Le programme The Terraforming du Strelka Institute est un think tank interdisciplinaire dédié à la recherche en design visant à traiter de manière préventive la question de l’urbanisme planétaire1. Ce nom fait référence à la nécessité de transformer fondamentalement les villes, les technologies et les écosystèmes de la Terre pour assurer la capabilité de la planète à accueillir une vie conforme à nos habitudes terrestres. L’artificialité, l’astronomie et l’automation constituent la base de cette planétarité alternative. Pour cela, la question de la gouvernance passe au premier plan – une question de connaissance, de modélisation, de mobilisation, de réglementation, de distribution et d’implémentation. Elle détermine la manière dont certains futurs peuvent être évités, afin que d’autres puissent être composés et réalisés.
Dans cette perspective, nous soulignons le point d’inflexion que constitue la confusion, souvent faite dans la culture commune entre « monde » et « planète ». Le monde est, dans notre cas, la Terre telle que nous en avons l’expérience. Un monde est différent pour différentes personnes, créatures et choses. Il n’existe pas tant qu’il n’est pas expérimenté, conçu et formalisé comme tel. La planète, en revanche, est ce qui rend les mondes possibles. Les mondes émergent d’une condition planétaire qui les précède, qui les dépasse, et qui leur donne forme. Certains mondes, notamment ceux de la sapience humaine, mais pas exclusivement, sont parvenus à révéler, découvrir et conceptualiser cette préséance planétaire comme condition préalable de la pensée. Récemment, l’astronomie et la géologie ont ouvert la voie, et la philosophie et la politique ont suivi.
Quelle est alors la relation entre planétarité et gouvernance planétaire ? Cette relation est fondée sur la position d’intellection à partir de laquelle une telle intervention pourrait avoir lieu, et sur la façon dont cette position pourrait comprendre la situation de son agentivité. Cela passe par l’agentivité de cette intellection et par l’intellection de cette agentivité. Cette position et cette situation doivent préserver et inventer des formes de différenciation et d’ordre, plutôt que de désertification et de chaos. Cela n’implique pas simplement l’application de recettes de gestion à des problèmes déjà connus. Cela exige la culture de compétences qui reflètent la complexité du projet. L’enjeu n’est pas tant l’exercice de la politique à une plus grande échelle que la réinvention d’une auto-organisation effective. Il ne s’agit pas seulement de déployer les technologies disponibles, mais de conjurer des géo-technologies capables de satisfaire nos besoins de composition. Il ne s’agit pas seulement d’invoquer des cosmologies sociales existantes, mais d’en faire émerger d’autres, basées sur la cosmologie scientifique de ce siècle (et du suivant).
Notre titre est conçu comme un clin d’œil visant à faciliter ces émergences. Il est dirigé contre la prémisse voulant que la gouvernance planétaire soit quelque chose d’intrinsèquement totalitaire, et pour la réorientation de cette gouvernance planétaire dans des directions plus productives. Chacun des mots invoqués – « nouveau », « ordre » et « monde » – est entre guillemets parce que leur terme, leur portée et leur implication sont posés comme des questions bien davantage que comme des conclusions, même s’ils définissent la direction vers laquelle tend notre invitation.
Cela dit, l’expression « Nouvel ordre du monde » mérite d’être réhabilitée – ce qui ne sera pas facile. Elle vient du globalisme socialiste du début du XXe siècle avec des gens comme H.G. Wells. Elle réapparaît plus tard dans la bouche de George H. W. Bush, mais à ce moment-là, elle est devenue le fait d’un design spéculatif collaboratif où les théories conspirationnistes du monde entier imaginent la tyrannie naissante d’un monde unique. Ils imaginent que ce nouvel ordre se produit en sous-main, partout et nulle part, et à tout moment. C’est une gouvernance qui perfore les frontières et les membranes si chères aux nationalistes et aux patriarches. Cet aspect nous le rend sympathique. Dans leur esprit, cependant, c’est un régime vertical totalitaire visant à un contrôle sadique, et même satanique. Je me demande si ces conspirationnistes ne désirent pas eux-mêmes cet ordre – qu’ils craignent tellement qu’ils le projettent comme venant d’un autrui occulte. Parfois, ils font même des découvertes intéressantes. Telle qu’ils l’imaginent sous les traits de l’Agenda 21, cette gouvernance mondiale semble plutôt intrigante, sans même mentionner leur récente vision fantastique de « lasers spatiaux » (pourquoi pas ?). Mais l’eschatologie enfiévrée n’est pas la seule histoire à se raconter, et l’idée d’un nouvel ordre du monde a d’autres avenirs possibles. En fait, nous devons nous demander à nouveaux frais comment mettre de l’ordre dans une condition planétaire afin de la préserver et de la transformer judicieusement.
