« Si nous étions jamais séparés, quelle disgrâce. »

La Féline

À propos de ce qui est séparé et de ce qui ne l’est pas, les discussions finissent toujours par porter sur le concept de frontière.

Il existe peut-être deux grandes définitions formelles de la frontière : l’une, classique, se trouve exposée chez Kant, qui distingue deux genres de frontières : la borne et la limite ; l’autre, plus moderne, est discutée dans certaines ontologies formelles et dans des théories méréo-topologiques, qui proposent des modèles du bord, de la frontière et de la limite.

Dans les Prolégomènes à toute métaphysique future1, Kant distingue les « limites » (Grenze), qui indiquent qu’il y a encore quelque chose à découvrir et à connaître au-delà (elles renferment un espace à l’intérieur d’un autre espace), des « bornes » (Schränke), qui sont la marque de l’extrémité jusqu’à laquelle on peut aller, au-delà de laquelle on ne peut se rendre (elles renferment un espace à l’intérieur d’un non-espace). La limite est une frontière qui possède deux côtés : l’un est le connaissable connu, l’autre le connaissable inconnu ; la borne est une frontière qui ne possède jamais qu’un côté : le connaissable. Il est classique d’opposer deux genres de frontières, celle qu’on inscrit entre deux parties de l’espace, entre deux corps ou plus largement deux éléments qu’elle permet de distinguer, et celle qui borde un ensemble, un tout, un monde, l’intégralité d’un élément, auquel on peut opposer son négatif, tout ce qu’il n’est pas. Il y aurait donc une frontière comme marque de la différence et une frontière comme marque du contraire, une frontière à deux bords et une frontière à un seul bord.

Reformulée à l’aide de modèles logico-mathématiques, cette distinction ressurgit dans la méréo-topologie contemporaine2, qui dresse la typologie de différents types de séparation, à un bord ou à plusieurs bords : il s’agit de l’expression soit d’une discontinuité radicale entre deux éléments dans un même champ, soit d’une discontinuité entre un champ et tout ce qu’il n’est pas. On se représente alors une frontière à laquelle on pourrait toucher par les deux côtés, en progressant du premier camp vers le second ou du second vers le premier, par opposition à une frontière qu’on ne pourrait jamais approcher que par un côté, depuis l’intérieur d’un tout borné. Pour modéliser de tels objets, on se sert des idées de « connexité » et de « rupture de connexité » afin de construire ces deux concepts de la frontière. On a donc recours à l’intuition d’une « transition linéaire », comme lorsqu’un enfant trace un trait continu à l’aide d’un crayon, sans lever la mine du papier. Mais ces modèles reposent sur une autre intuition, plus profonde, qui reste ininterrogée et à laquelle nous devons réfléchir : pour penser une frontière, quelle qu’elle soit, géométrique, physique, géologique, géographique, politique ou sociale, il faut en effet avoir recours en sous-main à deux conceptions de la séparation, l’une hétérogène et l’autre homogène. Que ce soit une limite ou une borne, une interface ou un bord, toute frontière est un élément hétéro-homogène par rapport aux éléments dont il exprime la séparation.

Toutes les disputes à l’égard de l’existence ou non des frontières tiennent à la décision de réduire la frontière soit à ce qu’elle a d’homogène, soit à ce qu’elle a d’hétérogène avec ce qu’elle est censée séparer.

De là découlent au moins trois positions, qui ont chaque fois servi de paradigme à un siècle récent de notre histoire.

