83. Multitudes 83. Eté 2021
Hors-champ 83.

Décoloniser les humanités par l’écologie

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« Les écosystèmes ne sont peut-être pas seulement plus complexes que ce qu’on pense, peut-être sont-ils plus complexes que ce qu’on est en mesure de penser. »

Frank Egler

L’histoire de l’écologie comme science naturelle est somme toute récente et trouve ses origines au milieu du XIXe siècle. Pour autant, nombre de récits de l’histoire de l’humanité – du mythe de Gilgamesh au Walden de Thoreau, en passant par le Sûtra du Lotus bouddhiste – portent déjà en germe ce souci de la nature et du sauvage qui sous-tend cette science des interdépendances. En cela, l’écologie apparaît comme une réactualisation scientifique de préoccupations immémoriales des êtres humains pour leurs environnements. Bien que science naturelle, elle a donc trouvé, dès ses premiers développements, des relais profonds dans les sciences humaines, les arts et les réflexions politiques. Prise sous cet angle, l’écologie apparaît donc, de façon constitutive, comme une discipline qui transcende les divisions académiques traditionnelles, et invite à complexifier les analyses pour penser les relations dans toute leur diversité1.

Nous proposons ici, volontairement, d’aborder les choses depuis la France métropolitaine, ce qui a d’emblée plusieurs incidences. En effet, la place de notre pays dans la géopolitique et l’histoire mondiales depuis l’apparition de l’écologie comme mode de lecture des phénomènes vivants n’est pas anodine. Considérer la métropole française à l’aune de ces pensées des interdépendances oblige à faire passer au premier plan certaines dimensions pourtant transnationales : du point de vue de la Terre, la France est – de façon complexe et en compagnie d’une dizaines d’autres puissances mondiales un des épicentres de la colonisation, de la « domestication généralisée du vivant2 » et du « capitalisme du désastre3 », bref, de la destruction systématique des écosystèmes de la planète au profit d’un confort exclusivement national. À ce titre, la perspective écologique a tendance à décentrer la représentation, à renverser les rapports de force et à tracer de nouvelles lignes de partage. Elle étale ainsi au grand jour l’existence de plusieurs humanités prises dans des relations de dominations multiples – et pousse par extension à s’émanciper de tout dualisme, à tenter de « provincialiser4 » l’Occident et les images qu’il véhicule massivement5. L’écologie invite, de surcroît, à abandonner tout présupposé pour penser les choses de façon située – dans un contexte donné, un espace donné et une temporalité donnée. À ce titre, il n’y a jamais une écologie, mais bel et bien toujours des écologies.

Tenter de percevoir finement l’émergence et le développement des pensées de l’écologie en France est donc une tâche complexe. Il faudrait trop de pages, et là n’est pas le cœur de notre propos. Nous nous contenterons donc d’un rapide retour historico-poétique sur un demi-siècle d’écologie en France – comme une succession de saisons.

Le printemps des années 1960, foisonnement d’idées nouvelles sur fond de décolonisation et de marée noire, culminant dans un mois de mai resté célèbre, fait de fleurs-aux-fusils et de plages sous les pavés.

L’été des années 1970, où les bourgeonnements firent place à des mouvements d’écologie politique plus mûrs, des manifestations anti-nucléaires mémorables (Fessenheim, Bugey, Creys-Malville et les autres), l’occupation du Larzac et, au plus près de ces luttes populaires, nombre de penseuses et de penseurs qui développèrent alors des théories philosophiques, politiques et critiques dérivées des concepts de l’écologie.

Puis, sans bien comprendre où était passé l’automne, d’un coup tombèrent les « années d’hiver » – expression de Félix Guattari pour qualifier la montée du néolibéralisme globalisateur et de ses corollaires, au cours des deux décennies 1980-1990 : intégration de la critique, extension des logiques marchandes, gouvernement par la crise, apparition de nouveaux esclavages subjectifs, etc6.

Et après l’hiver, vint le dérèglement climatique – qui est bien un « dégel », mais d’un type très préoccupant. Tournant de siècle : troisième rapport du GIEC, Seattle cristallisant le mouvement altermondialiste, forums sociaux mondiaux de Porto Alegre, et l’affleurement de myriades de luttes de territoires, partout dans le monde, contre les grands projets inutiles.

