83. Multitudes 83. Eté 2021
Mineure 83. Lieux passants

Utopies réalisables
Les collectifs en ville

et

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« Dans la Charte d’Athènes du CIAM (Congrès international d’architecture moderne), il est question « d’habiter, travailler, circuler et se cultiver » (ce qui peut se résumer à peu près par « dodo, boulot, métro et Beaubourg »). Par contre, dans la première Charte d’Athènes, celle, non écrite, qui a vu le jour (peut-être pas à Athènes, d’ailleurs) il y a plus de 10 000 ans, il s’agissait de « manger, dormir, se protéger et communiquer avec les autres ». »

Yona Friedman, L’Architecture de survie. Une philosophie de la pauvreté, 1978

Notre hypothèse commune consiste à croire que la « crise » actuelle de l’architecture et de la ville (qui, comme toutes les « crises » – économique,
écologique, du travail, des institutions, de la démocratie, de la culture, de l’éducation – dure désormais depuis plus de quarante ans) présente des analogies évidentes avec les « crises » qui ont caractérisé les années 1960-1970, et notamment en ce qui concerne la « crise » du rôle de l’architecte, des modalités d’évolution de la ville à l’échelle planétaire, de l’équilibre entre territoires urbains et territoires ruraux, des modalités d’appropriation des outils technologiques.

Sans rechercher une compréhension détaillée et précise de ce contexte d’émergence qui nécessiterait un travail de recherche beaucoup plus approfondi, nous pouvons tout de même relever la situation d’une jeunesse s’engageant professionnellement dans ce contexte sociétal de crise, articulé à une situation générationnelle singulière – qui hérite des idéaux déçus et de la radicalité salvatrice des années 1960 tout en évoluant dans la violence d’un système et face à une urgence écologique de plus en plus prégnante. Cette rencontre, d’ailleurs vécue plus largement par une certaine jeunesse urbaine, constitue peut-être un terreau privilégié pour la formulation d’une critique interne à la discipline, mais également de son positionnement dans la société. Ce que pose clairement le mouvement au travers de cette idée d’une culture du projet « en situation de crise », c’est une nouvelle approche engagée, décomplexée, ancrée. En posant fondamentalement la question du sens et de la valeur de l’architecture comme discipline et comme savoir, elle pose également celle des conditions de sa survie.

L’architecture constitue un champ d’action majeur où se construisent et s’expérimentent d’autres modèles sociaux et d’autres représentations. Elle quitte sa nature d’objet, forme figée et durable, au profit de sa dimension processuelle. Détruite, critiquée, partielle, elle doit se tourner vers les autres disciplines pour développer ce nouveau rapport au projet. Au-delà même, c’est le projet – de société et d’architecture – qui doit investir ces limites entre disciplines, ces interstices où s’hybrident les savoir-faire et les modes d’action pour agir dans et sur le réel.

Les collectifs d’architectes, designers, artistes, citoyens qui occupent le devant de la scène depuis la fin des années 1990 (en Europe comme à l’étranger) s’inspirent (de façon plus ou moins consciente et explicite) des écrits et des expérimentations menées par les représentants de la mouvance architecturale dite « radicale » qui les a précédés. Dans une démarche archéologique (au sens foucaldien) il s’agit donc, pour nous, de relire ces textes et de repenser ces pratiques, en vue de mieux comprendre les enjeux de l’architecture et de la ville au présent. Pour ce premier exercice, nous nous sommes intéressés à Yona Friedman, architecte et théoricien atypique. Cette figure singulière dans la constellation des architectes radicaux et expérimentaux porte depuis plusieurs décennies une vision de la discipline et de la manière de faire projet qui essaime aujourd’hui chez un certain nombre de jeunes praticiens.

Dans les pages qui suivent, nous évoquerons essentiellement le concept d’« utopie réalisable » qu’il a élaboré au cours des années 1970 et qui est encore régulièrement mobilisé par les expériences qui animent l’architecture et les nouvelles formes d’intervention à l’échelle urbaine sur lesquelles l’ensemble de ce dossier se propose de réfléchir.