Si la pandémie est une sonnerie de réveil indiquant que l’anarchie internationale ne peut plus durer, la question est alors de savoir quelles formes d’ordre peuvent combler le vide actuel ? Comment garantir notre préservation, comment assurer une répartition équitable des populations sur les surfaces habitables ? Comment utiliser la computation à l’échelle planétaire de la façon la plus pertinente ? Comment ces propositions et d’autres peuvent-elles être considérées non seulement en termes historiques mais aussi en termes astronomiques, c’est-à-dire comme des modes de planétarité ? Ce sont ces questions qui devraient définir ce que nous entendons par « nouveau », par « ordre » et par « monde ».
Il n’y a pas de temps à perdre. La pandémie et les crises de gouvernance qu’elle a mises à nu sont un signe avant-coureur de ce qui est à venir. Le système international n’a pas pu répondre à la crise planétaire parce qu’il n’a pas été construit pour le faire : il relève d’une architecture datant d’une autre époque et adaptée à une autre époque. Pour cette même raison, il ne parviendra pas à traiter correctement les crises climatiques, l’économie politique de l’automation, les droits humains d’accès à un espace habitable, et tant d’autres questions déterminantes pour notre avenir commun. Il s’agit de conditions à évolution lente, qui ne sauraient se résoudre par la spontanéité ; il faut y répondre par de nouveaux modes de planification, de mobilisation et de structuration, mais très probablement pas sous des formes reconnaissables par le système international tel qu’il existe.
Pour cela, nous devrons concevoir et construire une autre culture de la gouvernance. Les sociétés ne peuvent plus se contenter de produire et consommer de façon irréfléchie : elles doivent pouvoir se composer délibérément. L’émergence non-planifiée est peut-être la force de fond de l’évolution, mais la délibération et le caractère délibéré ont eux-mêmes émergé de l’évolution, et ils doivent être remis à la base de l’action collective. C’est une question d’échelle et d’effet de levier. Si les sociétés sont capables de se sentir elles-mêmes, de se modéliser elles-mêmes et d’agir en retour sur elles-mêmes, alors il faut reconnaître qu’il y a également une société planétaire, et qu’elle a existé comme telle bien avant la modernité. Si nous voulons construire les bases d’un vingt-deuxième siècle qui vaille la peine d’être vécu, notre capacité d’auto-composition doit faire l’objet de notre imagination et de notre raison les plus intenses.
Gouvernance planétaire vs. gouvernance globale
La fin du dix-neuvième siècle et le début du vingtième siècle ont été riches en propositions de gouvernements mondiaux. Certaines d’entre elles nous semblent désespérément naïves, tandis que d’autres contiennent de bonnes idées, qui se sont concrétisées ou non. La gouvernance planétaire doit être considérée non seulement comme une extension de l’internationalisme, mais aussi en contraste avec celui-ci. L’internationalisme, tel que l’illustrent les Nations Unies, est une sorte de fédéralisme. Il présuppose la sainteté de l’État-nation, dont il est isomorphe, et il envisage l’organisation du monde comme étant principalement une affaire de délimitation de parcelles de terre. À bien des égards, il est fondamentalement ethnocentrique, fondamentalement traditionaliste, et en tant que tel, sa forme représente une dénivellation entre le gouverneur et le gouverné.
La gouvernance planétaire doit répondre et s’aligner sur l’échelle, le rythme et la structure des conditions dans lesquelles on lui demande d’opérer, qui ne sont pas toutes définies par les populations humaines, avec leurs voix et volontés populaires. Si ces problèmes sont planétaires, alors essayer de les rendre cohérents autour de la dynamique de la théorie des jeux de zones souveraines, localement intégrées dans ce qu’on appelle des pays, désactive par avance les voies qui devraient être ouvertes.