La frontière naturelle (ou bona fide)

La première position consiste à défendre l’existence de frontières naturelles. Au sein de théories formelles, on parle plutôt de « frontières bona fide », qui doivent répondre à un double critère énoncé par Barry Smith et Achille Varzi3 : indiquer une discontinuité spatiale ou physique et être indépendante de l’esprit qui la conçoit. C’est une thèse abstraite ; en réalité, les thèses sur l’existence de frontières naturelles sont souvent très concrètes et politiques. Nous n’en prendrons qu’un exemple, qui tient à la diffusion à partir du XVIIIe siècle parmi la communauté savante européenne, au gré du développement de l’État-nation puis de la colonisation systématique de peuples africains, asiatiques, australasiens ou américains, de l’idée de « frontière naturelle ». Dès la Révolution française, par exemple dans la bouche de Danton4, lorsqu’il s’agit de défendre l’intégrité du territoire national français devant l’avancée des Prussiens, puis parmi les nationalistes italiens et tous ceux qui s’opposent à l’hégémonie austro-hongroise, la « frontière naturelle » représente l’idéal d’une limite inscrite à même les formations géologiques du pays : des seuils ou des limens objectifs matérialisés par des cours d’eau, des chaînes de montagnes, dont le caractère infranchissable, du moins difficilement franchissable, permettrait d’expliquer la formation de niches écologiques humaines, le regroupement de populations bien distinctes les unes des autres. « Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà », écrivait déjà Pascal5. Montesquieu aussi est particulièrement attentif à ces phénomènes, puisqu’il présente l’insularité comme le modèle de la frontière naturelle, qui préserve et sépare les plus grands empires6.

Après une conception que nous pourrions qualifier de défensive de la frontière naturelle, au cours de la formation de l’État-nation européen, qui défend l’intégrité de ses limites contre le voisinage dont elle cherche à se distinguer, se développe tout au long du XIXe siècle une conception offensive de la frontière naturelle. Elle sert les desseins impérialistes des grandes puissances, jusqu’à la Conférence de Berlin, où diplomates portugais, français, anglais, allemands, belges, espagnols, ottomans et d’autres puissances dominantes de l’époque, sous l’égide de Bismarck, négocient les frontières de leurs avancées respectives en Afrique. Les négociateurs cherchent à déterminer des limites objectives des zones d’influence commerciale et militaire de chaque pays7. Or, l’idée de frontière naturelle est finalement vaincue, puisque la conférence atteste de son remplacement, dans son acte de février 1885, par le principe suivant lequel toute puissance prenant pied sur les côtes peut étendre sa domination jusqu’à rencontrer les effets d’une puissance voisine. Autrement dit : une frontière, hors d’Europe, n’est plus conçue comme l’expression géographique et politique d’une réalité naturelle, mais la simple matérialisation d’un rapport de force : chaque puissance s’arrête là où une autre commence. S’il le faut, ce rapport de force mène à la guerre, et ce sera plusieurs fois le cas. Quoi qu’il en soit, la frontière n’est pas fondée en nature, mais résulte d’une négociation et d’un conflit historique entre la prétention d’entités rivales.

Or, si la frontière naturelle qui avait permis de fonder l’État-nation européen n’est pas tenable, ce n’est pas uniquement pour des raisons historiques. Son concept révèle un défaut de conception, qui lui donne un caractère qui nous semble tragique.

Par « frontière naturelle », il faut entendre en effet la détermination d’une différence fondée si importante qu’elle permet d’interdire tout passage forcé par la variation d’une entité à l’autre : il y a frontière, en ce sens, lorsque deux objets, deux parties de l’espace, deux territoires ou deux corps ne permettent pas qu’on passe de l’un à l’autre par degrés, par une variation continue. L’existence d’une discontinuité spatiale ou physique produit un effet d’hétérogénéité que nous pourrions définir de la manière suivante : une frontière est objective et naturelle lorsqu’elle est hétérogène, c’est-à-dire lorsqu’elle n’est absolument pas de même nature que les éléments qu’elle sépare. Précisons : la frontière est en fait hétérogène dès lors qu’elle n’existe pas sur le même plan que ce qui se situe de part et d’autre de la frontière. Une frontière géographique, par exemple, devient une ligne géométrique tracée sur un territoire, qui n’a pas la consistance matérielle des territoires en question. La frontière n’est absolue qu’à la condition de pouvoir être abstraite de ce qui est situé de part et d’autre de la frontière. Si la frontière entre deux éléments matériels est elle-même matérielle, elle devient un élément de variation : il faut bien, en effet, qu’il existe quelque espace de contact entre la limite et ce qui est limité, ce qui repousse à l’infini la question de ce qui fait frontière.

