87. Multitudes 87. Eté 2022
Majeure 87. « L’art est mon  arme »

Voltaires d’Alger
Les écrivains exilés de la guerre civile algérienne

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« Voltaires d’Alger », « Dissidents de l’islam »… Les écrivains algériens ont acquis depuis une trentaine d’années une place importante sur la scène intellectuelle française, et donnent à réfléchir à la place de l’écrivain engagé à l’ère de la mondialisation. Si l’idée de littérature engagée a été depuis longtemps décriée, celle de l’écrivain engagé conserve une aura particulière, notamment à gauche. Mais derrière les figures héroïques de Voltaire, Zola ou Sartre, ou même derrière les repoussoirs des intellectuels organiques des régimes autoritaires, ce sont des rapports complexes aux pouvoirs politiques, des trajectoires intellectuelles et des types d’écritures diverses qui se dessinent, en particulier quand les écrivains et les textes traversent les frontières.

Lors de la guerre civile algérienne des années 19901, qui opposa groupes islamistes et les forces de sécurité algérienne, un quart des écrivains algériens s’est exilé, très majoritairement en France où un certain nombre d’écrivains vivaient déjà : ce sont donc jusqu’à un tiers de tous les écrivains, et deux tiers de toutes leurs publications, qui étaient alors en France. La guerre des écrivains algériens ne s’est pas déroulée qu’à Alger : il y a bien eu une Bataille de Paris de cette guerre civile. La littérature, en particulier celle des pays périphériques de la République mondiale des lettres2, doit également être resituée dans un champ littéraire transnational, opposant un pôle national (où les institutions littéraires nationales jouent un rôle important) et un pôle international (notamment publiant à l’étranger)3.

L’engagement des écrivains algériens pendant la guerre civile, par voie littéraire ou non, prend son sens sur le long terme, une fois réinscrit dans un champ littéraire et un champ intellectuel transnationaux. La guerre civile est en effet un moment de crise pour les écrivains algériens, dans la mesure où elle remet en cause leur place éminente au sein du champ intellectuel algérien, que Kateb Yacine avait su incarner jusqu’à sa mort en 1989. L’écrivain algérien a longtemps été considéré comme le parangon de l’Intellectuel en Algérie : c’est ce statut que la guerre civile vient remettre en cause, en le mettant en concurrence, à un niveau transnational, avec d’autres figures : celles du journaliste politique et du chercheur en sciences sociales. Tour à tour valorisés et critiqués en Algérie comme en France, ils cherchent avec plus ou moins de succès, à l’aide de l’ethos du témoin, de nouvelles voies littéraires. Ils contribuent ainsi à rendre à l’engagement politique en France une légitimité médiatique, et partiellement littéraire. À côté de l’engagement anti-islamiste de ceux qui sont célébrés comme les « Voltaires d’Alger », de nouvelles voies d’un engagement plus « réparateur » s’ouvrent à bas bruit.

Kateb Yacine ou le parangon de l’intellectuel

Si Kateb Yacine est souvent considéré comme le Père de la littérature algérienne, ce n’est pas uniquement pour son œuvre littéraire, somme toute peu volumineuse, mais aussi parce qu’il a incarné à son plus haut degré la figure de l’Intellectuel. Son parcours est aussi représentatif de l’évolution de cette figure dans ses rapports au pouvoir politique algérien : l’écrivain nationaliste, l’écrivain socialiste et l’écrivain critique.

Comme les autres écrivains de sa génération, il est issu de l’élite sociale : le déclassement social des écrivains n’interviendra que plus tard, avec la démocratisation de l’enseignement à partir des années 1950 (en français puis en arabe), puis le retrait de l’État des affaires culturelles dans les années 1980. Mais tout en étant né en 1929 dans une famille de la moyenne bourgeoisie musulmane (son père était avocat), il subit une triple rupture biographique : en étant placé dans la « gueule du loup4 » de l’école française ; du fait du décès prématuré de son père ; et enfin du fait de son expérience de la violence coloniale lors de la répression des manifestations de Sétif du 8 mai 1945. Ces ruptures l’éloignent de la figure du lettré arabe tel que le ’âlim, pour le rapprocher de celle de l’intellectuel se voulant proche du peuple, tel qu’il avait été importé par le biais de la colonisation : Camus était lui-même né à Belcourt, un quartier populaire d’Alger. Kateb devient nationaliste et communiste.

