t-il crié récemment devant une convention du PiS.
Tout est bon pour attiser les haines, en jouant sur les peurs et le désarroi. De même ils s’en prennent aux voisins – aux Allemands qui n’auraient pas indemnisé suffisamment les Polonais des destructions de guerre, aux Ukrainiens qui seraient responsables d’un génocide anti polonais en Volhynie (1943), aux Russes qui prépareraient une invasion comme en Crimée, etc. Ce n’est pas l’Église catholique qui, comme jadis sous le communisme, apaisera les passions ou jouera les intermédiaires dans ces conflits. Elle a clairement choisi le camp du pouvoir, du moins l’épiscopat et la plupart des évêques. Elle est vampirisée par les prédicateurs nationaux catholiques de Radio Maryja. En plus, elle perd du crédit. Les vocations et les pratiques religieuses des Polonais s’affaiblissent, les scandales de pédophilie et de corruption envahissent le clergé. Cet hiver, un film intitulé Kler, qui dénonce ouvertement cette vie profiteuse et immorale, a été vu en quelques semaines par 5 à 6 millions de spectateurs. La plus grande fréquentation depuis très longtemps. Un vrai choc !
Une Pologne déchirée
Résultat, les tensions sont très fortes en Pologne et le débat politique impossible, à la veille de trois scrutins majeurs cette année et début 2020 (européennes, législatives et présidentielles). Les oppositions parlementaires tentent de s’unir et se renforcent dans les sondages, toutefois les résultats de ces élections sont imprévisibles. Les propositions alternatives paraissent trop générales, les bilans du passé n’ont pas toujours été tirés. L’attentat de Gdańsk nous révèle une Pologne déchirée, quoique économiquement prospère, divisée par des conflits qui semblent insolubles.
Dans la grande basilique Sainte Marie à Gdańsk se sont tenues le 19 janvier 2019 les obsèques de Paweł Adamowicz. Le maître du pays, Jaroslaw Kaczyński ne s’était pas déplacé. Un père dominicain, ami du défunt, a prononcé un hommage remarqué dans toute la Pologne. Chacun a compris à qui s’adressaient ces mots : « Un homme qui parle le langage de la haine, un homme qui construit sa carrière sur le mensonge, ne peut plus remplir de hautes fonctions dans notre pays. Et à partir de maintenant, nous nous y conformerons. Nous ne serons plus indifférents à la propagation du poison de la haine dans la rue, dans les médias, sur l’internet, dans les écoles, au Parlement et aussi dans l’Église ».
1 Entre 1 et 1,5% d’inflation, dette autour de 50% du PIB (2017), déficit budgétaire entre 1,4 et 1,8% (2018), 3 à 4% de taux de chômage (2018), source GUS, Varsovie.
2 Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.
3 Extrait d’une tribune parue dans Le Temps, lundi 28 janvier 2019. Olga Tokarczuk est romancière, essayiste et scénariste. On peut lire la plupart de ses livres traduits en français aux éditions Noir sur Blanc, notamment Les livres de Jakób (2018) et Les Pérégrins (2010). Elle a reçu le Man Booker International Prize en 2018.
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