Il n’y a de frontière absolue qu’à condition qu’elle soit hétérogène. Il faut qu’elle soit d’un autre genre d’être que ce qu’elle permet de séparer.

C’est ainsi que ceux qui prétendent fonder en nature, dans les formations géologiques ou hydrographiques, la limite réelle entre des territoires finissent toujours avec dépit par ne trouver rien d’autre dans le sol et dans la matière que des variations matérielles : du plus ou moins et du continu. Il en va de même pour quiconque cherche à découper le spectre lumineux ou le spectre sonore. Les seuls limites réelles qu’il peut trouver sont abstraites et hétérogènes, donc étrangères à ce qu’elles permettent de découper, qui n’est jamais constitué que de variations ou d’une granularité infinie, qui force la perception s’approchant des structures de ce qui devrait être découpé à reconnaître une capillarité infinie par laquelle ce qui semblait distinct se confond, et les parties qui apparaissaient différentes finissent l’un dans l’autre.

Ces effets de dégradés sont bien connus des géographes : à une certaine échelle, tout ce qui semblait se distribuer nettement de part et d’autre d’une frontière se dégrade à mesure qu’on s’en approche et dessine des limbes indistinctes. Pour contrer ces effets, l’exigence de frontière hétérogène tient à la capacité d’abstraction de la perception et de la pensée, qui peut prétendre reconnaître dans un territoire de variations infinies une différence assez importante pour faire limite : on distingue alors une frontière qu’on qualifie de naturelle ou bona fide.

Mais le prix à payer pour de telles frontières est fatal : lorsque deux parties de l’espace sont séparées objectivement, leur séparation cesse immédiatement d’être un objet. Séparées en réalité, leur séparation cesse d’être réelle.

Voilà bien le drame de la séparation naturelle ou bona fide. Pour permettre de couper objectivement entre deux entités, une frontière ne peut pas être elle-même objective – elle est nécessairement d’un autre genre. Car si une telle frontière existait de manière homogène à ce qu’elle permet de découper, elle deviendrait un troisième terme entre les deux termes découpés. Et, se matérialisant dans la matière, s’objectivant parmi des objets, spatialisée entre deux espaces, la frontière homogène repousse d’un cran la question de la détermination d’une frontière : cette fois-ci entre elle-même et les éléments qu’elle autorise à séparer.

Afin de marquer une discontinuité, seule permet de découper deux espaces ou deux corps une entité qui ne peut pas être comme eux un espace ou un corps : pour distinguer deux territoires, la frontière s’exclut donc de toute territorialité.

C’est un drame conceptuel qui se joue ici, car le prix à payer pour la détermination d’une frontière hétérogène est qu’une frontière, pour laisser apparaître la discontinuité entre deux éléments, doit se supprimer elle-même en tant qu’élément : ce qu’elle fait apparaître la condamne donc à disparaître.

En ce cas, il existe bien une différence entre deux parties réelles de l’espace, mais cette différence elle-même ne peut être une partie réelle de l’espace.

La frontière comme rapport de force (ou fiat)

Par réaction, la deuxième position consiste à ne reconnaître l’existence d’aucune frontière naturelle. D’un point de vue formel, on ne parle plus que de frontières fiat. Si nous adoptons une perspective plus concrète, nous dirons, comme cela été beaucoup dit au XXe siècle dans les sciences humaines et les sciences politiques, qu’aucune frontière entre des corps ou des territoires n’est jamais tout à fait fondée. Nous affirmerons qu’il n’existe en fait que de la variation, des forces, des degrés de force, des rapports de force, un spectre continu lumineux, sonore, de matière ou d’énergie et, dans le domaine politique, des impulsions contraires, de sorte qu’une frontière n’est jamais que le résultat éphémère de leur affrontement, la manifestation visible, stabilisée pour un temps seulement, d’un équilibre, des prétentions, des intérêts, des forces des uns et des autres.