Il ne s’agit pas de suggérer que l’État en tant que tel soit appelé à se dissoudre. Il faut plutôt admettre qu’il soit appelé à évoluer. Au lieu de disparaître, il peut s’étendre d’un territoire circonscrit à un champ d’application plus continental, quelque chose qui ressemble davantage à nos structures d’approvisionnement et de plateformes, plutôt qu’à nos drapeaux et à nos patries. Pour le meilleur comme pour le pire, les marqueurs par défaut de l’ordre international actuel – l’individualisation des populations, le populisme humaniste, la division juridique des institutions publiques et privées, le fédéralisme, les régimes des droits, et même la souveraineté de la législation – peuvent également glisser ou se transformer pour recevoir de nouveaux habits et de nouvelles finalités.
Si l’avenir proche et à long terme de la gouvernance planétaire s’écarte du passé et du présent de la gouvernance mondiale, ce ne sera pas une bonne nouvelle pour ceux qui défendent « la Politique » (avec un P majuscule) contre l’incursion des nouvelles réalités. La physique réactionnaire de Carl Schmitt et de ses héritiers, tant à gauche qu’à droite, a peut-être de bonnes raisons de se lamenter de la crise de la « contestation agonistique », aussi bien de ses moyens que de ses fins. Mais c’est peut-être parce que leur confortable théologie politique ne peut pas mieux parler de ce qu’on lui demande maintenant de trancher, qu’un Roi venu du passé ne pourrait coder.
Ce changement a tout à voir avec la fin de « l’ère de l’après-guerre froide », avec la fin des idéologies et des modes d’engagements qui en étaient caractéristiques. En Occident, l’élévation du « Politique » comme idéal s’est accompagnée d’un dénigrement correspondant de la « gouvernance », alors qu’en Asie, c’est peut-être l’inverse qui est vrai. Tant de livres se sont tellement trompés. À droite, les libertaires du marché libre se sont convaincus que l’émergence ascendante était tout ce qu’il fallait. Mais en fait, cela a donné lieu à d’énormes plateformes, à des sociétés et des technocraties qui sont basées sur une planification délibérée à long terme, verticale et structurée, qui est la raison de leur réussite. À gauche, la déconstruction de la gouvernementalité a été affinée par des filtres de plus en plus fins. Pour beaucoup, la valorisation des individus souverains ou de la vie vitaliste, qui ne doit jamais être capturée par les appareils de gouvernement, est devenue un article de foi. Mais si le pouvoir n’est nulle part ou partout, où réside la gouvernance ? Est-elle disqualifiée, et si c’est le cas, faut-il s’étonner que l’auto-composition de la société soit désormais si difficile ? Peut-être faut-il plutôt regarder là où convergent l’infrastructure et la gouvernance, à travers l’approvisionnement et la mobilisation ?
Nous pouvons considérer la vague récente de populisme revanchard – qu’on peut espérer en décrue – non seulement comme une réponse fondamentaliste à la modernité réflexive, mais aussi comme le signe avant-coureur d’un type particulier de globalisation de la politique. Les réseaux de financement, les cabinets de conseil, les gourous de la communication, les profils et les données démographiques des électeurs, tout cela montre qu’il s’agit d’un mouvement global, qui prend place au sein des structures existantes des politiques partidaires. Là où des opinions traditionnalistes décrient l’interférence d’acteurs, d’idées et de données « étrangères », plutôt que de répondre à un mouvement nationaliste en renationalisant la politique, il serait préférable d’envisager ce à quoi pourrait ressembler une politique de partis à l’échelle planétaire. Quelles listes de candidats et quelles plateformes étendues à travers les démocraties du monde, telles qu’elles sont, pourraient être les mieux à même de faciliter une gouvernance planétaire viable ? Au lieu de considérer cela comme des interférences dans la souveraineté, ne serait-il pas plus juste de voir cela comme la mise à l’écart de ce qui causait des interférences dans la souveraineté et l’autodétermination ?
La computation à l’échelle planétaire
Pour l’avenir proche et à long terme de la gouvernance planétaire, le rôle de la computation à l’échelle planétaire sera primordial. Comme je l’ai écrit dans Le Stack2, nous devons considérer la computation à l’échelle planétaire comme composée de couches modulaires imbriquées, chacune pouvant être remplacée et déplacée dans différents cycles et différentes fonctions. Pour la gouvernance, l’importance de la computation à l’échelle planétaire ne réside pas seulement dans le calcul en tant que moyen ou fin, mais dans la capacité à percevoir, modéliser et agir en retour sur la planète d’où cette computation émerge et au sein de laquelle elle se situe.