Cet engagement nationaliste de Kateb, notamment partisan, mais également dans les conférences qu’il pouvait donner (par exemple sur l’Emir Abdelkader) n’est pas spécifique à lui ni à l’Algérie, mais se retrouve dans la plupart des mouvements nationalistes des XIXe et XXe siècles5. L’importance des écrivains dans le mouvement nationaliste algérien était d’autant plus forte pour les francophones qu’ils pouvaient se faire ambassadeurs de leur cause à Paris, capitale de la métropole coloniale, mais également voie d’accès à l’international. Ce rôle d’ambassadeur de l’image de l’Algérie à l’étranger s’est maintenu jusqu’à aujourd’hui. Nedjma, le premier roman de Kateb publié au Seuil en 1956, offre le récit de jeunes Musulmans révoltés (et non plus d’Européens d’Algérie) en quête d’une femme impossible. Quoiqu’il se lise aisément comme un symbole de l’Algérie, il n’est que discrètement nationaliste, du fait des risques de la censure, mais aussi du souci qu’avait l’écrivain de garder ses distances par rapport à la littérature engagée alors de plus en plus décriée.

En revanche l’écrivain socialiste qu’il devient dans les années 1960 et surtout 1970 accepte plus volontiers de mettre son écriture au service d’un message politique direct. Cela est allé de pair, chez Kateb, avec le passage au théâtre dans un style brechtien, et joué dans les langues populaires, tout à la fois arabe dialectal et berbère. Financé par le Ministère du travail sous le régime du président Boumediene qui faisait de l’Algérie l’un des fers de lance du socialisme non-aligné, Kateb met en sourdine ses critiques du régime autoritaire en place, pour se concentrer sur la question de la lutte des classes au niveau international, et sur la lutte contre le fondamentalisme et l’arabisme défendus par certains segments du pouvoir au niveau national, en promouvant la sécularisation et l’identité berbère de l’Algérie. À l’image du Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS), communiste, les écrivains socialistes des années 1970 adoptaient un « soutien critique » au pouvoir algérien, se répartissant entre les deux pôles-types qu’était l’écrivain « administratif » (idâriya) et l’écrivain critique.

Le renversement du rapport de force au sein du pouvoir algérien à la mort de Boumediene au détriment des socialistes et en faveur des fondamentalistes d’une part, des libéraux d’autre part, conduit un grand nombre à devenir des écrivains critiques. Tandis que les fondamentalistes entreprenaient des réformes scolaires et sociétales, la libéralisation croissante du secteur culturel conférait aux écrivains une place centrale de porte-voix de la contestation. On assiste ainsi dans ces années 1980 à une culturalisation de la politique : non seulement le secteur culturel devient un succédané d’espace public (Ersatzöffentlichkeit, comme en Allemagne de l’Est de la même époque), mais encore les enjeux du champ culturel sont repris dans le champ politique. C’est le cas de la question linguistique avec les revendications berbéristes, mais plus largement de la lutte pour les libertés individuelles, et en particulier pour la liberté d’expression, lorsqu’est débattue en 1987, à l’issue d’une décennie de libéralisation progressive, l’éventualité de la mise en place d’un visa d’édition, soit donc d’une censure a priori.

Au cœur des années 1980, Kateb, associé aux écrivains de gauche, représente alors le parangon de l’intellectuel, critique du pouvoir politique au nom des valeurs du champ intellectuel (la liberté), et capable de porter cette voix critique non seulement au niveau international mais aussi au niveau national par la liberté qu’il y avait acquise. Cette figure du grand écrivain critique s’oppose à l’autre grande figure des années 1980, le cheikh fondamentaliste Al-Ghazali, qui, lors de son émission quotidienne sur la télévision nationale après le décès de Kateb en 1989, déclarait qu’il ne méritait pas d’être enterré en Algérie au prétexte qu’il était hérétique et n’écrivait pas en arabe.