Abolissant toute limite fondée en nature, on estime alors que les nations, les régions, aussi bien que tout ce qui paraît limité, tels que les espèces, les genres, les classes qui découpent le vivant, ne sont que des constructions, ou plus exactement le résultat de processus continus. Il n’y a de frontières que pour et par des êtres pensants tels que nous, qui manifestent des intérêts, qui s’efforcent, qui agissent et qui luttent. Hors de notre perception, en réalité, tout ce qui existe ce sont des dégradés infinis, du plus ou moins.

Ainsi obtient-on le concept de frontière homogène.

Suivant ce concept, une frontière n’est pas de nature distincte de ce de quoi elle est la frontière. Telle frontière homogène, par exemple entre deux zones géographiques, est elle-même une zone géographique ; entre deux bandes de terre, c’est une bande de terre plus ou moins large ; entre deux tissus, c’est une portion de tissu ; entre deux espaces, c’est un espace ; entre deux couleurs, c’est une couleur… La frontière homogène est affinée, elle est de largeur réduite, elle tend vers la ligne, tout en conservant sa matérialité : c’est un trait, peu épais mais épais tout de même.

Or le prix à payer pour des frontières strictement fiat et homogènes, c’est-à-dire dont l’être relève du même genre que celui des parties qu’elle permet de séparer, est cette fois le suivant : lorsque deux parties se trouvent séparées subjectivement, leur séparation devient toujours un objet. Il faut donc apprendre à séparer ce nouvel objet de ce qu’il permet de séparer.

La règle que nous pouvons en tirer est simple : si l’on rend toute frontière strictement subjective, si on la réduit à une production de la subjectivité, de ce qui sent, perçoit et pense, on ne conçoit plus de frontière qu’homogène. Ce qui sépare est de même nature que ce qui est séparé. En guise de séparation, on n’obtient jamais que de la variation, c’est-à-dire un dégradé de teintes, de fréquences, qui fait de la frontière un tiers élément entre deux éléments. L’avantage, c’est qu’en disposant la séparation sur le même plan que le séparé, on permet le passage, on explique comment un agent réel ou imaginaire peut passer de part et d’autre de ce qui sépare, qui n’est pas différent en nature des parties séparées. Mais le défaut de cette homogénéité, c’est qu’en faisant de la séparation un élément aussi réel que les éléments séparés, on n’explique plus guère la séparation entre ces éléments. On doit donc concevoir une méta-séparation entre la séparation elle-même et les éléments séparés. Entre le trait sur le papier et les deux surfaces qu’il permet de distinguer, il doit passer une frontière secrète : dès que le trait devient un espace au même titre que les espaces qu’il permet de découper, on repousse la frontière entre le trait lui-même et ces espaces. Et si cette frontière est elle-même homogène, si on l’identifie à un mince fil charbonneux à la lisière du trait, une nouvelle frontière doit être cherchée, et ainsi de suite.

Dès qu’on ne sait plus reconnaître de frontière qu’homogène, le problème de la régression à l’infini ressurgit : la séparation absolue ne tient plus.

Dominique Quessada défend ainsi une inséparation qui nous ferait renoncer à l’idée de bord, donc à la séparation fondée d’un dehors et d’un dedans, entre « nous et « eux », utilisant un argument historique : tout mur est destiné à tomber : la frontière, si on l’historicise, expose sa périssabilité et sa contingence.

Le « plan d’inséparation » est présenté par Dominique Quessada comme « une immense surface infiniment plissée et déployée, une surface unilatère (c’est-à-dire d’une seule face et d’une seule frontière), sans dehors ni dedans, sans intérieur ni extérieur dissociables : une stricte surface sans endroits ni envers, infinie dans sa capacité à produire des creux et à engendrer des vides sans rupture avec du plein »8.

