91. Multitudes 91. Eté 2023
Mineure 91. Chili, dynamiques démocratiques

Une chorale de voix mineures
Mouvances, montages, mutations

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Entre el Estallido chilien d’Octobre 2019 – révolte dont l’ampleur, puissance et inventivité dépasse ce mot et dont la forme résonne sans doute ailleurs – et les résultats du référendum pour ou contre le texte d’une nouvelle constitution paritaire, écologique et inclusive écrite par une majorité d’élu·es indépendant·es précisément à la suite de ces agitations inouïes, inventives et violemment réprimées, le Chili aura été un centre d’attention pour des obstervateur·ices du monde entier. Ce processus mené par des multitudes, puis institutionnalisé avec une forte participation citoyenne, avait en effet réveillé des espoirs un peu partout. Dans les temps présents, et après l’étonnante défaite de la proposition de constitution, le pays semble avoir sombré dans un point aveugle des analyses internationales qui s’étaient à l’époque penchées sur le cas chilien.

Il nous semble pourtant que cette défaite temporaire du progressisme – ses hors-champs, conséquences ou nouvelles traductions – cache la richesse du « processus » et peut nous renseigner sur des phénomènes sociaux, affectifs et politiques qu’on expérimente d’un bout à l’autre de la planète. Il nous semble même que cette défaite, au-delà de la tristesse qu’elle a sucitée au moment de son avènement, rend l’expérience chilienne davantage riche en interprétations et en apprentissages communs à notre commune humanité (et aux autres terrestres).

Il y va notamment de ce qui concerne 1) la coexistence des affects destituants et instituants et leur potentiel pouvoir constituant, 2) les distinctions entre puissances et pouvoirs, 3) les tissages de soin collectif, la créativité relationnelle, la joie des corps qui se rencontrent et les esthétiques qui se développent au sein de ces tissages, comme des expériences indissolublement liées à la cohésion et survivance des mouvements aspirant à une meilleure vie commune, 4) les modulations des imaginaires libéraux caméléonesques et la ténacité de leurs implantations, 5) la réelle puissance des tergiversations informatives lorsquelle opèrent dans des champs de pertinence déjà fertilisés pour leur propagation1, 6) la nécessité de propager des diplomaties de lécoute qui puissent tendre des ponts là où nos divergences les coupent… avant que les réflexes néoconservateurs prennent nos maladresses ou nos comportements affirmatifs comme l’occasion de changer nos rêves en cauchemars, 7) les transformations culturelles, autant en matière normative que dans les mœurs et manières de vivre quotidiennes, que ce mouvement et les luttes mémorielles qu’il a fait ressurgir ont rendu possibles, grâce à la perméabilité du monde politique que ces forces transformatrices ont réussi à créer.

L’ échec, cependant, de la proposition constitutionnelle et les difficultés actuelles du gouvernement Boric nous demandent de regarder encore dans le non-vu, de prendre acte de nos erreurs de lecture, de faire attention à ne pas lutter contre la marginalisation avec plus de marginalisation, de (tenter) ne pas blesser en retour nos adversaires et celleux qui nous ont blessé·es – sous peine de relancer des luttes fratricides à n’en pas finir.

Les avancées sur lesquelles on semble ne pas pouvoir reculer ont eu lieu en grande partie grâce aux héritages de plusieurs résistances et pratiques des passés proches et lointains, aux tentatives précédentes d’assemblées locales, au tramage social et affectif créé par des femmes (activistes féministes ou pas), aux amitiés et aux manières d’être en relation avec des inconnu·es, aux actions de terrain des collectifs d’artistes, de voisins ou de groupes de journalistes via des médias sociaux, à l’enchantement produit aussi par la ritualité, les cosmovisions et les formes de vie des peuples originaires qui ont « explosé » au grand jour dans les rues des villes. Cette mineure nous donnera l’occasion de parcourir autant une partie de ces avancées et de ses conditions d’émergence que les traces de nos défaites.

