Giuseppe Bronzini dresse un bilan des quinze mois de travail au grand jour de la Convention qui a réuni les pays de l’Union européenne en vue de la rédaction d’une constitution politique. Même si les débats n’ont toujours pas tranché entre un fédéralisme (encore à définir) capable de relancer le modèle social européen et une coopération inter-étatique fonctionnelle, fortement libérale, les signes d’essoufflement des souverainismes et les potentialités subversives des textes ne manquent pas.
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Pour la version originale de ce texte :
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Où sont nos Madison ? Dorénavant, nous le savons avec certitude : nos Madison n’existent pas. Reconnaissons que la méthode « conventionnelle », contestée par beaucoup, pour préparer la conférence intergouvernementale, à Rome, a obtenu un résultat, même involontaire. L’affrontement sur le futur de l’Union est apparu au grand jour à l’opinion publique européenne ; il a été si net et si âpre que le « compromis dilatoire » obtenu dans les derniers jours de la Convention sera instable et contesté par les deux camps. Ces dernières semaines, des mots très durs ont été prononcés. André Lamassoure a affirmé que si l’on n’a rien vu à Bruxelles de comparable à l’esprit de Philadelphie, c’est qu’à l’époque le problème des Anglais avait été déjà résolu, avec des méthodes auxquelles on ne peut plus avoir recours. Le Président de la Commission, Romano Prodi, n’a pas hésité à brocarder le projet initial de Giscard comme « trompeur, en retard », fruit d’un coup de force, et il n’a jamais cessé de juger le résultat final comme de toute façon, non satisfaisant. Malgré cela, aucun leader européen n’a pris le risque de promouvoir un mouvement pour transformer l’Union en un sens authentiquement fédéraliste.
Un “monstre” institutionnel, encore indéchiffrable
Certes l’affrontement entre « souverainistes » et « communautaires » n’a pas vu surgir un véritable mouvement pour une Europe politique et les lignes de fracture ont davantage touché à la configuration des pouvoirs de l’Union qu’aux droits garantis à ses citoyens. Mais les quinze mois de travail « au grand jour » de la Convention ont clarifié la portée d’une confrontation qui dépasse une dimension purement institutionnelle. Derrière cette bataille au sein de la Convention et des médias ,on voit surgir deux « philosophies » de l’intégration européenne ; il faudra choisir tôt ou tard entre ceux qui misent sur un fédéralisme (encore à définir) capable de relancer le modèle social européen et de réorganiser la vie démocratique à une échelle supranationale et les artisans d’une coopération inter étatique fonctionnelle, fortement libérale. Tous ont « joué le jeu » de l’écriture d’une Constitution européenne, en en acceptant implicitement le principe, y compris les Anglais auxquels ce terme ne semble plus faire peur dorénavant. Ce petit jeu pourrait bien se révéler dangereux pour les États : la thèse de l’inexistence d’un peuple européen a été « infirmée », dans la mesure où le terme a fini par s’imposer dans les médias et qu’il s’est invité à l’ordre du jour du vieux continent. Il sera de plus en plus difficile d’invoquer le manque de langage et de culture commune[[L’idée d’absence d’une culture commune est remise en cause : V. E. Denninger ” I pilastri di una cultura europea dello Stato di diritto” in Quaderni costituzionali n. 3\2003; P. Haberle, Per una dottrina della costituzione come scienza della cultura, Roma 2001
entre les citoyens européens pour empêcher le « saut » vers l’Europe politique.
Difficile donc, d’évaluer le travail de la Convention, privé de ses derniers chapitres. En revanche il ne faudra pas céder au désenchantement de ceux qui, à l’instar de J. Habermas et J. Derrida, ont plaidé pour une relance du projet européen, espérant que les oppositions croissantes entre l’Union et l’administration américaine pousseraient à une consolidation des éléments d’une Europe démocratique.
La redéfinition des pouvoirs du gouvernement a polarisé l’intérêt de tous, au sein et en dehors de la Convention, risquant de faire capoter toute l’opération. Le projet initial de Giscard de construire autour d’un « super présidant » doté d’une chambre des représentants ad hoc, a été ramené à des proportions plus modestes.