La computation à l’échelle planétaire est également un moyen de créer un espace et un temps artificiels, qui soutiennent ou remettent en question nos organisations existantes de l’espace et du temps. En d’autres termes, si elle déforme les géographies politiques traditionnelles, elle produit également de nouveaux espaces à sa propre image. De ce fait, la compétition géopolitique autour de la computation à l’échelle planétaire – qui oppose aujourd’hui principalement les États-Unis et la Chine – ne rivalise pas seulement pour revendiquer et occuper cet espace artificiel, mais aussi pour définir la nature même de cet espace. Cette compétition pour l’espace artificiel de la computation est qualitativement différente de la compétition pour le sol, qui a pu être le moteur de la géopolitique antérieure, pour laquelle la ligne sur la carte peut être contestée mais le territoire lui-même est une donnée de base. Pour la computation à l’échelle planétaire, au contraire, la carte est contestée mais le territoire lui-même n’est absolument pas donné. En fait, le territoire peut être produit par la contestation de la carte, davantage que la carte n’est produite par le territoire.
La computation à l’échelle planétaire est à la fois ce qui exige de la gouvernance et ce à travers quoi la gouvernance sait et agit. La notion même de « changement climatique » est issue de la détection, de la modélisation et du calcul des changements mesurables sur la planète, bien au-delà de ce que les humains peuvent constater empiriquement à leur échelle. La simulation du passé, du présent et de l’avenir devient une intelligence collective, à la fois voix et outil d’intervention de la gouvernance, selon ses implications attendues. Si la publicité en est l’exemple négatif, les sciences de la Terre sont un modèle positif de ce que peut viser réellement la computation à l’échelle planétaire.
Le « contrôle » est alors une aspiration plus qu’une accusation, car les véritables réussites du modèle collectif sont épistémologiques : elles révèlent une réalité qui nous précède et nous dépasse. Elles permettent une connaissance récursive qui permet une auto-connaissance collective, ouvrant par là même la possibilité d’une auto-composition. En fin de compte, c’est bien ce que signifie la gouvernance planétaire. Refuser ou refouler cela revient à embrasser l’ignorance comme une fausse innocence ; c’est abdiquer la sapience, la raison, la ruse et la responsabilité propres à l’espèce humaine. Il n’y a rien de plus grave.
Si la bonne gouvernance est, finalement, la capacité à mettre en œuvre une décision fondée sur une modélisation équitable et précise, alors la gouvernance algorithmique est une automatisation de la décision. En cela, elle est encore plus profondément politique que ce que peuvent saisir les défenseurs du Politique. Mais où sont la nouveauté et la différence ? Ce qui n’est pas différent, c’est que les humains sont gouvernés par l’accumulation d’un grand nombre de très petites décisions concernant l’endroit où ils vont, qui ils sont, et ce qui en découle. Ce qui est nouveau, c’est qu’il devient possible de préprogrammer les chaînes de décisions dans le monde physique lui-même. Le monde est quelque chose à propos de quoi la loi décide. Mais maintenant, c’est le monde lui-même qui décide. La barrière s’ouvre et se ferme pour vous, ou s’ouvre ou se ferme pour moi, en raison de la façon dont elle est programmée, et non en raison de la décision du garde qui se tient devant elle. Pour certains, c’est une prison, pour d’autres une possibilité de fuite.
Aujourd’hui, l’automatisation de la décision dans les infrastructures rend le contact avec la gouvernance plus direct, immanent, matériel. Ces modes de construction physique de l’espace à l’échelle de la ville, ou de l’interface, ou du service public, ou du protocole privé, sont autant de modes de fonctionnement de la gouvernance qui ne nécessitent pas d’accréditation détournée par une préfiguration juridique. Faut-il y voir l’État dissous dans les choses ? Ou l’État absolutisé ? Ou encore quelque chose de tout à fait différent ? Nous verrons bien, mais nous savons que la ville survit au régime qui l’a construite.
La planétarité et ses défis
Les défis de la planétarité modifient le projet de gouvernance dans son essence. Au lieu de la médiation de la voix populaire, il pivote vers l’administration et l’allocatrion d’écosystèmes viables, incluant les sociétés humaines et leurs myriades d’enchevêtrements et de sémiotiques. Les éminents humanistes du siècle dernier voient cela se dessiner dans la brume, sans vraiment savoir quoi faire. Ils s’accrochent à leurs langages désespérés.