Bien entendu, les idées suivirent. On fera volontairement ici peu de cas de la montée du concept de « développement durable7 », pour se concentrer sur la multiplication des travaux théoriques de fond. Ce qui éclata alors au grand jour, pour le dire vite une fois encore, peut s’apparenter à un dérèglement théorique en écho à son pendant climatique : la « Raison moderne occidentale » et ses cortèges de dualismes volant progressivement en éclat, les frontières conceptuelles se brouillant, se complexifiant, se poétisant, s’hybridant. Nouveaux mélanges, avènement du trouble, fragmentations, reconfigurations, renversements, interdépendances8.

Soudain, cette grille d’analyse écosystémique des mondes qui nous traversent et nous entourent semble remettre en question des fondements multiséculaires – depuis la France plus encore qu’ailleurs. Pour reprendre l’imaginaire postcolonial d’un Achille Mbembe, il devient même vital de se demander ce que nous voyons depuis notre petit Hexagone de la « multiplicité dispersante9 » de ces humanités plurielles.

Consciences en transformation

À partir de cette perspective écologique radicale, c’est donc la question de ce qu’il faut entendre par « humanités » qui se pose. Dans nos débats, le mot « humanités » et ses dérivés proches reviennent à plusieurs reprises, sous deux principaux aspects se recoupant : les réflexions sur la distinction humain/non-humain, et les réflexions sur les sciences humaines. Dans une perspective écologique, apparaît donc un tissu de relations entre ces deux sens d’un même mot – d’un côté notre condition, de l’autre ce que nous en « sentons-pensons10 ». D’abord, les humanités, comme ensemble des connaissances scientifiques dérivées d’un vaste champ transdisciplinaire – actuellement en pleine reconfiguration et expansion, et excédant largement le cadre originel des lettres classiques. Mais aussi nos humanités, pluralité et diversité des modes d’existence d’Homo sapiens et de ses relations, dans chaque région du globe et sur le temps long de l’histoire.

En d’autres termes, que cela signifie-t-il pour nos humanités que les humanités – ici prises dans le sens volontairement large et multiple de sciences des relations humaines – soient en pleine transformation écologique ?

Humanités écologiques

Il est une expression, un peu désuète mais consacrée, pour signifier que l’on forme son esprit via l’étude des langues et des civilisations passées : « faire ses humanités ». Or, deux choses assez fondamentales semblent se cacher derrière cette expression. La première, c’est que les cultures humaines doivent être étudiées pour être comprises, et qu’il y a donc un processus, des acquisitions (à la fois des connaissances et des pratiques), en somme une éducation à penser et à agir avec humanité. De là découle le second sens : celui de la bonté, de la bienveillance, du savoir-vivre qui sont au cœur de la dimension éthique – et donc critique, réflexive – de ce que « être humain » veut dire. Ou, comme le disait le pédagogue brésilien Paulo Freire : « Personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les êtres humains s’éduquent ensemble par l’intermédiaire du monde11 » – une puissante réflexion, profondément écologique.

Bien entendu, le sens classique du terme « humanités », forgé à la Renaissance, s’est depuis transformé. Il recouvre aujourd’hui également les sciences humaines, et même, pourrait-on dire, plus largement, l’éducation aux relations humaines. Il ne s’agit plus tant de savoir lire les textes de latin ou de grec ancien, mais plutôt d’apprendre à déchiffrer le monde dans toute sa complexité (écrits, sons, images, sensations), à savoir lire tout ce qui tisse du sens – des motifs de la vie jusqu’au moindre signe. L’émergence et l’avènement ces dernières décennies des mondes numériques auront participé à transformer un peu plus encore cette définition. En effet, depuis l’apparition d’Internet, la manière de faire science, de chercher et d’archiver des connaissances, et donc implicitement de se relier à l’acte de penser s’est modifiée à une vitesse vertigineuse. Dans le même temps, ces nouveaux mondes virtuels – accessibles au grand public depuis le milieu des années 1990 – ont créé des usages inédits, tout en donnant le sentiment que s’y reproduisent à la fois les espaces de liberté et de partage, ainsi que les dominations et dysfonctionnements de nos mondes physiques12.