D’Alger à Paris : concurrences et malentendus intellectuels

Cependant la guerre civile vient remettre en cause ce statut de parangon de l’intellectuel. Lors de la violente répression (accompagnée d’actes de torture) des émeutes populaires d’Octobre 1988, ainsi que lors de l’arrêt du processus électoral de janvier 1992, la grande majorité des écrivains se retrouve dans une position attentiste, volens nolens en faveur du statu quo politique. Ainsi Kateb, alors que certains en France dénonçaient le parti unique et la répression qu’il avait engagée lors des journées d’Octobre 1988, titre son billet dans le journal Le Monde « Le FLN a été trahi ». En tant qu’ambassadeur de l’image du pays à l’étranger, Kateb ne pouvait en effet pas se permettre de donner du grain à moudre aux revanchards français de l’Indépendance. Par ailleurs le rapport des écrivains au pouvoir algérien – au sein duquel ils avaient pu trouver des soutiens pour une libéralisation progressive – n’était pas entièrement négatif. À l’inverse les journalistes politiques, soumis à une rude censure jusqu’au moment des émeutes d’Octobre, se sont retrouvés à l’avant-garde de la contestation de l’autoritarisme de l’État-FLN : le rapport différent des écrivains et des journalistes à l’expérience de la libéralisation explique ce renversement au sein du champ intellectuel algérien.

C’est également du fait de cette expérience que les écrivains, participant par ailleurs majoritairement de l’élite sociale, et privilégiant les valeurs de libertés individuelles sur celles d’égalité ou de démocratie, ont été très majoritairement (aux trois quarts) en faveur de l’arrêt par l’armée du processus électoral de 1991-1992, que le Front Islamique du Salut était sur le point d’emporter au risque de mettre en place un État théocratique. Les écrivains algériens ont donc majoritairement retrouvé le chemin du soutien critique au pouvoir algérien, acquis dans ces premières années à une solution sécuritaire contre les islamistes du FIS.

À l’opposé de la culturalisation de la politique dans les années 1980, on assiste alors, comme dans toutes les crises politiques, à une politisation de la culture, et en particulier de la littérature. Les écrivains prennent position dans les débats du champ politique, en particulier sur la question de l’islamisme, et la littérature se trouve colonisée par l’agenda politique immédiat. De grands écrivains comme Rachid Mimouni vont jusqu’à faire un sacrifice de la littérature, en la soumettant aux impératifs de la lutte politique6. Entre L’Honneur de la tribu, publié en 1989 alors que l’Algérie connait une phase de libéralisation et de démocratisation sans précédent après les émeutes d’Octobre, et La Malédiction, publié en 1995 en pleine guerre civile, il passe d’une interrogation tout à la fois littéraire et politique en phase avec les réflexions contemporaines dans les littératures postcoloniales, à un pur roman à thèse relayant les arguments des anti-islamistes radicaux au sein du pouvoir algérien.

Non seulement ils ont perdu la forte autonomie qui caractérise les intellectuels critiques, mais encore leur position éminente dans le champ intellectuel a été mise en cause, cette fois encore par les journalistes, et les chercheurs en sciences sociales. Si la position politique anti-islamiste radicale était la plus commune dans l’ensemble du champ intellectuel, c’est probablement dans ces deux derniers groupes intellectuels que l’on trouvait le plus de pro-islamistes, ou d’anti-islamistes dialoguistes (privilégiant le dialogue politique avec les islamistes plutôt que la solution sécuritaire). C’est à Paris que s’est cristallisée cette opposition politique. Les écrivain·es, comme Rachid Boudjedra, Rachid Mimouni, ou encore Malika Mokeddem, représentaient d’un point de vue médiatique la position anti-islamiste radicale. Face à eux, autour des éditions La Découverte, des journalistes et chercheurs en sciences sociales algériens et français représentaient la position anti-islamiste dialoguiste. L’opposition politique recouvrait donc une concurrence dans le champ intellectuel. Ce sont en effet deux légitimités politiques qui s’affrontaient : d’une part le Tutto logo, intellectuel généraliste7 tel que Zola ou Sartre prenant une position publique à partir des valeurs du champ intellectuel, et au nom de la reconnaissance qu’il y a acquise ; d’autre part, l’intellectuel spécifique8 au sens de Michel Foucault, intervenant publiquement au nom d’une expertise acquise dans le champ intellectuel.