Reprenant l’analyse de Viveiros de Castro9, Dominique Quessada propose de concevoir l’inséparation comme l’idéal de ne pas effacer les frontières et les contours, mais de les interpréter, à la suite de Deleuze, comme des plis ou des variations d’intensité.

C’est l’idéal d’une civilisation « dépourvue d’étanchéité10 » proposé par Dominique Quessada, et refusant la paranoïa qui lui semble régir toute logique de la séparation et du découpage du réel par des frontières, à un seul bord ou à deux bords.

Or, ce plan d’inséparation, qui est l’utopie réaliste d’un monde nouveau d’intensités, de variations sans limites inscrites à même l’être des choses, est aussi, et le projet philosophique de l’inséparation défendu par Dominique Quessada ne l’ignore pas, le plan sur lequel sont plaqués par les adversaires du libéralisme de la mondialisation, à la sortie du XXe siècle, tous les désirs et toutes les volontés de retracer des frontières, sans nécessairement les fonder en nature, mais pour les accorder à une sorte nouvelle de nécessité de nous distinguer et de distinguer les choses, afin de ne pas rendre l’inséparation confuse, et de ne pas laisser cette confusion nous gouverner.

D’une main l’époque contemporaine tient l’idéal de l’inséparation, de l’autre elle agite le projet de repenser des limites.

Et ce projet-là n’est pas contradictoire avec la conception, dans le cadre d’une « inséparation » moderne, d’une réalité conçue comme une sorte de surface infinie, immanente, sans bordure ; sur cette surface, notre réaction nous fait projeter des découpes, des séparations qui ne sont plus naturelles, qui ne tiennent plus à l’essence des objets mais à notre condition limitée de sujets.

Refonder les frontières ?

Car il existe une troisième position, qui sera peut-être au XXIe siècle ce que la première était au XIXe et la deuxième au XXe, c’est-à-dire une thèse dominante. Cette thèse consiste à affirmer qu’il n’y a pas de frontière naturelle, mais qu’il faut des frontières. Quoi que reconnaissant l’inexistence de frontières hétérogènes fondées en nature, inscrites à même les corps et les sols, cette position refuse ce qui lui apparaît comme une sorte d’éloge postmoderne de la confusion, de l’indistinction, de la pure variation sans limite. On en trouve aujourd’hui des traces, dans le champ politique, parmi tous ceux qui font l’éloge des frontières11, ceux qui souhaitent limiter le libre-échange, la libre-circulation des marchandises, les protectionnistes et bien plus généralement, tous ceux qui pensent que l’activité même de pensée tient à la capacité à distinguer, à tracer des limites, à poser des frontières, ne serait-ce que pour qu’elles soient plus tard transgressées.

Cette rhétorique contemporaine de l’éloge des frontières repose sur une position intenable quant à la notion même de frontière, qui à la fois est conçue comme le résultat d’une négociation, d’un rapport de force (c’est l’héritage de la deuxième position), et est pensée comme devant être refondée, réinscrite dans des territoires, des sols, des corps (c’est l’héritage de la première position). Plutôt que de partir d’une inscription fondée en nature des frontières, cette position vise à refonder, à réinscrire dans la nature des choses des limites qui auraient préalablement été obtenues par une construction historique et culturelle. La France est alors conçue comme un produit historique, mais dont un récit national doit refonder les frontières, par exemple. Aussi bien, les différences de classe ou de race entre nous sont des constructions sociales et historiques, sur fond de variations, mais ces différences doivent être refondées à des fins de lutte, afin de ne pas laisser le champ à une conception ouverte, libérale et relativiste d’une simple variété de subjectivités toutes hybrides et métissées. Dans tous les camps, on entend monter cette rhétorique qui offre d’armer la pensée de la capacité à réinscrire des frontières dans un champ confus de singularités, de variations, d’intensités graduées, afin de définir des camps.