On a souligné, le besoin de changer radicalement le mécanisme de la majorité qualifiée, mais sur ce point, il est certain que la véritable bataille aura lieu au sein de la Conférence intergouvernementale. Le projet a été aussi vivement critiqué pour ne pas avoir modifié la procédure de révision. Et ce point est particulièrement sensible dans la réorganisation des pouvoirs de l’Europe parce qu’il engage directement le choix entre la méthode communautaire et la méthode intergouvernementale.
Toutefois il me semble que ce type de critique fait la part trop belle aux théories de l’intégration européenne qui distinguent l’ordre communautaire d’un ordre fédéral, sur le critère que dans le premier, les « maîtres des Traités » sont les États, tandis qu’une Fédération est le maître d’œuvre de ses propres changements constitutionnels. Il existe plusieurs définitions des caractéristiques spécifiques de l’ordre juridique inédit de l’Union. La meilleure est peut-être celle, adoptée par l’école berlinoise de I. Pernice, qui parle de « fédération constitutionnelle » pour rendre compte de l’originalité d’une construction juridique continentale irréductible aux catégories traditionnelles du droit public des XIX° et XX° siècles, sans nier la nécessité d’une amélioration radicale des mécanismes de participation démocratique et du degré de protection des droits fondamentaux[[V. I. Pernice « Multilevel constitutionalism and the Treaty of Amsterdam” in Common market law review n.3\1999 “; V.I. Pernice, ” The Charter of fundamental rights in the constitution of the European Union ” , Whi-Papers 14\2002.
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Du côté des théoriciens radicaux, qui abordent la question surtout du point de vue de la citoyenneté et de l’immigration, comme E. Balibar et Y. Moulier Boutang, des contributions ont mis l’accent sur l’ idée de « médiation » et « d’impuissance ». C’est-à-dire sur la reconnaissance d’un pluralisme qui ne doit pas être supprimé, comme dans les théories classiques de la souveraineté, mais se transformer en principe d’ouverture post-nationale des institutions européennes[[ E. Balibar , L’Europe, l’Amérique, la guerre. Réflexions sur la médiation européenne, Paris 2003 ; Y.MoulierBoutang « E pluribus multiplico, e pluribus multitudo. Remarques dans le désordre sur la future constitution » in Vacarme n.23\2003
. Et de fait, il est incontestable que les positions sont désormais assez polarisées: à ceux qui comme D. Grimm[[V. D. Grimm ” Il significato della stesura di un catalogo europeo dei diritti fondamentali nell’ottica della critica dell’ipotesi di una costituzione europea” in “Diritti e costituzione… “, cit..
continuent de répéter que la Kompetenz-Kompetenz demeure du ressort des États, parce qu’elle implique le pouvoir suprême de décider de la permanence d’un ordre donné, J. H.H. Weiler[[J.H.H. Weiler ” Federalismo e costituzionalismo: il Sonderweg europeo”, ibidem réplique que cette recherche de la « compétence en dernière instance » ressemble à la recherche du Graal : elle égare pour comprendre le fonctionnement des institutions qui n’ont pas de précédents. Par contre l’école déjà mentionnée plus haut, du multilevel constitutionalism résout ce problème de façon radicale en plaçant la source de la compétence de dernier ressort dans les mains des citoyens européens[[I. Pernice e F. Mayer ” La costituzione integrata dell’Europa” , cit.. En d’autres termes, c’est être formaliste et faire la part trop belle aux positions « souverainistes », aujourd’hui en déclin, que de tester la nature du précipité obtenu par le mélange entre l’ordre de matrice européenne et les ordres nationaux, à partir du seul critère de « qui a pouvoir de décision sur les traités ». Si on utilisait d’autres réactifs, comme le rappelle Weiler, à savoir la prééminence du droit communautaire et le caractère efficace de son droit sur l’ordre juridique interne des Etats membres les résultats seraient totalement différents.
La bataille sur l’interprétation du futur Traité constitutionnel, a d’ailleurs déjà commencé, et il n’est pas exclu que la Conférence intergouvernementale sous la direction italienne n’en dégrade le contenu et compromette le point d’équilibre. Pour que le Traité constitutionnel suive la mouture avalisée par la Convention, il faudra appuyer les options qui consolident un niveau politique et institutionnel supranational et européen, prenant ce texte comme le terrain préparatoire indispensable à ce « tournant » fédéraliste qui n’a pas eu lieu.