Face aux transformations imposées par Internet (numérisation, hybridation et coopération), les enjeux de démocratisation des savoirs et d’émancipation des pratiques sont réactualisés13. Comme le souligne Yves Citton, le numérique incite les humanités à « tramer de nouvelles formes de connexions, d’écoutes, d’échanges et de collaborations entre les mondes encore trop isolés des recherches universitaires, des pratiques artistiques et des interventions activistes14». Le rôle des humanités, selon lui toujours, est de comprendre ce que le numérique fait à nos relations et nos subjectivités – et donc en d’autres termes d’humaniser le numérique en lui opposant des questions « d’écologies de l’attention et de l’expression15 ».

À ce titre, dans le monde numérique comme dans le monde physique, les perspectives écologiques s’avèrent pertinentes pour développer des réflexions critiques. Cela explique peut-être en partie le développement important ces dix dernières années, dans de nombreux pays (États-Unis, Australie, Suède, Pays-Bas, Allemagne et Grande-Bretagne notamment) mais pas encore en France, de laboratoires de recherche transdisciplinaires intitulés « environmental humanities » ou « ecological humanities16 ». À travers eux, une part croissante des sciences sociales s’oriente vers des questions écologiques – et l’émergence récente de branches dites « environnementales » de la philosophie, de l’histoire, de la géographie, de l’anthropologie, etc., en est une des preuves majeures. D’autant que chacune de ces sous-disciplines apporte des contributions significatives à l’ensemble du champ et semble épaissir et brouiller les frontières entre savoirs académiques et populaires, mais aussi entre sciences naturelles, sciences humaines, arts et luttes. De ce point de vue, comme le disent si bien Deborah Bird Rose et Libby Robin : « les humanités écologiques travaillent en profondeur les grandes binarités de la pensée occidentale17 ».

Même au sein des champs les plus scientifiques de l’écologie (de pair avec les découvertes de la physique quantique), les transformations dans l’acte de penser semblent révolutionnaires : depuis une vingtaine d’années on est passé du concept d’équilibre à celui de déséquilibre proliférant ; du concept d’objectivité à celui d’intersubjectivité ; de prédictions déterministes à la conscience des incertitudes inhérentes à l’acte d’observer ; et donc en somme à un décentrement profond de ce que la pensée occidentale moderne entendait jusqu’alors par « faire science18 ». Dans le même ordre d’idée, les sciences humaines – en partie influencées par l’écologie, d’autre part par les théories féministes et postcoloniales – ont elles aussi opéré des renversements multiples : du savoir universel aux savoirs situés, de discours univoques à des discours polyphoniques et hybridés, d’une vision hiérarchique centralisée à des réseaux décentrés, de la structure au mouvement.

Pour le dire de façon plus schématique, personne ne semble aujourd’hui être pleinement capable de prendre la mesure des effets décolonisateurs, directs et dérivés, des pensées de l’écologie sur toute forme de production de savoir – et donc, par extension, sur toute forme de relation. De ce constat découle, d’ailleurs, une autre facette du développement de ces pensées de l’écologie : la multiplication des histoires et des perspectives, qui entraîne une plus grande diversité d’échelles, de questionnements, de méthodes, de formes et de supports. Pour filer une double métaphore, aux traditionnelles « monocultures de l’esprit19 » succède peu à peu un souci de la « bibliodiversité20 ».

Écologies humaines

Par conséquent, comme l’écologie nous l’enseigne, tous les savoirs que nous produisons sont biologiquement, socialement et historiquement situés. Dès lors, les lois de l’universel s’effritent au profit des plurivers ; et la question de nos humanités – nos divers modes d’existence collectifs, nos relations avec les multiples mondes humains et non-humains, nos interdépendances constitutives – en vient à occuper une place centrale : il n’y a pas de connaissance véritablement écologique qui ne repose (fondement, terreau, matrice) sur la diversité et la multiplicité de nos humanités.