Entre le projet et l’utopie

Yona Friedman a écrit l’ouvrage intitulé Utopies
réalisables
en 1975, et l’a republié ensuite avec des commentaires et des mises à jour en 20001. Déjà en 1975, Friedman part du constat de l’échec de « ces deux utopies généreuses » que sont la démocratie à l’échelle planétaire et la « communication globale » entre les hommes (en ajoutant, dans un commentaire pour la nouvelle édition de l’ouvrage, qu’« Internet peut être cité en exemple pour montrer que cette impossibilité n’est pas le résultat de difficultés techniques, mais vient plutôt de l’inadaptation humaine fondamentale à la communication généralisée (de tout le monde vers tout le monde)2». Face au constat de l’échec des ambitions universalistes des États comme des médias, Friedman formule l’hypothèse que ce sont les mouvements définis comme « marginaux » aujourd’hui qui détiennent des solutions pour le futur, et qu’il s’agit essentiellement de petits groupes qui essaient de réaliser leurs projets par eux-mêmes, sans experts et sans dirigeants, en poursuivant des utopies réalistes et réalisables.

Il rappelle ainsi que les utopies anciennes (de celle de Platon dans La République en passant par celles des premières communautés chrétiennes ou du Moyen Âge) n’étaient pas considérées comme « utopiques » mais comme des projets réalisables (dans ce monde ou dans l’autre). Ce sont les utopies modernes (à commencer par celle de Thomas More) qui ont renoncé à leur inscription dans la réalité. À partir de l’insatisfaction par rapport au réel, on peut se proposer d’obtenir un changement de façon individuelle et entièrement maîtrisée, sous la forme d’un « projet » (terme qui aujourd’hui a tendance à se généraliser dans tous les domaines de l’action, grâce à la fragmentation du travail, de la pédagogie, de l’action politique et publique dans un ensemble de « projets » à court terme). L’utopie est, selon l’architecte, aussi éloignée de cette vision individualisée et pragmatique du « projet » que du vœu pieux du wishful thinking, conçu comme le désir inefficace et purement velléitaire de modifier une situation donnée.

Il considère ainsi que les utopies naissent d’une insatisfaction collective, s’appuient sur des techniques ou changements de conduite connus, ne sont réalisables que si elles obtiennent un consentement collectif au sein d’une communauté de petite dimension, sans aspirer à une généralisation totalisante. Si « projet » et « utopie réalisable » ont beaucoup de points en commun, il existe pourtant entre eux une différence de taille : le « projet » ne se soucie pas du consentement des autres (considéré comme étant accordé a priori), alors que l’« utopie réalisable » s’enracine dans une recherche (voire une construction) du consentement collectif ; si l’opération-clé du projet est l’utilisation d’une technique ou d’une procédure, l’opération-clé de l’utopie réalisable consiste à créer un consentement et un engagement collectifs.

C’est pourquoi l’« utopie réalisable » précède le projet. Ceci explique, selon Friedman, l’apparition périodique des utopies réalisables, voire des utopies en général : elles supposent l’émergence de techniques ou de comportements nouveaux, grâce auxquels l’auteur (ou les auteurs) des utopies propose(nt) des solutions à des situations qui provoquent l’insatisfaction collective. Par ailleurs les « utopies réalistes » ne peuvent jamais être l’invention d’un seul auteur : une « utopie réaliste » prend toujours la forme d’une invention collective, faite de mini-apports individuels sur une longue durée, elle est « l’œuvre lentement façonnée et assimilée par une chaîne d’individus consentants3 ».

Si l’on transpose ces analyses de Friedman à la situation contemporaine, on pourrait formuler l’hypothèse que l’essor (ou plus précisément la résurgence) de collectifs, d’organisations horizontales et non hiérarchisées, qui vont des ateliers de fabrication comme les « hackerspaces » ou les « fablabs » à des « tiers-lieux » ou lieux d’« urbanisme transitoire » qui s’efforcent de réinventer (en même temps) les manières d’habiter, de produire et de construire des relations, est lié à l’essor d’internet et des procédures collaboratives qu’il a introduites. Cette hypothèse est par ailleurs partagée par d’autres observateurs, comme le sociologue Antoine Burret, qui considère que le point commun à toutes ces expériences hétérogènes est « la maîtrise du code informatique, ou tout du moins de ses raisonnements, de ses méthodes d’analyse, de design, de son agilité, de ses règles et de ses modes de production4 ».