Le « modèle social européen » entre marché et constitution
Sur un plan plus substantiel, on peut se demander que vaut le projet de la Convention, même si tout texte de portée constitutionnelle mêle étroitement les questions institutionnelles et les questions se référant plus directement à la garantie des droits fondamentaux. L’enjeu est de relancer à l’échelle du continent les institutions de médiation entre les exigences de l’intégration sociales et celle d’une intégration systémique que nous connaissons sous le nom de Welfare State.
Exiger que ce soit l’Union qui réponde aux demandes de politique sociale capable de corriger les déséquilibres des dynamiques de marché est d’ailleurs un raisonnement implicitement fédéraliste, car depuis la fin du XIX° siècle les États ne sont pas seulement les maîtres des traités internationaux, mais également les maîtres de la solidarité. L’idée d’Habermas, que l’exclusion sociale soit combattue au niveau européen par l’Union au moyen d’un « revenu de base détaché de la situation de l’emploi » est au moins aussi subversive à l’égard de la souveraineté nationale que le principe de la majorité qualifiée[[ Sur le caractère central du basic income pour relancer un modèle européen de solidarité, v. J.M. Ferry La question de l’État européen, Paris 2000.. Si, sur le vieux continent, la loyauté politique a été obtenue en échange de la garantie de prestations sociales minimales[[ C. Offe ” Esiste, o può esistere una società europea?” in AAVV, Sfera pubblica e costituzione europea, Roma, 2001., ce maillon central de la légitimité se trouverait réorganisé à un niveau plus élevé pour cimenter un lien post-national dont les conséquences seraient salubrement subversives pour l’identité des États membres. Une telle perspective, généralement commune aux juristes du travail[[Voir le Rapport Supiot ” Au-delà de l’emploi ” Paris 1999; ainsi que « Il Manifesto per un’Europa sociale del 2000 » in Riv. Giur. Lav.n. 1\2002 progressistes, a été à la base d’une reconstruction historique récente s’appuyant sur des catégories « à la Polanyi ». On distinguerait ainsi trois phases des politiques sociales en Europe[[S. Giubboni , Diritti sociali e mercato. La dimensione sociale dell’integrazione europea Bologna, 2003 : la première, dominée par un modèle du « embedded liberalism » avalise un compromis entre la construction d’un marché unique trans-national reposant sur le déploiement des quatre libertés communautaires et l’édification de systèmes solides de protection sociale sur le plan intérieur. Les droits sociaux sont inscrits dans les constitutions de chaque pays et l’intégration économique ne compromet pas l’efficacité et l’autonomie des welfare States. La seconde phase est celle de la crise du premier modèle : les lois du marché attaquent la solidité des systèmes nationaux de droit social ; le droit de la concurrence commence à s’infiltrer dans le droit du travail et dans la protection sociale, affaiblissant et stérilisant jusqu’aux garanties constitutionnelles. Cette seconde phase tient dans l’énoncé selon lequel : « l’État n’est pas le souverain, mais il existe un souverain : grâce au Traités, le souverain, c’est le marché ». L’apogée de cette autonomisation des règles du marché, ce sont les obligations et les paramètres du Traité de Maastricht qui, en bridant la politique budgétaire des États, les empêchent de mener des politiques sociales même s’ils y sont théoriquement tenus par leur constitution. La dernière phase, celle du « re-embedding-libéralism »(le ré-encastrement du marché), voit la difficile reconstruction d’un bilan coûts et avantages de l’intégration. Le droit du travail se communautarise, on lance les politiques européennes de cohésion, l’élargissement des objectifs de l’Union, et l’on adjoint la négociation collective à la panoplie des outils juridiques de la Communauté. Tout comme l’équilibre du compromis représenté par le Welfare State national avait trouvé sa consécration dans son inscription dans les Constitutions de l’après-guerre, cette dernière phase devrait en théorie se stabiliser avec l’érection au niveau constitutionnel d’un système de sécurité sociale proprement européen. Comme Polanyi parlant de la réaction dans les milieux étatiques nationaux à un capitalisme « autorégulateur », les historiens futurs de l’Union pourraient bien commenter ainsi cette évolution : « il était inévitable que la société prît des mesures pour se défendre ».