Ainsi, en même temps que la prise de conscience écologique, une autre prise de conscience voit le jour : celle que par bien des aspects, les peuples indigènes – ceux que nous avons tenté d’asservir aux divisions binaires de la pensée occidentale moderne – portent en héritage des représentations complexes et connectées des relations entre l’humanité et la biosphère, susceptibles de constituer des outils puissants pour penser et agir de façon véritablement écologique. Il y aurait donc un impératif éthique à chercher à décoloniser la pensée occidentale par le dialogue avec d’autres traditions de pensée – que Deborah Bird Rose et Libby Robin appellent les « savoirs écologiques autochtones21 ». Les différents modes de connaissance (les épistémologies comme les cosmologies) se dévoilent, de ce fait, comme différents chemins d’accès aux savoirs, incorporés dans différentes visions du monde, qui sont transmis différemment, et qui donc organisent différemment les actions humaines et la distribution des pouvoirs22.

En définitive, les perspectives et représentations qu’ouvrent les pensées de l’écologie entremêlent les deux significations du terme « humanités ». Pensée des interdépendances, l’écologie invite à ce genre de complexification et de brouillage. Les vies, les choses et les idées, prises dans des réseaux et des intensités multiples, perdent en effet peu à peu toute identité fixe. Chaque savoir et chaque expérience ne se comprend (littéralement, ne se prend avec soi) dès lors que comme situé – et donc comme changeant, mouvant et co-évolutif.

Résurgences de savoir-faire

La philosophe aborigène Mary Graham explique que les cultures indigènes se basent généralement sur deux axiomes : le sol fait loi (the land is the law) ; et vous n’êtes pas seuls dans ce monde23. Or, si c’est la vie du sol qui doit désormais faire office de loi première pour nos interdépendances24, alors il nous faut revenir à notre réalité première : un sol commun25. Car si ce sol commun est, d’un point de vue géologique, tout à la fois le support et le produit de la vie terrestre, il est aussi la traduction littérale de « common ground » qui signifie terrain d’entente en anglais. Par extension, il est aussi celui de notre « commune terrestritude » (Antonio Gramsci), de nos biens communs et de notre vie communale – en référence ici aux autonomies écologiques locales d’un Murray Bookchin26. Ce sol commun pose donc des questions à la fois pratiques, biologiques, éthiques, esthétiques et politiques sur ce qui nous relie, nous engage, nous territorialise et nous transforme.

Penser écologiquement (laisser fleurir des signes sur l’habiter) apparaît dès lors comme une opportunité de faire germer d’autres imaginaires (des imaginations incarnées). L’écologie invite ainsi à faire évoluer nos représentations de la vie sous tous ses aspects – car penser les vivants comme des phénomènes interdépendants en émergence permanente ouvre des paysages poétiques indomptés. À ce titre, l’ensemble des concepts qui composent ces pensées écologiques (symbiose, milieu, résilience, et j’en passe) se révèlent tels des écosystèmes multiples dans lesquels les sciences, les arts, les luttes, nos humanités peuvent, indifféremment, venir puiser des inspirations, des méthodes et des perspectives originales pour produire des œuvres, des connaissances et des résistances.

Deborah Bird Rose et Libby Robin, elles encore, écrivent : « L’un des défis à s’engager dans de nouvelles voies de pensées et d’interdépendances est d’incorporer l’humain dans le non-humain. Cela serait une opportunité d’élargir les conversations humaines et de trouver de nouvelles manières de nous engager, d’apprendre et de communiquer avec les myriades de milieux dont nous sommes interdépendants27 ».