Bref récapitulatif de el Estallido

En septembre 2022 a été soumise au vote universel, pour la première fois obligatoire, une proposition de nouvelle constitution, partitaire, plurinationale, écologique, rédigée par des assambléistes démocratiquement élu·es, avec des représentant·es indigènes, une parité avec forte présence féministe, des indépendant·es venu·es des mondes académiques et associatifs, ainsi que des personnages nouvellement connus par leurs actions de rue, parmi lesquels une tante Picachu et un chauve aux pieds nus qui s’est avéré être un faux malade terminal. La population s’est exprimée. Le résultat a été un NON catégorique, avec 5,4 millions de votant·es de plus qu’aux plébiscites précédents et, pour une grande partie, des personnes jusqu’alors non intéressées aux débats politiques. Ce peuple n’était pas « vu » mais existait pourtant.

Après les grandes mobilisations menées en 2006 puis en 2011 par des lycéen·nes, puis en 2018 par les mouvements féministes, puis avec l’Estallido social de 2019 qui faisait de Santiago le miroir parfait des dernières images du film « Joker », après maintes manifestations de désir d’une autre forme de vie commune, ce résultat a laissé (presque) tout le monde perplexe. Dans le monde politique, même les plus fermes défenseur·euses du rechazo (du refus) ne croyaient pas au 62 % qui s’affichait pour chiffrer leur victoire. Tirant de l’évènement un profit politique sans pareil, les mêmes n’ont pas tardé à interpréter ce résultat comme un plébiscite pour « la droite ». Les secteurs conservateurs et/ou populistes se sentent depuis investis d’une nouvelle légitimité qui leur permet d’obstruer, par des biais médiatiques comme par des actions au parlement, la moindre avancée dans le programme proposé par l’équipe de Gabriel Boric et de mener une bataille néoconservatrice sur tous les fronts.

Si leur diagnostic est contestable, l’analyse des résultats nous interroge cependant. Il suggère peut-être quelques erreurs d’évaluation faites par notre monde progressiste. Une constitution qui garantissait la parité était rejetée par une majorité de femmes. Une constitution qui garantissait l’égalité des droits était rejetée dans les quartiers les plus pauvres. Une constitution qui garantissait les droits des peuples autochtones était rejetée par plus du 70 % des indigènes. Une constitution qui promulguait la décentralisation et la fin des zones sacrifiées était rejetée dans les zones sacrifiées et dans les quartiers retirés de la capitale. Une constitution instaurant la protection des écosystèmes et l’avenir terrestre était rejetée par plus de 55 % des jeunes. Plus étonnant encore : une constitution qui restaurait la dignité des prisonnier·es en leur donnant pour la première fois la possibilité de voter était rejetée dans les prisons !

Notre sidération devant ces résultats résultait d’un manque de considération pour les réalités des multitudes dont nous nous réclamons ? Nous sommes-nous trompé·es dans l’interprétation des drapeaux mapuche habillant les rues ? N’avons-nous pas assez considéré la prégnance de la conception de l’État-nation dans nos bas-fonds métisses ? Avons-nous conclu trop vite que les rythmes créés par les multitudes signifiaient un changement de tempo collectif ? Avons-nous mal mesuré les conquêtes profondes du désir néolibéral qui logeait, et qui continue à loger sous nos épidermes contemporains ? Ces conceptions de l’Un, ces inerties du désir, tout comme la peur de l’incertain ou l’indifférence, toutes se sont avérées prêtes à resurgir avec des « mots-clés » stratégiquement mis au service des causes conservatrices par des médias largement aux mains de ces mêmes forces. Ces mots-clés, bien étudiés par le marketing politique, ont en l’occurrence été ceux de « propriété », de « liberté », d’« héritage », de « sécurité ». Une partie du monde progressiste semble aussi avoir manqué de nuance en affirmant que l’option de rejeter (ce texte) était à l’opposé de nos souhaits d’une vie commune plus juste. En dessinant une frontière séparatrice entre un « nous » évidemment progressiste et des « autres » accroché·es aux rebus de l’Histoire, nous collaborions sans doute aux polarisations et identifications qui ont causé et suivi ce résultat.