Même si ces espaces ne sont pas exclusivement réservés à une population de geeks et de technophiles, les personnes qui les animent et les fréquentent partagent une culture du faire en commun, de partage de savoirs, de formes de sociabilité et de coopération très liée à la culture numérique et à ses dispositifs. Ces lieux s’inscrivent dans un héritage contre-culturel, largement hérité du mouvement Do It Yourself 5,
mais débordent le caractère radical et relativement fermé qui animait un certain nombre de lieux alternatifs (squats, hackerspaces, etc.). Dans ces nouveaux espaces qui essaiment dans la ville s’ouvre un nouvel âge du « faire » qui s’appuie sur de nouveaux modèles de coopération, d’invention et de fabrication6.

Il est intéressant d’observer que parmi les acteurs qui font exister ces lieux où se déploient d’autres manières de produire, de cohabiter, de faire société, des « utopies » en acte, se trouvent de nombreux collectifs réunissant des professionnels issus des métiers de la conception, architecture en premier lieu. Ces collectifs se sont souvent constitués initialement autour d’une situation de projet singulière, une occupation de friche (EXYZT), un tour de France (Collectif Etc), un atelier-résidence
(YA + K), un camping (Yes We Camp), un festival
(Bellastock), un atelier de construction… avant de s’inscrire dans des démarches professionnelles, plus ou moins militantes, visant à l’essaimage de ces petites utopies qu’ils ont participé à « construire ». Engagés dans les projets, ceux-ci ne conçoivent pas à distance, mais accompagnent l’émergence de ce nouveau type de lieu, en soutenant les initiatives locales, donnant corps aux désirs habitants et en accompagnant les structures qui les portent dans le montage institutionnel et concret de leur « lieu ».

Ces praticiens d’un autre genre s’opposent à la dichotomie des acteurs et des phases de projets, ils défendent une idée du projet pensé et construit collectivement et en situation. Ces collectifs engagés dans la mise en place de lieux « tiers » entre ville normée et indéfinition, et inscrits dans des dynamiques de transformation, conçoivent une culture du projet différente de celles adoptées par leurs pairs et prédécesseurs. Située, matricielle, leur approche tente de se redéfinir avec comme fil commun l’idée d’impliquer un collectif élargi dans la production de lieux vécus7. À l’instar du développeur open source qui marchande ensuite ces services pour développer des modèles viables d’exploitation des programmes qu’il participe à développer, ces collectifs hybrides essaiment par une mise en partage de leurs outils et expériences et l’apport de savoir-faire spécifiques, propres à leurs disciplines et leur connaissance des cadres institutionnels et technocratiques dans lesquels peuvent se pérenniser ces lieux autres.

On peut penser d’ailleurs que, dans cette démarche professionnelle, cette forme « collective » a son importance. C’est la figure de l’architecte-star et celle de l’agence qui sont ainsi soumises à la critique. Il faut voir dans cette appellation de « collectif » une expression-manifeste qui vise à dérouter ces modèles, à affirmer une plasticité justement pensée pour répondre à la singularité des situations. « Faire collectif » n’est pas un modèle de travail institué mais une activité engagée qui, au fil des projets, gagne en expérience, se transforme autant qu’elle transforme les situations qu’elle participe à « construire ».

Les collectifs d’architectes (à la différence d’autres collectifs attachés à des lieux et des luttes singulières) se situent à un endroit paradoxal, à la fois dans un étau (entre prise de position politique et dépendance aux institutions et aux commanditaires) et dans un double écart (entre une vision éthico-politique radicale et une activité professionnelle en prise avec le réel et ses nécessités, notamment économiques). Mais c’est justement à cet endroit, parfois dans la prise de risque de l’instrumentalisation toujours possible, qu’ils inventent des modèles de fonctionnement, de structuration qui font de ces lieux et de leurs activités des laboratoires où faire ville autrement, où faire territoire (en-)commun. C’est en prise avec l’activité de fabriquer, de gérer, d’animer et tout simplement d’habiter que s’expérimentent et s’engagent ici d’autres formes possibles d’existence.

On entend aujourd’hui beaucoup parler du « commun », en lien avec la recherche de moyens de sauvegarde des « biens communs ». Il n’est pas anodin que ce terme et son univers théorique gagnent progressivement en consistance et en visibilité, d’autant plus lorsque l’on se penche sur ces lieux/situations. Ces derniers permettent d’éprouver concrètement la rencontre entre l’idéal éthico-politique du commun – tel que défendu par Dardot et Laval8 – et la production, la gestion et la gouvernance des « biens communs ». Ces utopies qui s’engagent sont en effet souvent portées par une volonté radicale de changement et d’alternatives, mais c’est ensuite dans l’activité quotidienne qu’elles rendent manifeste la possibilité d’inventer d’autres modèles de gouvernance, de production, d’organisation… Et, face à cela, les schémas classiques, les expertises classiques (concertation, programmation, animation…) sont parfois perdus, tout comme les concepteurs, qui doivent ici autant penser les processus de constitution de ces communs que les formes spatiales, les activités, les rencontres et les liens qui les hébergent et les font exister. L’architecture devient ici performative dans le sens où elle existe en même temps qu’elle se donne à voir et à fonctionner et ce, à l’instar du collectif comme forme d’existence fondée non sur l’institué mais sur l’activité en permanence réengagée.