Au moment où la rationalité et la solidarité humaines coordonnées sont le plus nécessaires, Bruno Latour nous demande de renoncer à l’hubris des « Modernes » (au mieux une abstraction vague, qui devient encore plus suspecte à chaque nouveau livre) et de reconnaître à la place un « parlement » d’acteurs non-humains, toujours locaux. Curieux. Pire encore, Isabelle Stengers recommande l’adoption d’un néo-vitalisme et d’un animisme pour la cause d’un « compositionnisme » si passif qu’il peine à s’inscrire dans le registre de l’action. Ces versions du Posthumanisme Kitsch, ainsi que d’autres, sont limitées par leur renoncement moral archi-européen à la raison technique (autrement que sous le mode d’un idéal actuellement inaccessible) et par une adhésion indéterminée à un espace de Différence qu’ils imaginent incarné par des « Autres » extra-européens, lesquels, en vérité, n’attendent guère leur permission pour s’organiser avec toute la rationalité instrumentale requise. Pour parvenir à une gouvernance planétaire, tant d’énormes angles morts doivent être comblés dans ces approches – à commencer par l’incapacité à concevoir tout ce qui n’est pas au menu du libéralisme narcissique, de l’économisme réducteur, du totalitarisme caricatural, sans compter leur propre assoupissement dans le duvet de leurs commodités post-séculaires. Heureusement, d’autres voies s’ouvrent à nous.
La découverte et la reconnaissance que les humains ne sont pas métaphysiquement uniques ou séparés de nos enchevêtrements planétaires ont conduit certains à conclure que nos capacités de sapience auto-réflexive et de raison technique relèvent également d’une illusion, et qu’elle doit être châtiée. Nous en tirons une conclusion différente : la sapience, la raison technique, l’anticipation prospective et la transformation de l’habitat en artefact sont précisément ce qu’est et ce que fait notre enchevêtrement planétaire. La particularité planétaire de la Terre est que ces éléments convergent dans notre espèce, mais ils ne nous sont pas nécessairement exclusifs, et ils peuvent être de plus en plus intégrés dans des formes synthétiques tout autour de nous. Ce ne sont pas des offenses faites à une « Nature » qu’il vaudrait mieux laisser à son incompréhensibilité, même si on constate indéniablement que nos usages de ces capacités sont souvent destructeurs des conditions physiques de leur propre possibilité. Que faire alors ? En fin de compte, la question n’est pas seulement de savoir comment rendre l’évolution de l’intelligence « soutenable » à l’échelle anthropométrique de la culture humaine, mais de poser ces problèmes à l’échelle planétaire de son unicité astronomique.
Il est impossible d’aborder la question de la computation et de la gouvernance à l’échelle planétaire sans se pencher directement sur les coûts écologiques et matériels de la computation. Cela inclut les coûts d’entraînement de très grands modèles basés sur l’apprentissage profond par la force brute des réseaux de neurones, mais aussi l’évaluation de ce qui est (ou n’est pas) le but et le coût de l’intelligence en tant que telle. L’émergence d’une intelligence synthétique – non fondée sur le carbone, mais d’une complexité et d’une portée comparables, même si elle est nécessairement non-anthropomorphe – mérite absolument un coût élevé (tout comme l’intelligence artificielle qui l’imite). En d’autres termes, si l’on considère les coûts planétaires de l’intelligence synthétique, il faut également considérer les coûts planétaires de l’intelligence naturelle, les violences caloriques de l’Homo habilis aux grottes de Chauvet, Lascaux et Lubang Jeriji Saléh, et ce faisant, il convient de se demander si l’évolution à long terme de l’intelligence – humaine, animale, basée sur le silicium, avec tous leurs hybrides massivement distribués – n’est pas la chose la plus proche d’un telos planétaire que nous puissions trouver.
Pour en revenir à mes premières questions, il m’est impossible de ne pas observer un sombre parallèle entre l’évolution de l’intelligence d’homo sapiens, liée comme elle l’était et l’est encore aux abstractions de la guerre et de la politique, et celle de l’intelligence computationnelle, liée comme elle l’est aux blessures de l’extraction et des dégradations écologiques. Les deux positions de la raison qui se chevauchent sont construites non seulement sur l’aspiration et l’inspiration, mais aussi sur le sang et la cruauté. Si l’intelligence planétaire doit réussir à très long terme, elle doit guérir les conditions de sa propre apparition. Elle est née dans une crise qu’elle doit maintenant résoudre, sous peine d’extinction.