Cette transformation requiert une nouvelle entité politique fédérale, même s’il reste à débattre si cette entité doit s’inspirer du modèle du « fédéralisme solidariste » d’inspiration allemande, dans lequel se maintiennent les caractéristiques institutionnelles des États modernes, ou bien du modèle du « fédéralisme coopératif » qui pourrait récupérer – par rapport à l’option précédente-, l’originalité des organes de l’Union et préserver les traits les plus saillants de polyarchies et de pluralisme institutionnel[[Voir W. Streeck ” Il modello sociale europeo: dalla redistribuzione alla solidarietà competitiva” SM 2000
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Le projet de la Convention et les droits socioéconomiques
Il faut avouer qu’entre les deux « maux radicaux » qui affligent la construction européenne dès son origine, sa « frigidité sociale » et son « déficit démocratique » (ou à tout le moins la forme incertaine de son gouvernement), le processus de restructuration de l’Union, s’est davantage intéressée au second qu’au premier. La Déclaration de Laeken a adressé à la Convention 56 questions, qui mis à part celle qui portent sur la valeur juridique de la Déclaration de Nice, ne semblent préfigurer aucune « révolution » dans les critères de régulation sociale, mais, malgré la minceur du mandat confié à la Convention en la matière, le « modèle social européen » a fini par constituer l’un des thèmes centraux du débat, à partir du moment où ont été réécrits les valeurs et les objectifs de l’Union ;
Le jugement à porter sur les résultats de la réécriture des Traités opérée par la Convention dans ce domaine doit être particulièrement prudent et éviter l’écueil formaliste. Bien des progrès prévus par le projet peuvent demeurer lettre morte s’ils ne sont pas interprétés et mis à l’épreuve des revendications collectives à l’échelle européenne qui se mesurent réellement à cette nouvelle dimension de la régulation sociale.
En procédant par ordre, il est incontestable que le Préambule de la Constitution n’autorise plus du tout une lecture de l’Union européenne en terme de lien ayant des objectifs fondamentalement économiques et purement fonctionnels. Ce texte a été à juste titre critiqué pour son « éclectisme » culturel et pour certains passages « ethnocentriques » ; il est très loin des « règles de l’art » dans lesquelles s’exprime « une langue solennelle répondant aux exigences des citoyens par son caractère concentré et sa capacité d’embrasser l’ensemble de l’horizon temporel (passé, présent et futur) que revêtent selon P. Haberle[[P. Haberle, ” il giurista europeo di fronte ai compiti del nostro futuro costituzionale comune” conferenza alla Luiss di Roma del 21.3.2003 ; disponible sur le site http://www.luiss.it
nombre de Préambules des Constitutions nationales : néanmoins ce texte lance clairement le message que la naissance de l’Union et son développement futur entendent dépasser les oppositions nationales entre les États et non pas seulement élargir un espace de marché.
Dans son ensemble, l’opération de réécriture des valeurs et des objectifs de l’Union a été positive. Dans l’article 2, il est affirmé que l’Union repose sur des valeurs “de respect de la dignité humaine, de liberté, d’égalité, d’État de droit et de respect des droits de l’homme”. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société « fondée sur le pluralisme, sur la tolérance, sur la justice, sur la solidarité et sur le non discrimination ». L’égalité fait ainsi son entrée dans les valeurs « fondatrices » de l’Union dont les organismes compétents (article 158) sont en droit d’attendre le respect de la part de tous les États membres, recourrant si besoin est, à des mesures plutôt draconiennes en cas de « risques patents de violation grave ».
Dans l’article 1.3 , les objectifs à caractère social semblent même prévaloir dorénavant sur ceux à caractère économique. Dans la description de ces derniers, apparaissent des adjectifs significatifs et nouveaux : « L’union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières internes et un marché unique dans lequel la concurrence est libre et non pas biaisée » et elle œuvre « pour un développement soutenable, fondé sur une croissance économique équilibrée et une économie sociale de marché fortement compétitive qui visent au plein emploi et au progrès social, un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement ». Non pas une croissance économique indifférenciée, mais une croissance tendant à respecter les impératifs écologiques, environnementaux et surtout sociaux.