Or, quand on y pense, humanité et humilité partagent les mêmes racines, puisant nutriments dans le mot « humus » – terreau naturellement recomposé à partir de matières décomposées. La démesure (l’hubris) de notre soi-disant modernité occidentale aura conduit à un projet planétaire de domination généralisée du vivant comme des idées. L’écologie, elle, sonne comme un rappel à la mesure. Rappel à notre humble place, au milieu de ces réseaux enchevêtrés de la vie qui nous précèdent, nous traversent, nous dépassent et nous succèdent, soutenant nos existences. Elle s’apparente, de ce fait, à une réminiscence qu’il nous faudrait réinvestir avec les outils et les mots du présent. Ce qui pourrait donner pêle-mêle : écologie décoloniale créole ; éthique de l’hospitalité28 – envers toutes les formes de vie, humaines comme non-humaines ; politisation du moindre geste29 ; germination de zones autonomes dans chaque tête ; communalisme ; (re) bâtir des percepts ; ralentir la destruction du monde ; privilégier l’entraide ; tisser la pensée rhizome et la pensée sauvage ; rester dans le trouble30 ; réinventer des usages ; chérir forêts et friches ; écologie des luttes – prendre soin et créer tout en résistant ; et l’éloge des mauvaises herbes, des herbes folles, des herbes ensauvagées, des herbes persistantes – de celles qui prouvent de façon manifeste que la nature toujours déjà se défend31.

Décoloniser la pensée par les moyens de l’écologie ne vise pas à produire une nouvelle théorie sur les choses. L’envie y est plutôt de :

tout décloisonner

disperser les pouvoirs
et conjuguer les puissances

décentrer, dégenrer,
créoliser,
poétiser-et-politiser, …

donner corps
à de nouvelles pratiques émancipatrices

faire advenir une éthique radicale
des relations et de l’hospitalité

produire des savoir-faire mutuels à même de soutenir nos existences
face aux bouleversements qui nous attendent

– car quoi qu’il advienne (précepte écologique) tout ça évoluera.

Ainsi donc, au-delà des dualismes qui morcellent et enclosent nos mondes, enfantant des servitudes, les pensées décolonisatrices de l’écologie, face au désastre grandissant des pertes à venir, ouvrent la porte à un renversement radical pour nos humanités.

Une fois encore, la question n’est plus celle de trouver des « solutions » face à des situations inextricables, mais plutôt de composer de nouvelles lignes de partage (forcément plus radicales), d’expérimenter des autonomies coopératives, de donner forme à de nouvelles résistances dans la chrysalide de l’existant, de tisser des solidarités depuis nos différences, de ménager des équilibres avec ce à quoi nous tenons (dans les deux sens du terme : tout ce qui nous lie au mouvement de la vie, et ce que nous souhaiterons sauvegarder). Mais cela ne sera pas simple. Ce sera complexe, comme les pensées de l’écologie nous le rappellent sans répit. Face aux effets assurément démesurés de nos propres démesures, il s’agira, pour pouvoir bien vivre32, de faire advenir des modes d’intelligence collective à la mesure de ce qui nous fera face. Des manières à la fois nouvelles et très anciennes d’habiter la Terre – des manières décolonisées et décolonisatrices.

Car, comme nous l’ont appris les études d’écologie scientifique sur les processus d’entraide dans le vivant (humain comme non-humain) : dans des environnements instables – ceux desquels l’abondance disparaît – les groupes qui survivent sont rarement les plus « forts », mais presque toujours les plus coopératifs33. Il s’agira donc une fois de plus de s’adapter et de co-évoluer, ou de périr – et c’est là que réside la principale leçon de l’écologie, une leçon qui nous renvoie de façon persistante à notre terrestre condition, autrement appelée humilité.

CORAIL

Impossible de savoir s’il fleurit ou flétrit

Pousse ou pourrit


Suit son cours ou déraille


Le monde comme un corail

Question de perspectives


D’instants, de lieux précis


Sur les sédiments du passé, des couleurs fugitives

Dont on ignore l’espérance de vie

1 Voir Baptiste Lanaspeze et Marin Schaffner, Les pensées de l’écologie, un manuel de poche, Wildproject, Paris, 2021.

2 Voir Gassan Hage, Le Loup et le musulman, Ed. Wildproject, 2017.

3 Voir Naomi Klein, La Stratégie du choc: la montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud, 2008.

4 Pour emprunter un terme de l’historien indien Dipesh Chakrabarty dans son Provincialiser l’Europe, Amsterdam, 2009.

5 Il ne faut pas oublier non plus que la crise écologique et le changement climatique sont intrinsèquement liés aux inégalités économiques. Ainsi, « 50 % des émissions mondiales de CO2 sont imputables aux 10 % des habitants de la planète les plus riches » (« Inégalités extrêmes et émissions de CO2 », Oxfam, 2015). À ce titre, plutôt que le terme d’Anthropocène – qui pousse à croire que les humains sont indifféremment responsables des ravages écologiques –, nous défendons le terme de Capitalocène – qui marque plus clairement le rôle décisif du mode de production capitaliste et de ses conséquences à l’échelle mondiale comme vecteur de la destruction des écosystèmes planétaires.