Tout en voyant leur position éminente mise en cause par ces derniers, les écrivains ont néanmoins profité d’une forte médiatisation en France. On constate une droitisation de la réception de ces écrivains. Jusqu’alors lus principalement dans les cercles sensibles à l’indépendance algérienne, ils voient leur audience s’élargir, essentiellement vers la droite, du fait d’un malentendu structural à l’occasion de la circulation transnationale des débats9. Les positionnements politiques liés à un conflit sur le contrôle de l’État dans un pays majoritairement musulman se trouvent réinterprétés dans un contexte de crispations croissantes sur la place de la minorité musulmane en France. La médiatisation de ces écrivains va de pair avec leur re-politisation, une réappropriation politique dont les écrivains ne sont pas toujours dupes, et avec laquelle ils jouent plus ou moins habilement. Ils inaugurent la figure du « Voltaire d’Alger10 », écrivain engagé en faveur de la liberté et contre l’obscurantisme, et qui se perpétue aujourd’hui chez Kamel Daoud ou Boualem Sansal. Cantonnée à la gauche de l’échiquier politique jusque dans les années 1970, la figure de l’écrivain engagé sort ainsi de son purgatoire en glissant à droite, par le biais de la médiatisation des écrivains algériens.

L’élargissement de cette audience se fait largement dans le sens d’une réduction de l’œuvre à son contenu politique, même si elle ne remet pas en cause les lectures proprement littéraires de leurs textes, qui restent plus importantes en France qu’en Algérie même11. C’est pourtant en Algérie que cette valorisation médiatique et politique est fortement dénoncée. Au pôle national du champ littéraire algérien, on remet en cause l’authenticité d’une littérature qui se soumet économiquement au regard de l’étranger. Pour le jeune journaliste Kamel Daoud, la littérature publiée en France est une « véritable mise en scène perpétuelle de soi-même et de son propre drame, simplifiés et vulgarisés pour la consommation de l’autre […] Il ne peut y avoir de culture algérienne en exil en vérité12. »

Trois gestes d’engagement des « Témoins » algériens en France

Conscients de ces critiques, et concurrencés par d’autres discours sur l’Algérie (notamment des journalistes et chercheurs en sciences sociales), les écrivains internationalisés développent l’éthos du « témoin13 ». Quoiqu’exilés, ces écrivains revendiquent leur enracinement en Algérie, et un combat continué contre les islamistes, qui explique le caractère d’« urgence » de leur prise de parole. Autochtones, et surtout relatant à la première personne la violence de la guerre qu’ils ont vécue dans leur corps et leur esprit, ils trouvent par cet ethos un moyen de concurrencer les discours journalistiques ou scientifiques. Cependant cet ethos assumé a rapidement été inversé en stigmate, avec l’émergence des étiquettes de « littérature de témoignage » et de « littérature de l’urgence14 » qui lui servait de synonyme pour stigmatiser, en Algérie, la littérature publiée en France. Ainsi Maïssa Bey, qui écrivait encore en 1998, en préface de ses Nouvelles d’Algérie, « Voici des nouvelles d’Algérie écrites dans l’urgence de dire, dans la volonté de témoigner », regrettait l’étiquette de témoin lors de notre entretien en 2012 : « Et de combien, combien, combien, de rencontres littéraires […] je suis sortie avec un sentiment terrible, une amertume terrible, en me disant […] “je ne suis pas venue parler de littérature, mais de politique” […] je n’étais considérée que comme un témoin. »

Loin de l’opposition barthésienne entre « écrivains » et « écrivants15 », entre littérature et politique, on peut distinguer trois gestes d’engagement majeurs des écrivains algériens dans leurs textes pendant la guerre civile.