À cela, viennent s’ajouter des objectifs découlant du principe de solidarité, qui entendent prévaloir sur un domaine postnational : l’Union « promeut la cohésion économique et sociale et territoriale, la solidarité entre les États membres » et également « combat l’exclusion sociale, les discriminations et promeut la justice et la protection sociale, la parité homme femme et la solidarité entre les générations ». Il ne fait aucun doute qu’il s’est produit un ré-ancrage des objectifs de l’Union : il n’est plus possible d’en déduire que ses buts primordiaux soient de caractère économique. L’Union semble avoir un « programme » très voisin de celui des entités politiques à compétence générale comme les États. Certes, quand on parle du « marché unique »le terme utilisé est celui de l’Union qui « offre » ou ailleurs simplement qui « promeut » ; toutefois le même article précise que les objectifs « sont poursuivis avec les moyens appropriés ». Et quant à l’exclusion sociale et les discriminations, par exemple, il est affirmé purement et simplement que l’Union les combat.
L’autre nouveauté est l’inclusion de la Déclaration de Nice dans la Constitution dont elle compose toute la seconde partie. Il s’agit d’un passage de la Constitution qui fera date qui aura des effets symboliques et institutionnels imprévisibles. L’insertion du Bill of Rights de Nice dans le Traité fondamental conforte la ré-interprétation des Constitution nationales comme des constitutions « partielles »[[P. Haberle ” Dallo stato nazionale all’Unione europea: evoluzioni dello Stato costituzionale ” Dir. eur. e comp. N.2\2002t..
Comment les États pourraient-ils résister alors au principe « patere legem quam ipse fecisti »[[«Soumets toi à la loi que tu as toi même faite».Sur ce point, je renvoie à ma contribution ” La Carta dei diritti fondamentali: dal progetto di un ” modello sociale europeo” alla costituzionalizzazione dell’Unione?” in AAVV ( a cura di H. Friese,A. Negri, P. Wagner ) , L’Europa politica: ragioni di una necessità, Roma 2002. qui les oblige en tant que signataires de la Déclaration, au respect solidaire avec l’Union de ces même droits ? Certes, l’insertion du nouvel alinéa à l’article II.52, voulu par la grande Bretagne, qui distingue, en matière de prérogatives individuelles et collectives de la Déclaration, entre les droits au sens propre et les « principes » à des fins de tutelle juridictionnelle, a pris tout le monde par surprise et s’avère inacceptable, surtout du point de vue culturel. Bien que l’introduction de cette clause, vise à humilier la culture garantiste européenne et remettre en discussion ce qui a été décidé par la première Convention, il est permis d’être sceptique sur les chances de réussite de « l’astuce » anglaise qui consiste à réserver aux droits socio-économiques un rang inférieur, sur la base de leur présumé « caractère programmatique ». Non seulement ce reclassement s’inscrirait frontalement contre tout ce qui a été établi par la première Convention, mais tous les droits sociaux (comme ceux du travail) sont définis explicitement comme des « droits ». Leur lecture en terme de « principes » s’oppose au texte même. Enfin, il incombera à la Cour de Luxembourg de tracer une distinction claire, et pour beaucoup d’entre eux, on s’attend à ce qu’ils seront renvoyés dans le domaine social, ce qui impliquera un retour à des théories constitutionnelles du XIX° siècle[[. G. de Burca ” Fundamental rights and citizenship ” in Ten reflexions on the Consitutional Treaty for Europe ( a cura di B. De Witte), EUI Fiesole 2003.
Le dernier diktat du gouvernement britannique a été de faire insérer dans le Préambule de la Déclaration la mention qu’elle sera « interprétée .. à la lumière des explications élaborées sous l’autorité du Praesidium de la Convention qui a rédigé la Déclaration ». L’objectif de ces précisions extravagantes semble être de freiner la créativité jurisprudentielle, mais il n’y a aucune raison de croire que l’importance de ces « explications » devienne plus pertinente que celle que revêtent les travaux parlementaires ou les références aux lois dans l’interprétation des actes législatifs. Sinon, comme l’a remarqué Robert Badinter, on aboutirait à l’absurdité de mettre sur le même plan les écrits de fonctionnaires anonymes et des normes élaborées durant des mois de discussion au sein d’une assemblée ad hoc de représentants officiels des États et des Parlements nationaux et européen.