L’utopie réalisable n’est pas lieu figé, mais dynamique collective au travail.

Utopies paternalistes et non paternalistes, verticales et horizontales

L’utopie réaliste ne précède donc pas la communauté pour laquelle elle est conçue, ne s’inscrit dans aucune transcendance. Friedman introduit une nouvelle distinction entre des « utopies paternalistes » et des « utopies non-paternalistes » : dans les premières, la connaissance et la maîtrise des techniques et des comportements applicables dans la collectivité n’appartiennent qu’à un groupe restreint d’individus (ou à une élite) ; dans les deuxièmes, « les mêmes connaissances sont détenues ou diffusées par tous et pour tous9 ». Les utopies paternalistes s’organisent autour d’individus qui prétendent savoir mieux que les autres ce qui est bon ou ce qui ne l’est pas pour la collectivité, des « experts » ; dans les utopies non-paternalistes, il n’y a pas d’experts, et ceux qui décident sont également ceux qui auront à supporter les conséquences de leurs décisions. Pour étudier les utopies sociales dans toute leur complexité, Friedman propose un système de « graphes », une étude cartographique des relations entre les membres d’une collectivité utopique, une étude des influences des uns sur les autres, comparable à la théorie des passions présente dans la philosophie de Charles Fourier. En étudiant les caractéristiques structurelles des sociétés, il parvient à la conclusion que toutes nos utopies ont pour but une société égalitaire (définie comme une organisation sociale dans laquelle il n’y a pas de « notables » ayant une influence supérieure et une situation sociale supérieure à celles des autres), mais que toutes nos organisations techniques sont fondées sur une société hiérarchique, c’est-à-dire sur un modèle de société de type arborescent, où les personnes les plus influentes représentent la racine et les branches sont constituées par des alliances progressives entre des « personnes d’influence ». Dès lors, le questionnement central de Friedman (questionnement de nature architecturale, qu’il s’agisse de l’architecture des lieux d’habitation ou de celle de la structure des sociétés et des collectivités), qui reste d’actualités dans les « utopies réalisables » d’aujourd’hui sera : « Comment vivre avec les autres sans être chef et sans être esclave ?10 »

Comment habiter la terre, comment habiter la ville

Par ailleurs, Friedman précise que « la société contient des hommes et des objets », expression où le terme « objet » se réfère tout autant aux êtres naturels qu’aux artefacts. « Société » et « environnement » deviennent ainsi des synonymes pour l’architecte pour qui le souci écologique a été toujours central. Friedman est un avant-gardiste dans le champ architectural opérant, par ses dessins, la traduction d’un ensemble de théories de cette époque et notamment, celles des pionniers de l’écologie sociale comme Murray Boochkin11. On peut émettre d’ailleurs l’hypothèse que c’est cette prise en considération de l’urgence écologique qui a fait de Friedman un théoricien important dans le champ de l’architecture et de la ville. Sa pertinence et sa puissance conceptuelle font, qu’à l’heure de la crise écologique, il inspire de nombreux jeunes architectes en perte de références dans leur champ d’origine. Cette génération se veut pragmatique, et une des forces de
Friedman réside justement dans sa pédagogie très pragmatique, que ses dessins et projets/illustrations traduisent dans un style reconnaissable qui traverse l’ensemble de ses ouvrages.

En 1976, Friedman a également publié un petit « manuel dessiné » selon ce style caractéristique, diffusé sous forme ronéotée en version bilingue français-anglais à l’occasion de la première Conférence internationale sur l’habitat humain à Vancouver, et qui portait la mention suivante : « Le but de la brochure est d’amener le lecteur à considérer la place de l’homme-habitant dans un écosystème et de l’amener à réfléchir, dans un contexte de pénurie ou de crise durable ou temporaire, à des solutions de survie de son espèce. Si le langage utilisé permet de stimuler cette réflexion, alors le but de cet ouvrage sera atteint12 ». Cette manière de traduire des idées par un style simple, diagrammatique et ultra-pédagogique a également constitué une base pionnière pour ceux qui tentent aujourd’hui de traduire leurs projets au prisme de leur dimension écosystémique et processuelle.