« Être en avance sur son temps en politique est une manière élégante de se tromper », dira quelques mois plus tard notre jeune président, défenseur de la nouvelle constitution et dont le programme de gouvernement reposait en grande partie sur la réussite de cette proposition (autant par les affects joyeux que cela pouvait maintenir vivants que par les mesures que son approbation allait permettre sur le long terme). Ces mots ont été prononcés lors de son premier changement de cabinet, qui a intégré au gouvernement plus de représentant·es des gauches traditionnelles, plus âgé·es et experimenté·es. Parmi les nouvelles nominations, est arrivée au ministère de l’intérieur Carolina Toha, femme politique de centre gauche au pragmatisme redoutable – devenue depuis une figure centrale dans les dialogues entre coalitions – qui est « aussi » fille de José Tohá, premier ministre de Allende torturé, puis assassiné par le régime dictatorial. Ce remaniement ministériel a coûté au président quelques désaffections de la part de proches pour qui ce geste a été lu comme un « renoncement » (!).

Il nous semble, au contraire, que cette décision résulte d’une prise en considération de ce qui est tout simplecomplexement réel : il fallait continuer, faire avec, trouver une nouvelle crédibilité, et des alliances élargies après la défaite du 4 septembre. Faire et faire croire étant indissociables des capacités transformatives, l’inclusion dans le gouvernement de figures politiques aux parcours plus traditionnels ajoutait de la « crédibilité » à sa gestion. D’autres générations devaient aussi « croire » à cette troupe de jeunes intelligents jugés par beaucoup, mêmes favorables à leur programme, comme trop jeunes. Ces remaniements ainsi que les modulations du discours de Gabriel Boric, si critiquées par les analyses qui s’accrochent à la « cohérence » discursive, rendent compte des plasticités de ce qui pourrait être une « démocratie » à l’écoute des dynamiques relationnelles qui animent ses « peuples ».

Qu’avons-nous laissé de côté dans l’ivresse de l’enthousiasme ?

Pour celleux d’entre nous qui avons tardé à avaler le goût amer des résultats du référendum, ce bain de réalité nous laissait toutes sortes d’apprentissages à élucider et d’énigmes à déchiffrer. Qu’est-ce que la démocratie pouvait bien vouloir dire lorsqu’un processus si démocratiquement choisi et un texte si démocratiquement rédigé était si démocratiquement rejeté ? Entre polarisations, populismes, bulles de croyances, tergiversations informationnelles et propagations, il nous reste sûrement beaucoup de choses mineures à regarder dans les configurations des imaginaires que nous avons cru interpréter, et beaucoup de perceptions à considérer dans celles et ceux qui ont rejeté nos propositions. Des choses à regarder de plus près pour nous rapprocher, au moins, d’une conception plus juste de ce que le mot de démocratie peut nous dire encore, nous enseigner encore, nous poser encore comme questions.

L’ un des facteurs qui semble n’avoir pas été assez considéré a été celui de la mal-nommée « démocratie numérique », avec l’émergence de forces comme le nouveau « Parti des gens », qui opère presque strictement par consultation via des réseaux sociaux. Ielles se disent « sans idéologie » et leurs proclamations – très différentes d’un « programme » – recueillent les sentiments, opinions et commentaires des groupes whatsap, TikTok et autres tribunes de décharge des malaises quotidiens. Ces mêmes malaises qui font le quotidien de ce peuple resurgi et qui a été obligé d’exprimer son avis par vote obligatoire sur un texte dont il ignorait beaucoup et dont les contenus tergiversés lui parvenaient par des émissions de télévision au petit matin, des radios bourrées de publicités ou de réseaux à forte influence – et à forts financements – de droite.