Le premier est le geste d’attestation/contestation, qui est celui du témoin d’actualité. Il s’agit d’un engagement polémique fort, explicite, et manichéen. Il est très inscrit dans le discours social d’actualité dont il reprend les éléments d’explication de la crise pour les attester ou les contester. De ce fait, les œuvres des témoins d’actualité sont imprégnées de la forme journalistique, par hybridation volontaire ou pour s’en distinguer. Le témoignage d’actualité, Vivre traquée, publié chez Calmann Levy en 1995 par la journaliste Malika Boussouf, anti-islamiste radicale menacée de mort, est tout à fait représentatif de cette hybridation entre essai journalistique et autobiographie. Ce type d’engagement n’est pas incompatible pour autant avec l’exhibition d’une forte littérarité, comme dans Au commencement était la mer de Maïssa Bey, publié chez Marsa en 1997, qui met explicitement à distance l’écriture blanche journalistique.

Comme en rejet de cet engagement d’attestation, davantage vers la fin de la guerre, le deuxième geste d’engagement par la littérature est celui de l’interrogation, porté par les témoins du doute. Tout en étant des œuvres politiques, ces œuvres mettent en avant un engagement paradoxal, fondé sur un doute sur les capacités mêmes de la mimesis et les pouvoirs de la littérature. Dans Si Diable veut (Albin Michel 1998), Mohammed Dib, alors doyen de la littérature algérienne, développe une allégorie explicite de la violence islamiste au travers de la figure des chiens attaquant des villageois. Mais il poursuit en même temps une interrogation très personnelle sur le Mal comme expérience de poésie, tout à fait troublante dans cette période de guerre. Le Chien d’Ulysse publié par le jeune Salim Bachi, chez Gallimard en 2001, à la toute fin de la guerre, est un roman joycien profondément dialogique, n’offrant aucun point de vue définitif sur la guerre, et qui met en doute la possibilité de l’engagement et la fonction sociale de la littérature elle-même.

Au cœur de la guerre, un troisième geste d’engagement s’est cependant développé : celui de l’évocation, porté par les témoins de l’invisible. S’éloignant de l’actualité médiatique, ces derniers se font davantage témoins du passé, de ce qui est en train de disparaitre, afin d’interroger le présent. Abdelkader Djemaï disait souhaiter « écrire pour ne pas oublier. Écrire pour marquer ce sable qui s’efface [sic] simplement les vies des hommes, fussent-elles les plus héroïques, puisqu’il ne garde aucune empreinte. Le marquer de la pierre vive et noire des mots, tels ces météorites déchus et venus d’on ne sait quel monde. Écrire pour tenir, modestement, humainement, en échec, la progression de l’érosion, grain à grain, de la mémoire16. » Il s’agit d’un engagement non plus polémique et tonitruant, mais bien plus discret, réparateur17, donnant la parole aux sans-voix, aux êtres de l’ombre et de la mort. L’évocation s’entend au sens étymologique, E-vocare, sortir de l’ombre par la parole. Le témoignage ne se fait plus direct, à la première personne, mais il est davantage chaîne de témoignage. Cet engagement est alors parfaitement en phase avec les expériences de Patrick Modiano ou d’Annie Ernaux ; ou encore du Premier homme de Camus, paru en 1994, tentant d’évoquer un père, et un peuple en train de disparaitre, les Européens d’Algérie. Dans Le Blanc de l’Algérie, publié chez Albin Michel en 1995, Assia Djebar donne la parole à ses amis assassinés par les islamistes, entre enquête, autobiographie et fiction. Plus qu’un combat anti-islamiste, ce récit se veut réparateur de la violence. Elle écrit également la procession des écrivains morts d’Algérie, en y incluant des femmes et des Européens, comme Anna Gréki ou Albert Camus. Il s’agit là encore d’un engagement discret, mais bien réel, visant, en interrogeant les zones d’ombre des histoires officielles (d’un « blanc » éblouissant), à promouvoir une Algérie plurielle, ouverte à la diversité sexuelle, religieuse, linguistique, ethnique.