Si telle position est intenable, c’est parce qu’elle rend l’idée de frontière à la fois nécessaire et contingente : par une sorte de vœu pieux, les pensées de la refondation des frontières de notre temps prétendent qu’il est nécessaire, pour vivre, pour agir, pour y voir clair et pour mieux combattre, qu’il y ait des frontières entre nous, plutôt qu’un grand tout variable, chatoyant mais indistinct. En même temps, ces pensées reconnaissent l’impossibilité de frontières fondées en nature et s’attachent à déconstruire toute fondation de frontière, toute naturalisation indue d’une limite : la frontière fiat est une construction, le résultat d’un processus historique. Ce qui est donc contingent, c’est qu’une frontière passe ici plutôt qu’ailleurs : la frontière d’un genre, d’une espèce, d’une région, d’une communauté, d’une zone, d’une nation, d’une aire culturelle, apparaît comme nécessaire dans son existence et contingente dans sa situation : elle doit être mais elle pourrait également se trouver ici ou là.

Voilà la frontière contemporaine, qu’on invoque à longueur de discours dans son existence et qu’on révoque aussi bien dans son essence : il est nécessaire qu’elle soit, mais elle peut être n’importe où, n’importe quoi, ici ou là.

Pour cette raison, la frontière en tant que vœu pieux est tragique : le souhait de frontières qu’on doit mais qu’on ne peut plus tracer.

Fonder une frontière, refuser toute frontière ou vouloir les refonder, c’est également trahir le concept même de la séparation, c’est ne pas le comprendre en le réduisant à de l’hétérogène pur, à de l’homogène pur, ou à une impossible synthèse d’homogène et d’hétérogène.

Une frontière est en fait une opération conjointe de l’objectivité et de certaines formes de subjectivités, de perception, d’intention, d’action et d’intellection, par quoi ce qui est donné à la perception force la perception à forcer des différences : des variations de luminosité, des variations de fréquence, des variations de teinte, des variations de vitesse ou de force deviennent alors des frontières. Ce sont les variations elles-mêmes qui forcent la perception que l’on a d’elles à les trahir, à les forcer au point de les transformer en séparation, comme s’il y avait deux parties, deux ensembles, deux couleurs ou deux moments, deux zones ou deux organismes.

Comment s’effectue ce double forçage ?

Pour être perçues, des variations suscitent des effets de distinction, de séparation. Mais la séparation est encore homogène à ce qui est séparé : ainsi, dans un repérage de formes, un trait, un épaississement, un contraste lumineux produit-il un effet de séparation entre deux figures, mais de sorte que ce qui sépare les deux figures demeure soi-même une tierce figure, une portion plus sombre ou plus claire, plus ou moins large, de l’espace.

Or l’émergence dans la perception d’être vivants de ces frontières homogènes vues, entendues, senties et éprouvées, enclenche une logique de régression à l’infini, qui se poursuit plus ou moins suivant les capacités cognitives de l’être vivant. Entre ce qui sépare et ce qui est séparé apparaît nécessairement une nouvelle séparation, et ainsi de suite. Devant l’émergence d’une possibilité infinie de séparation de séparation, quelque chose dans la perception et dans la pensée résiste et oppose une première forme d’abstraction : une séparation soustraite à ce qui est séparé, donc une frontière hétérogène cette fois. Coupant court à la dissémination infinie de la séparation, cette frontière hétérogène, qui correspond à une différence ultra-forcée, qui ne participe plus du mode d’être de ce qui est différencié, ainsi la ligne géométrique unidimensionnelle qui sépare deux plans bidimensionnels (ou le plan bidimensionnel qui sépare deux objets tridimensionnels), est le bourgeon même de l’opération d’abstraction de la pensée.