L’incorporation de la Déclaration dans le Traité fondamental, permettrait avec cette mention de dépasser la protection « par réflexion » des droits socio-économiques, non comme des prérogatives subjectives parfaites en elles-mêmes et exigibles, mais comme des effets induits, des épiphénomènes de la construction et du maintien du marché unique. Mais comment serait-il possible d’endiguer un cercle vertueux jurisprudentiel entre les juges nationaux, les Cours nationales et les deux Cours européennes lorsqu’il s’agit de conférer de donner un sens et une portée commune aux normes de la Déclaration ?
Beaucoup dépendra de la façon dont les syndicats, les associations, les partis de gauche, les ONG sauront promouvoir l’essor d’une sphère publique européenne qui exprime une attente commune de justice sociale[[Sur le rôle des mouvements sociaux dans le processus de constitutionnalisation de l’Union, voir G. Allegri ” I nuovi movimenti sociali nello spazio comune europeo” in Democrazia e diritto n.12\2003; T. Negri ” La frattura dell’ordine globale” in Global n.2\2003
. Il serait fondamental d’élaborer une plate-forme jurisprudentielle européenne et que les juges nationaux s’identifient effectivement à leur fonction d’organe communautaire et d’interprètes du droit supranational, en se servant de leur redoutable pouvoir de laisser choir en désuétude le droit interne en face du droit de matrice européenne.
Fournissons un exemple du potentiel qu’offre la Déclaration à être investie d’un contenu effectif en termes de garantie des droits et d’émancipation. Alain Supiot[[A. Supiot ” Revisiter les droits d’action collective ” in Droit social n.7/8 2001, éminent juriste français , soutient que la norme (art. 28) de la Déclaration, qui attribue aux travailleurs le droit de recourir à des « actions collectives » pour défendre leurs intérêts, y compris la grève, a une portée bien plus large que l’activité revendicative sur le lieu de travail. Elle couvrirait les initiatives de « grève de la consommation » et de boycottage des entreprises qui ne respectent pas les clauses sociales, les normes du Bureau International du travail, ou encore les formes de « grève urbaine » pour revendiquer des services. Cet élargissement de la portée et des modalités du conflit social constitue pour Supiot, en ces temps de mondialisation, un progrès que la Déclaration légitime et auquel il ne faut surtout pas renoncer : elle ôte en effet tout caractère illégitime (civil ou pénal) aux actions auxquelles le travailleur participe en tant qu’il est aussi citoyen consommateur ou membre actif d’une communauté de territoire.
Il est prévisible que la Déclaration sera invoquée systématiquement pour obtenir la généralisation à toutes les activités hétéro-dirigées des droits fondamentaux du travail, orientation qu’a prise courageusement la Cour Européenne de Luxembourg à partir du cas des travailleurs à durée déterminée du spectacle en Angleterre[[C’est le procès C-173-99 Bectu| Secretary of State for Trade and Industry
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La reconnaissance à la Déclaration d’une pleine efficacité juridique, fait partie d’un processus, sans doute complexe, mais auquel il faut prêter une grande attention.
Les trois composantes du puzzle – directives, jugements et Déclaration – dessinent un modèle qui est en train de s’ébaucher : celui d’un aggiornamento progressif des mécanismes de welfare qui constituent actuellement les bornes délimitant le caractère central du travail subordonné traditionnel . S’inspirant de la meilleure littérature social-démocrate sur l’argument de U. Beck, à A. Giddens, de Z. Baumann à C. Offe – il s’agit d’éliminer de façon expérimentale les formes de discrimination dans les contrats, dans la perspective d’une réforme extensive de la subordination de caractère général encore prématurée, par des interventions sélectives contre les exclusions sur le marché (comme par exemple à travers le revenu garanti, le droit à la formation permanente, la directive sur les congés parentaux). L’Union semble avoir fait son miel des indications contenues dans le Rapport Supiot de 1999[[V. ” Au delà de l’emploi” , cit. sur l’avenir du droit du travail en Europe qui plaide pour une stratégie de garantie de droits par « cercles concentriques » visant à étendre à toutes les formes d’activité productive humaine, un panier de droits fondamentaux en les adaptant là où cela s’avère nécessaire, aux spécificités contractuelles (par exemple pour le télétravail ou le travail intérimaire). Ce tournant comporte l’identification d’un ensemble de droits sociaux et le maintien d’une tutelle « en matière de travail » plus contraignante sur toute activité dépendante particulière.