En contestant radicalement la pertinence, la portée et l’efficacité des utopies universelles, Friedman fait de la « coexistence dans la diversité » la clef des utopies réalisables : une multiplicité d’utopies reliées entre elles dans la diversité d’expérimentations locales en réseau serait à son avis la seule réponse possible à l’impossibilité d’une utopie unique, à visée universelle, typique de la pensée occidentale qui aspire (dans l’héritage des Grecs et de la chrétienté) à imposer la foi dans une utopie unique et supérieure aux autres. « Quelle Église a-t-elle déjà compris que les religions ne peuvent être sauvées que par les hérésies ?13 » Dans le cadre de l’urgence environnementale, les utopies réalisables de nature locale visent aussi à réduire les effets d’encombrement et de saturation qui caractérisent la structure de nos sociétés : encombrement matériel par la surproduction de déchets, que nous ne sommes plus capables de réutiliser et de réemployer pour notre survie ; encombrement et saturation des espaces (à commencer par la surface terrestre) et des temps, des rythmes de notre existence, saturés par les dynamiques imposées par les grandes organisations.

La ville est la figure principale de l’utopie réalisable. « Ossature matérielle » d’une société dans ses équipements et ses réseaux (routes et chemins, enclos et frontières), ce réseau matériel doit être animé par des « règles du jeu », un réseau immatériel fait de communications, de relations, de liens. L’histoire de l’utopie est étroitement liée à celle de la ville, dans des dimensions multiples et variables qui vont du phalanstère à l’île ou à la métropole. Mais ce qui attire surtout l’intérêt de Friedman est la ville comme utopie réalisable, aspiration plurimillénaire à une société sans centre, alors que toute société ne cesse de reconstituer ses centres, ses frontières, ses limites internes et externes. « La technique contemporaine, en matière de communication, d’économie, mais aussi de culture a accentué cette tendance. Mais les anciennes barrières continuent d’exister, malgré la technique […].14 » La plupart des utopies réalisables visent ainsi l’amélioration de la ville comme lieu du lien entre des êtres humains organisés, leurs environnements (naturels et techniques) et un territoire occupé. Si les réseaux (tant matériels qu’immatériels) aspirent à la création d’une « ville globale », de plus en plus uniformisée, automatisée et contrôlée, les urbains peuvent réagir en créant des « sociétés de faible communication », des villages urbains au sein des mégalopoles, constitués par « l’ensemble de nos concitoyens qui servent, en quelque sorte, de liaison directe entre chacun de nous, séparément15 ».

Les collectifs d’architectes actuels sont nombreux à opérer en milieu urbain et Friedman, qui revendique ce lien entre ville et utopie, constitue pour eux une ressource précieuse allant à l’encontre d’un discours dominant dans certains milieux (notamment écologistes) : celui d’une haine de la ville comme milieu de domination par excellence, expression du système consumériste et énergivore, impossible territoire d’autonomie. Pour certains, utopie rime avec proximité avec la terre productive, non-densité… Mais la ville se situe du point de vue des utopies-réseaux qui peuvent répondre à la densité urbaine par leur propre densité, leur multitude et leur concentration, leur proximité et leur prise directe avec le système urbain qui domine les territoires.

Dans des villes très hiérarchisées, sectorisées et contrôlées, des formes de « démocratie urbaine » peuvent donc renaître par la constitution de groupes ou villages urbains, qui ne sont pas nécessairement ancrés dans une base territoriale et dans l’« entre-soi » de proximité qu’elle génère. La propagation des réseaux et des liens dans ces réseaux est liée aux médias et d’autant plus étendue que l’on passe de la parole directe, à l’écriture, au téléphone, à internet. La territorialité de ces groupes est donc d’emblée déterritorialisée, et elle donne lieu à l’intersection multiple d’un grand nombre de groupes qui aspirent à l’autoplanification et à l’autorégulation sociale, et peuvent ainsi s’efforcer de déjouer la tendance au contrôle, à la séparation et à la hiérarchisation qui caractérise les métropoles et mégalopoles.