Mais la frontière hétérogène, pour autant qu’elle rend la séparation réelle, fait disparaître ce qui sépare de la réalité : en distinguant deux objets, elle n’est plus elle-même un tiers-objet, puisqu’elle n’est plus homogène ; le seul moyen de concrétiser cette frontière hétérogène, c’est de la rendre de nouveau homogène, de tracer un trait d’une certaine épaisseur entre deux zones, d’établir une ligne grillagée, de construire un mur, de laisser des marques au sol…

La frontière, d’hétérogène redevient alors homogène.

Il est impossible de réconcilier son homogénéité et son hétérogénéité, et il faut bien plutôt apprendre à la concevoir comme un acte, par lequel l’homogène s’hétérogénéise et l’hétérogène s’homogénéise. Il est vain de contester toutes les frontières, pour faire apparaître la réalité variée mais homogène de l’espace réel ou social ; il est tout aussi vain de prétendre fonder en nature les frontières, de les légitimer ou de les rendre nécessaires. Cela seul est nécessaire pour des êtres qui vivent, sentent, perçoivent et éventuellement pensent, que l’homogénéité intensive d’un environnement soit découpée, tranchée, et que ce qui le découpe et le tranche fonde de nouveau parmi ce qui est découpé et tranché.

Rien n’est séparé, tout est dégradé

Hors de nous, il ne faut pas penser que tout est lié et confondu : tout est découpé, à un degré de granularité maximal, tel que chaque chose, quelle qu’elle soit, est séparée de toutes les autres dans sa possibilité. Qu’est-ce qu’il y a ? Il y a quelque chose, et n’importe quoi est quelque chose, de sorte que chaque chose, réelle, imaginaire, simplement possible, et même impossible ou contradictoire, est distinctement de toutes les autres : elle est solitairement12.

D’un point de vue ontologique, tout est séparé13.

Mais dès que les objets sont ensemble, tout ce qu’il y a ce sont des variations : il n’existe pas hors de nous des objets séparés par eux-mêmes, mais seulement des degrés de variation continue de lumière, de matière, d’énergie.

D’un point de vue matériel, rien n’est séparé : tout est varié.

Or, le point de vue de ce qui vit sur ce qui est matériel produit une sorte originale de séparation relative : tout ce qui est et qui varie est forcé par ce qui le perçoit à une forme nouvelle de différence, qui est la frontière. Parce que ça vit, parce que ça sent, parce que ça perçoit, tout ce qu’il y a est peu à peu traversé, augmenté du sensible, de frontières, donc de différences accentuées, par lesquelles des objets sont distingués d’autres objets, des parties de l’espace d’autres parties de l’espace, des zones matérielles d’autres zones matérielles.

Il y a de la différence dans l’être ; il y a de la variation dans la matière.

Et dans ce qui vit surgit, entre la différence et la variation, de la frontière.

Ni absolument objectives ni strictement subjectives, les frontières qui apparaissent déjà au moindre organisme qui sent, touche, voit, qui identifie, qui sélectionne en vue de l’action, qui se meut, qui repère, qui distingue, qui identifie et qui réidentifie des cibles, des proies, ces frontières sont une opération vivante d’hétérogénéisation de l’homogène spatial et matériel, et de réhomogénéisation de l’hétérogénéité produite, en boucle. Il y a une vie des frontières, qui émergent par forçage des variations perceptives, qui deviennent des abstractions, qui sont de nouveau plongées par la perception dans la matière, qui redeviennent des variétés continues, qui sont de nouveau forcées – et ainsi de suite.

Aussi est-il absurde de vouloir fonder hors de nous les frontières, dans le sol de la réalité objective, ou d’espérer les effacer complètement en les réduisant à des fantasmes ou des illusions qui n’existeraient que dans notre esprit. Toute frontière est une séparation vivante, le résultat éphémère d’un calcul entre l’extension d’un être et son intensité, que ce soit une catégorie, un corps, un territoire, une communauté, une teinte ou un son.