Du côté de la convention constitutionnelle, il semblerait aussi que nous avons manqué d’un dialogue apaisé entre forces émergentes et répresentant·es des pouvoirs institués. Les constituant·es étaient des personnes qui, pour la plupart, participaient d’une instance institutionnelle pour la première fois. Beaucoup venaient d’organisations habituées à lutter contre le pouvoir en place pour une cause à vocation critique, et il leur a fallu beaucoup trop de temps pour comprendre que c’était alors elleux qui étaient « le pouvoir », que les constructions institutionnelles allaient être faites par eux et elles-mêmes et pas seulement contre quelqu’un d’autre. Malgré les énormes efforts de certain·es conventionnel·les moderé·es et pacifistes, l’image d’une convention hystérisée a pris le dessus. Il est intéressant de noter que cette convention et, surtout, sa rédaction finale, étaient bien moins radicales qu’elles n’y paraissaient dans les mises en scène médiatiques. Dans cette traduction-trahison médiatique du travail constituant, l’absence d’un soutien communicationnel et le rôle de sape des médias de masse comme des tweets (de masse) sont indiscutables. Des populistes d’un extrême à l’autre, partisans du rechazo depuis le jour même de l’installation de cette assemblée, ne laissaient pas passer une heure sans publier soit des mensonges sur ce qui était discuté, soit des détournements sur ce que disaient leurs adversaires, soit des retweets datés de plus de dix ans pour discréditer l’honorabilité des progressistes. Le tout se passant au milieu d’une pandémie qui renvoyait nos corps aux solitudes éloignées et paradoxalement « connectées », au milieu d’une panique sécuritaire généralisée, aiguisée par le contexte inflationniste et la révolution informationnelle.

Échantillons d’imaginaires

Le laboratoire que le Chili aura été durant des décennies (socialisme démocratique, dictature et libéralisme à outrance, politiques d’amnistie, transition, expérimentations progressistes) cherche ainsi la bonne égalisation, comme on le dit du son, entre le conservatisme puissant et tenace qui le distingue d’autres pays de l’Amérique latine et le progressisme démocratique aussi tenace et puissant qui le distingue des autres pays de la région. La voie du socialisme démocratique d’Allende – avec ses essais d’autogestion du travail et du gouvernement « main dans la main » entre les personnes et leurs représentants – et cette réémergence des utopies concrètes prises en mains par une nouvelle génération sont, en effet, très loin des autres programmes des gauches aussi bien dans la région qu’ailleurs. D’où, par exemple, les actuelles distances entre certain·es responsables du parti communiste et Gabriel Boric. D’où aussi les distances entre Allende, ses proches et des militants soutenant la lutte armée à l’époque. Il y a quelque chose de pacifiste qui plane sur nos projets révolutionnaires, ce qui est, pour le moins, surprenant.

Si des lectures opportunistes des secteurs populistes, conservateurs, néolibéraux et autres cocktails prétendument « dénués d’idéologie » ont conclu que le non au texte proposé par l’assemblée constituante était un non a tout ce qui n’était pas eux (leurs représentations imaginaires, leurs idées de patrie, d’unité ou de prospérité) et qu’une assemblée populairement élue avait été une mauvaise idée, un cirque et une absurdité, les mondes auxquels nous nous sommes identifié·es ont semblé à leur tour avoir oublié que le modèle néolibéral n’est pas seulement une façon de comprendre léconomie et les institutions, mais qu’il est aussi un projet culturel désormais bien implanté dans nos imaginaires. « No son 30 pesos, son 30 años », avait dit un jeune lors de l’explosion de 2019 : l’augmentation de 0,03 euros dans le prix du métro ne semblait en effet pas expliquer la spectaculaire contestation aux allures cinématographiques qui s’en était suivie. Ce qui était en jeu, c’étaient les 30 ans d’une démocratie considérée par certain·es comme une continuité, sur le plan des politiques publiques, des privatisations extractives mises en place durant la dictature. Il est ainsi fort probable qu’une grande majorité des votant·es du non à cette nouvelle constitution ait manifesté son allégeance à un mode de vie à la fois conservateur et libertaire qui dépend des efforts individuels – et cela même si, sur le plan personnel, ielles auront échoué dans cette course à la réussite (ce qui est sans doute l’aspect le plus triste de cette histoire).