Suivant ce modèle, on pourrait interpréter la multiplicité des espaces ou des « tiers-lieux » qui essaient de se constituer (de façon temporaire ou définitive) dans les interstices ou dans les lieux désaffectés de la grande ville, comme la tentative de constituer des sociétés « de faible communication », de recréer des lieux de travail, de sociabilité, de production plus égalitaires et plus respectueux de la préservation des environnements sociaux et naturels. Par là même, c’est une autre pensée du développement urbain qui s’engage. La logique de planification urbaine située au service d’une ville contrôlée et « projetée » se confronte à des architectures qui s’immiscent dans ses impensés, dans ses latences. Aussi fragiles que puissantes, elles infusent une manière autre de faire ville et faire commun. L’urbanisme comme « science de l’urbain » est ainsi profondément remis en question par l’architecture. Il n’est pas ici question de planification sur le long terme ou de maîtrise foncière, mais d’une fabrication sociale qui opère en milieu existant. Ces collectifs visent à produire une forme de thérapeutique du présent. Le développement anarchique des zones urbaines a rendu l’idée d’une ville « bien pensée », « programmée », comme irréalisable. La ville d’aujourd’hui se révèle comme une construction anarchique fondée sur « la superposition, l’intrication et même la négation des fonctions urbanistiques16 ».

La ville est un « déjà-là ». Les propositions globales et cohérentes ne font pas sens. Il ne s’agit pas de concevoir une ville meilleure, mais bien plutôt de « prendre possession » de la ville actuelle. Ces utopies réalisables que Friedman a pensées et qui s’expérimentent aujourd’hui posent l’idée d’une architecture toujours en acte, qui se nourrit de son implication et d’une relation permanente au contexte. « Faire de l’architecture » constitue dans cette perspective une pratique résolument active, toujours dans l’expérimentation, travaillant en conditions réelles, et ce, au risque de son instrumentalisation et de son détournement par les dynamiques de production urbaine traditionnelles et capitalistiques. En conclusion, soulignons donc que l’attrait actuel pour ce théoricien et architecte parmi les plus marquants et radicaux des quarante dernières années se fait en parallèle de l’intérêt grandissant pour toutes ces « utopies réalisables » qui essaiment en milieu urbain.

1 Yona Friedman, Utopies réalisables [1975], rééd. Paris, Les éditions de l’éclat, 2000 et 2015.

2 Ibid., p. 7 (en italiques dans le texte).

3 Ibid., p. 20.

4 Antoine Burret, Tiers lieux et plus si affinités, FYP, Paris, 2015, p. 95.

5 Pour une histoire rapide du mouvement et de son lien avec certaines pratiques de conception actuelles, nous renvoyons à Delprat, Étienne. Système DIY [faire soi-même à l’ère du 2.0: boîte à outils & catalogue de projets], Alternatives Gallimard, Paris, 2013.

6 Michel Lallement, L’Âge du faire, Seuil, Paris, 2015 et Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement, Makers. Enquête sur les laboratoires du changement social, Paris, Seuil, 2018.

7 Florent Chiappero, Du Collectif Etc. aux « collectifs d’architectes » : une pratique matricielle du projet pour une implication citoyenne, thèse de doctorat (inédite) soutenue en 2017 dans le laboratoire Project[s] de l’ENSA Marseille, sous la direction de Stéphane Hanrot (†) et la co-direction de René Borruey.

8 Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, 2014, Pascal Nicolas-Le Strat, Le Travail du commun, Saint Germain sur Ille, Éditions du Commun, 2016.

9 Yona Friedman, Utopies réalisables, op. cit., p. 25.

10 Titre d’un autre ouvrage de Yona Friedman, écrit en 1974 et réédité en 2016 aux Éditions de l’éclat.

11 Pour une introduction à sa pensée, nous renvoyons au recueil de textes récemment paru, Bookchin, Murray,
Pouvoir de détruire, pouvoir de créer : vers une écologie sociale
et libertaire
, L’échappée, Paris, 2019.

12 Yona Friedman, Note de l’éditeur en ouverture de Comment habiter la terre [1976], Paris, Éditions de l’éclat, 2016.

13 Yona Friedman, Utopies réalisables, op. cit., p. 64.

14 Ibid., p. 156.

15 Ibid., p. 164.

16 Gloria Bianchino, « Introduction », in No-stop city: Archizoom associati, Librairie de l’architecture et de la ville, HYX,Orléans, p. 134.