On trouve quelques pas dans la bonne direction dans l’article 1.47 qui affirme que « l’Union reconnaît et promeut le rôle des partenaires sociaux au niveau de l’Union, en tenant compte de la diversité des systèmes nationaux ; elle facilite le dialogue entre ces parties, dans le respect de leur autonomie ». Néanmoins, il ne semble pas que la troisième partie de la Constitution ajoutera quoique ce soit de concret à ce qui existe déjà en matière de procédure et de pouvoir de négociation.
Et l’on ne peut qu’être extrêmement critique à l’égard de la définition des compétences en matière sociale. Au cours des travaux de la Convention, une franche opposition s’est manifestée de la part de certains pays à une extension des compétences sociales au- delà des limites définies dans le « chapitre social » à Nice avec l’institution de six nouveaux secteurs d’intervention. Toutefois, on attendait au moins un consensus pour dépasser le principe de l’unanimité qui rend toujours impossible l’adoption de politiques sociales par l’Union : au dernier moment, la proposition a été pourtant modifiée et les secteurs exclus de l’application du vote à la majorité se sont multipliés de façon inquiétante. De plus, on a assisté à la répétition des tabous traditionnels à l’égard du « chapitre social » de l’Union : rémunération, grève et droits d’association. Il s’agit là encore d’un tribut exorbitant payé aux autorités anglaises : la limitation imposée à l’Union sur la réglementation des conditions de la négociation collective (droit d’association et conflit syndical) font que les règles qui proviennent de l’Union s’entortillent sur elles- mêmes faute de supports syndicaux sur lesquels s’appuyer.
Pour qu’un « modèle social » prenne son essor, une amélioration, même substantielle, du niveau de protection juridique des droits individuels et collectifs ne suffit pas. Il faudrait en finir avec l’incohérence actuelle de la répartition des compétences ; les politiques économiques (donc la disponibilité des ressources) incombent aux États, tandis que les politiques monétaires requièrent un niveau supranational. En matière de welfare et de sécurité sociale (y compris de la lutte contre l’exclusion) on trouve un chevauchement et une communautarisation rampante des conditions de travail induite, principalement, par la préservation d’un marché commun. Ce manque de liaison entre les différents niveaux d’intervention rend extrêmement difficile la transition d’un modèle d’intégration « négative » à un modèle « positif ». Les États, jaloux de leurs modèles de welfare, réduisent l’intervention de l’Union à un appui secondaire en interprétant le principe de subsidiarité comme celui de ce qui est subalterne. En outre, les différents plans se prêtent mal à être mis en œuvre et régulés de façon cloisonnée étant donné leur interdépendance. La politique de l’Union a fini par être une hydre à mille têtes sans orientation générale : c’est une machine qui requiert une révision permanente qui a été comparée à un navire qui serait en réparation pendant sa navigation. Une simple coordination ouverte entre les politiques économiques nationales, c’est tout ce que les fédéralistes ont été capables d’arracher à la Convention pour rompre avec ce scénario d’impuissance, mais c’est vraiment bien peu.
Les limites du projet en ce qui concerne les compétences de l’Union laissent augurer que, pour des raisons de fond, la sphère publique européenne entrée en scène de façon si éclatante le 15 février, devra, je le crains, revendiquer le droit d’aller bien au-delà du compromis atteint par la Convention, dans la folle entreprise de construction d’une Europe politique, sans pourtant liquider les progrès, non négligeables, auxquels est parvenue, non sans peine, cette même Convention et dont on ne sait si les États voudront les ratifier.
(traduit de l’Italien par Yann Moulier Boutang)