Non pas simultanément mais successivement homogène et hétérogène, la frontière sépare pour mieux les distinguer des parties de réalité, s’excluant du même coup de la réalité. Replongée dans cette réalité, de nouveau homogène, elle transforme la séparation tranchée en dégradé. Ce dégradé laisse apparaître une régression à l’infini des séparations, de proche en proche. Contre cette dissolution, la frontière ressurgit, cette frontière hétérogène qui découpe, forcée par la perception ou par la pensée, deux parties distinctes de réalité.

Ainsi vivent les frontières, qui sont toujours l’indice de l’insertion d’une pensée dans la vie, et d’une vie dans la matière.

La « séparation » que critique si justement Dominique Quessada n’est ni une malédiction à laquelle il faudrait remédier en réunifiant la nature par-delà tout ce qui nous éloigne les uns des autres, ni un ordre naturel de la nature auquel il faudrait se soumettre en fondant ou en refondant tout autour de nous des frontières.

La séparation est la condition du vivant qui trace des frontières à la fois pour abstraire des variations de son environnement des différences suffisantes, et pour réintroduire ces différences abstraites dans son environnement concret.

Pour ce qui vit, tous les dégradés finissent par faire frontière, et toutes les frontières se dégradent.

1 Emmanuel Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science (1783), trad. Louis Guillermit, Paris, Vrin, 1993, p. 164.

2 À propos d’interprétations méréotopologiques des frontières ou des trous, voir Roberto Casati et Achille Varzi, Parts and Places. The Structures of Spatial Representation, Noston, MIT Press, 1999.

3 Barry Smith et Achille Varzi, « Fiat and Bona Fide Boundaries », Philosophy and Phenomenological Research, 60 (2), p. 401-420, 2000.

4 « Les limites de la France sont marquées par la nature. Nous les atteindrons dans leurs quatre points : à l’Océan, au Rhin, aux Alpes, aux Pyrénées », Georges Danton, « Sur la réunion de la Belgique à la France », Discours du 31 janvier 1793.

5 Blaise Pascal, Pensées, fragment 56, édition de Michel Le Guern, « Folio classique », Gallimard, 1977, p. 87.

6 « La mer les sépare des grands empires, et la tyrannie ne peut pas s’y prêter la main ; les conquérants sont arrêtés par la mer ; les insulaires ne sont pas enveloppés dans la conquête, et ils conservent plus aisément leurs lois », Montesquieu, L’Esprit des Lois, Livre XVIII, chapitre 5 : « Des peuples des îles », 1748.

7 La Conférence de Berlin eut lieu du 15 novembre 1884 au 26 février 1885.

8 Dominique Quessada, L’Inséparé, Paris, PUF, 2013, p. 128.

9 Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, PUF, 2009, p. 9, cité par Dominique Quessada, op. cit., p. 143.

10 Dominique Quessada, op. cit., p. 250.

11 Régis Debray, Eloge des frontières, Paris, Gallimard, 2010. Voir aussi l’intervention d’Alain Finkielkraut : « La beauté, la grandeur de l’Europe (…) c’est d’avoir été le maximum de diversité sur le minimum d’espace, grâce en effet à l’existence de frontières. La frontière ne signifie pas l’exclusion, elle nous rappelle qu’il y a de l’autre, et que le destin de l’humanité n’est pas forcément d’aller vers l’uniformisation », Alain Finkielkraut, intervention sur la chaîne de télévision France 5, le 4 décembre 2012.

12 Voir à ce propos la première partie de notre ouvrage, Forme et objet. Un traité des choses, Paris, PUF, 2011.

13 De ce point de vue, quant à l’ontologie la plus fondamentale, nous tenons une position opposée à celle de Dominique Quessada dans L’Inséparé ; mais nous le retrouvons sur le plan métaphysique, afin de concevoir non pas l’être (où tout est séparé) mais la réalité et la matière comme des systèmes d’inséparation, de variation continue, sans frontière fondée.