Le message d’une nouvelle constitution comme horizon de partage semble ne pas avoir été aussi retentissant qu’on l’aurait cru, en partie du fait de cette adhésion latente et paradoxale à un imaginaire néolibéral. Les messagers (constituants et porte-paroles) en ont été aussi court-circuités par la communication médiatique ainsi que par un manque de diplomatie au moment de la diffusion des messages. Mais les tergiversations interprétatives du texte constitutionnel et l’hystérisation médiatique autour des « scandales » de l’assemblée qui ont fait les unes des journaux, listes YouTube, groupes WhatsApp et propagées par des bots TikTok et Twitter, avaient sûrement déjà trouvé un « terrain » de désaffection fertile à leur implantation. Nos progressismes pluriels se sont partiellement trompés dans leurs diagnostics, fasciné·es que nous étions par autant de musiques, danses, drapeaux agités dans le ciel des manifestations et par autant de formes relationnelles, et donc politiques, de se créer comme des espoirs d’avenir dans les rues. De ces inventivités et de ces enthousiasmes créatifs pourtant bien réelles, beaucoup des auteur·ices convoqué·es dans ce dossier nous donneront une idée bien vivante.

Les défis actuels et Gabriel Boric

Quant à Gabriel Boric2 lui-même, à sa figure et au devenir de son gouvernement, il ne faut pas oublier que, lorsqu’il a gagné, le vote n’était pas obligatoire, nous sortions des premiers confinements et repeuplions les rues, la guerre n’avait pas éclaté en Ukraine, nous n’étions pas dans le plus grand scénario inflationniste depuis les années quatre-vingt-dix et l’insécurité liée au crime organisée n’avait pas atteint les niveaux et la visibilité actuels. Le contexte a, certes, changé. Mais au-delà des résultats du référendum sur lesquels on focalise pour mieux désespérer, nous croyons que la trame qui tissent nos imaginaires politiques dynamise nos transformations culturelles autrement que par la seule temporalité électorale. Que ce soit du côté des démarches gouvernementales ou du côté des fluctuations d’imaginaires culturels, on constate bel et bien des avancées en termes, entre autres, de parité, de reconnaissance envers les peuples autochtones, de revalorisation des pratiques ancestrales, de respect par les neurodiversités et minorités de genre, de politiques de travail et de santé et d’un soin particulier accordé aux enfants comme protagonistes d’une histoire en cours. La nécessaire autocritique devant les résultats du plébiscite constitutionnel n’annule pas la validité du processus qui nous a rassemblé·es et le programme du gouvernement est, peut l’être, une réponse politique aux turbulences que nous traversons, malgré les violentes marées obstructionnistes qu’il subit.

La violence, justement, et la sécurité jouent sans aucun doute un rôle central dans le paysage politique-médiatique du moment. Ces thèmes désignent peut-être en creux ce qui fait à la fois la faiblesse et le mérite suprême de Gabriel Boric. « Vulnérable », c’est le mot qui nous vient pour décrire le sentiment suscité consciemment par ce président – à l’encontre de tout un imaginaire du pouvoir, de l’ordre et de la virilité. En le disant, nous sommes émues comme un enfant qui voit son ami lutter avec des charognards pour arriver à partager son repas avec nous. Gabriel Boric est sûrement le président le plus aimé du monde par les enfants. Il leur prête une attention inouïe et authentique. Il aime aussi les « géant·es » qui le précèdent par l’âge et auprès desquels il prend conseil (ami·es écrivain·es, politiques, historien·nes, voisin·es). Cet aspect transgénérationnel illumine son aura par-delà le reste et mérite d’être entendu comme un parti pris pour l’avenir. Et même si les temps présents bousculent cette allure de grand enfant intelligent et sensible, nous persistons à y croire. Même si l’actuel processus d’écriture pour une nouvelle constitution est moins festif que celui de l’année dernière, avec une participation citoyenne presqu’absente, il se peut qu’il soit mieux adapté à « ce qui était possible » pour un peuple que nous avons manqué de voir et de sentir.