À l’opposé des représentations politiques binaires de l’engagement, les écrivains algériens avaient développé un rapport complexe au pouvoir algérien, et se sont trouvés valorisés en France au prix d’un malentendu qui a élargi leur réception vers la droite. Venant d’un pays où l’engagement n’avait jamais entièrement disparu, ils ont ainsi contribué à sortir celui-ci du purgatoire dans lequel il avait été placé en France. Concurrencés par d’autres types d’intellectuels, journalistes et chercheurs en sciences sociales, il se sont déclarés témoins de la guerre. Tandis que certains reprenaient avec un certain succès médiatique les anciennes recettes de la littérature engagée, d’autres tentaient d’explorer des voies moins tonitruantes et manichéennes, peut-être plus à même de réparer un monde qui, en se globalisant, a fait perdre aux combats de leur binarité.

1 Tristan Leperlier, Algérie, Les écrivains dans la décennie noire, Paris, CNRS éditions, 2018.

2 Pascale Casanova, La République mondiale des lettres [1999], Paris, Le Seuil, 2008.

3 Tristan Leperlier, « Un champ littéraire transnational ? Le cas des écrivains algériens », Actes de la recherche en sciences sociales, 2018, vol. 224, no 4, Champs intellectuels transnationaux (G. Sapiro, T. Leperlier, A. Brahimi dir.), p. 12‑33.

4 Yacine Kateb, Le Polygone étoilé, Paris, Le Seuil, 1997.

5 Anne-Marie Thiesse, La Fabrique de l’écrivain national: Entre littérature et politique, Paris, Gallimard, 2019, 440 p.

6 Tristan Leperlier, « Le sacrifice de la littérature : Heur(t)s et malheurs d’une littérature engagée après 1988 » dans Patrick Voisin (ed.), (Re)lire Rachid Mimouni, Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 391‑406.

7 Gisèle Sapiro, « Modèles d’intervention politique des intellectuels », Actes de la recherche en sciences sociales, 6 mars 2009, no 176-177, no 1, p. 8‑831

8 Michel Foucault, « L’intellectuel et ses pouvoirs (1984) » dans Dits et Ecrits, Paris, Gallimard, 1994, vol. 4, p. 676-7.

9 Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales, 2002, vol. 145, p. 3‑8.

10 Vincent Geisser, « Des Voltaire, des Zola musulmans… ? Réflexion sur les « nouveaux dissidents » de l’islam », Revue internationale et stratégique, 1 mars 2007, N°65, p. 143‑156.

11 Tristan Leperlier, « D’Alger à Paris : des écrivains « aliénés » ? », Littérature, 2018, vol. 189, no 1, p. 30‑48.

12 Kamel Daoud, « L’identité en spectacle », El Watan, 27 mai 1997. Supplément titré « Culture exilée ou culture de l’exil ».

13 Tristan Leperlier, « Témoins algériens de la “décennie noire” en France : Sociologie d’une de/valorisation transnationale », Europe, 2016, no 1041‑1042, « Témoigner en littérature » (sous la direction de Frédérik Detue et Charlotte Lacoste), p. 178‑191.

14 Tristan Leperlier, « Une littérature en état d’urgence ? Controverses autour d’une notion stratégique dans la décennie noire » dans Ghyslain Lévy, Catherine Mazauric et Anne Roche (eds.), L’Algérie, Traversées, Paris, Hermann, 2018, p. 99‑110.

15 Roland Barthes, « Ecrivains et Ecrivants » dans Essais critiques (1964) dans Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, 2002, vol. 2, p. 403‑410.

16 Abdelkader Djemaï, Algérie Littérature/Action nos 7-8, janvier-février 1997, p. 183.

17 Alexandre Gefen, Réparer le monde : la littérature française face au XXIe siècle, Paris, Corti, 2017.