Notre moment historique est défini par la tentative de donner sens à la situation évolutive difficile de la sapience, conçue comme une circonstance planétaire rare et précieuse, et de la façon de considérer cette intelligence dans le reflet de la violence et de la destruction qui sont indissociables de sa propre émergence. La question posée par ce reflet qui retourne son regard sur nous est de savoir si cette violence était une condition nécessaire à l’émergence de l’intelligence planétaire, et même si ce devait être le cas, si la croissance et l’expression de cette intelligence pour l’avenir a maintenant pour tâches principales de rendre compte de cette violence et de s’en émanciper ? Peut-être que l’avenir de l’intelligence planétaire est maintenant aussi inextricable de la disparition de la destruction irrationnelle que son apparition évolutive l’était des vagues de destructions qui l’ont rendue possible en premier lieu ?
Si c’est le cas, alors l’intelligence se refait elle-même en refaisant la planète. Ses talents spécifiques pour l’auto-organisation sociale fondée sur des abstractions communicables et sur la médiation technique ne sont pas seulement quelque chose qui s’est produit sur Terre ; c’est quelque chose que la Terre fait. Au cours de millions d’années, cette planète très particulière s’est repliée sur elle-même de manière à former des cerveaux de mammifères et, à travers eux, diverses formes de ruse et de raison, dont celles de l’homme, qui a fini par constater son unicité et sa solitude dans le voisinage astronomique. Cette planète est non seulement capable de se reformer à l’image de ses industries, à la fois mesquines et puissantes, mais aussi de comprendre et de conceptualiser la signification de cette re-formation.
La planète est donc arrivée à la bifurcation d’un très long chemin. La révélation de sa position d’agentivité est-elle une raison pour abdiquer ce pouvoir, au vu de la destruction que l’ange de l’histoire révèle en retournant son regard sur elle ? Ou bien, cette révélation des conséquences de sa puissance est-elle une sorte de seuil de maturation, après lequel cette intelligence – intelligence humaine parce qu’intelligence planétaire – pourrait maintenant, enfin, être capable d’agir en retour sur la planète avec précaution (care), précisément parce qu’elle porte maintenant le poids considérable de son isolement précaire ?
Enfin, il n’y a pas moyen d’aborder la question de la planétarité sans considérer avec émerveillement que nous sommes une espèce embarquée capable de cartographier son propre isolement astronomique, mais aussi de contempler la signification de cet isolement. L’idée que notre univers regorgeait de vie à proximité a persisté dans la communauté scientifique jusque dans les années 1970, mais c’est un espoir qui a été déçu. Il a été remplacé par l’hypothèse de la Terre Rare, qui suggère non seulement que les civilisations technologiques avancées sont rares, mais que la vie elle-même est incroyablement rare. Il est incroyablement improbable que nous nous trouvions dans notre situation actuelle. Il est peu probable que ce moment puisse même exister. Ce qui n’est pas totalement improbable, malheureusement, c’est l’extinction de la seule espèce que nous sachions capable de comprendre ce moment comme un moment improbable. Cette espèce se rend compte non seulement qu’elle peut se composer elle-même, mais que si cette conscience et cette compréhension en tant que telles doivent survivre dans un avenir lointain, alors elle doit se composer elle-même et recomposer ses conditions d’existence. Et c’est là, en substance, la définition de la « gouvernance » à laquelle nous devrions aspirer : pas simplement l’exercice de l’autorité publique, mais l’exercice de la raison collective ou, plus spécifiquement, de ce que j’appelle une sapience générale. La gouvernance planétaire est, ou devrait être, l’exercice de notre capacité d’auto-composition collective – une auto-composition non seulement de la planète, mais en tant que planète.
Traduit de l’anglais (USA) par Yves Citton
1 Ce texte a été publié en anglais dans Strelka Mag, le magazine en ligne du Strelka Institute for Media, Architecture and Design de Moscou, le 11 mars 2021. Il est traduit et publié ici avec l’aimable autorisation de l’Institut Strelka. Nous remercions Benjamin Bratton, Maria Goncharova, Nicolay Boyadjiev et Timur Zolotoev, pour leur gracieuse permission. Pour les documents produits par le programme The Terraforming, voir le site https://theterraforming.strelka.com/. La traduction française du manifeste de ce programme de recherche vient de paraître sous le titre La Terraformation 2019, Dijon, Presse du réel/ArTeC, 2021.
2 Benjamin Bratton, Le Stack. Plateformes, logiciels et souveraineté, traduit par Christophe Degoutin, Grenoble, UGA Éditions, 2019.
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