Ici ou là, nombreu·ses sont celleux qui cherchent à installer une constante opposition entre sécurité et respect des droits de l’homme, entre gradualisme et maximalisme, entre « eux » et « nous », souvent pour cacher, au fond, leur refus de tout changement. Sans les forcer, on laissera résonner nos réalités d’un côté et de l’autre de l’équateur et des océans. Il nous semble que si nos histoires, nos langues et surtout nos précarités ne sont pas les mêmes du Chili à la France, les logiques en cours semblent nous rapprocher au-delà les mers et les montagnes : là où un président passe en force une loi impopulaire, ailleurs un parlement refuse de discuter une loi de redistribution proposée par le président. Là où l’on demande que des experts arbitrent dans un conseil constitutionnel, ailleurs on se méfie des experts qui rédigent une constitution. Comme quoi, le problème semble ne pas être l’une ou l’autre des institutions démocratiques, mais la dynamique de violence et les désajustements qui s’installent « entre » elles.

En mode mineur, ce dossier qui n’a pas l’ambition de proposer des analyses politiques au sens strict, tentera de nous faire « lire ensemble » quelques-uns des fils qui ont tramé les réalités chiliennes récentes. À l’image même de nos impressions parfois opaques, parfois brillantes, l’éditrice de cette compilation souhaiterait ainsi partager ce montage d’expériences, de chroniques ou de réflexions sur ce qui cherche, jour après jour, son égalisation, son adéquation et, pourquoi pas, sa juste improvisation politique pour donner une consistance a ces tramages d’avenir (et de) passé. Nous avons voulu enquêter ces dynamiques à l’aide de regards multigénérationnels et pas tout à fait disciplinés. À des invité·es venu·es du monde de la recherche se joignent d’autres venu·es de domaines para-chercheurs, activistes, poétiques ou d’analyse spéculative.

Depuis ce laboratoire perdu aux confins du monde, lieu au passé dictatorial encore à ce jour « discuté » par certains secteurs, lieu aussi plein de poètes et de mûriers – sans mentionner encore la majesté des Andes, les pingouins antarctiques, la rage du Pacifique ou la frontière désertique, qui nourrissent ensemble les plus belles fantaisies du réalisme magique – nous aimerions beaucoup arriver à produire avec ce petit recueil un philtre pharmacologique (et un filtre de lecture) dont l’utilité passagère serait à usage universel.« L’ espoir est une émotion très rebelle », disait Gloria Steinem.

Les auteur·ices de cet ensemble sont l’écrivaine Alejandra Costamagna, le philosophe Sergio Rojas, l’avocat mapuche Salvador Millaleo, l’avocate Ivana Peric, le collectif Mandrágora, le directeur de musées Enrique Rivera, la réalisatrice Bárbara Barrera, le cuisinier-acteur Juan Larenas, la tisseuse et chef de rédaction Francisca Palma, la poétesse Daniela Catrileo, le psychanalyste et doyen de Faculté Roberto Aceituno et le musicien Gonzalo Ramos (ainsi que la chatte bricoleuse qui signe ce résumé et qui leur est reconnaissante). Nous toustes avons aussi été aidé·es dans nos tissages entre les langues par Anne Querrien, brodeuse de mots qui sait quelque chose des turbulences et résurgences, et invité·es par Yves Citton qui nous aide encore et toujours à penser comment « faire avec3 ».

2Élu président en décembre 2021 avec 60 % des voix au second tour après un premier tour avec 28 % pour le candidat de droite conservatrice et 25,8 % pour lui, Gabriel Boric a été investi le 11 mars 2022.

3Yves Citton, Faire avec. Les liens que libèrent, 2021