6 Félix Guattari, Les Années d’hiver (1980-1985), Les Prairies ordinaires, 2009.

7 Même si une analyse approfondie de ses répercussions mériterait d’être faite pour bien comprendre comment le néolibéralisme a tenté et tente encore d’intégrer et de s’approprier les critiques révolutionnaires de l’écologie.

8 Pour un panorama mondial sur ces questions, voir : Les Pensées de l’écologie, un manuel de poche, Wildproject, 2021.

9 Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit, La Découverte, 2013.

10 Dans le sens écologique hybride et fusionnel où l’emploie l’anthropologue colombien Arturo Escobar dans son Sentir-penser avec la Terre : l’écologie au-delà de l’Occident (Seuil, 2018).

11 Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, Maspero, 1974 (écrit en 1969).

12 D’un côté, des innovations telles que Wikipedia (encyclopédie libre et gratuite la plus riche et la plus précise de l’histoire de l’humanité) ; de l’autre, les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) et leurs revenus inouïs qui s’appuient sur de nouveaux modes d’exploitation des données et des subjectivités.

13 Olivier Le Deuff (dir.), Le temps des humanités digitales. La mutation des sciences humaines et sociales, eFYP, 2014 ; et Manifeste des Digital Humanities, Paris, 2010. Disponible en ligne sur http://tcp.hypotheses.org/318

14 Yves Citton, « Humanités numériques. Une médiapolitique des savoirs encore à inventer », Multitudes 2015/2 (no 59), p. 169-180.

15 Ibid.

16 Pour de plus amples informations, voir : http://environmental.humanities.ucla.edu/?page_id=52 (en anglais) ; à noter également, en France, la toute récente création du Centre des Politiques de la Terre, qui prend en partie cette voie.

17 Deborah Bird Rose et Libby Robin, Vers des humanités écologiques, Wildproject, 2019 (2004).

18 Ibid.

19 Vandana Shiva, Monocultures of the Mind: Biodiversity, Biotechnology and Agriculture, Zed Press (New Delhi), 1993 (traduction à paraître, Wildproject, 2022).

20 Développé par l’Alliance internationale des éditeurs indépendants, le concept de bibliodiversité correspond à la diversité dans le monde du livre et de la culture, pensée sur le modèle de la biodiversité. Voir également le travail passionnant de Susan Hawthorne qui écrit, elle : « La bibliodiversité est un système autosuffisant complexe qui regroupe l’art de raconter des histoires, l’écriture, l’édition et tous les autres types de production de littérature orale et écrite » (Susan Hawthorne, Bibliodiversité : manifeste pour une édition indépendante, Charles Léopold Mayer, 2016).

21 Deborah Bird Rose et Libby Robin, ibid.

22 Deborah Bird Rose et Libby Robin, ibid.

23 Mary Graham, « Some thoughts about the philosophical underpinnings of Aboriginal world views », World Views: Environment, Culture, Religion, 1999, vol. 3, no 2, p. 105-118.

24 Ce qu’Aldo Leopold disait lui aussi dans son Almanach du comté des sables (1949) : « Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste si ce n’est pas le cas. »

25 Marin Schaffner, Un Sol commun : lutter, habiter, penser, Wildproject, 2019.

26 Pour de plus amples détails voir : Murray Bookchin, L’Ecologie sociale : penser la liberté au-delà de l’humain, Wildproject, 2020.

27 Deborah Bird Rose et Libby Robin, ibid.

28 Qui signifie depuis l’Antiquité : « droit réciproque pour ceux qui voyagent de trouver, selon des conventions établies, gîte et protection les uns chez les autres » (Trésor de la langue française).

29 Expression de la sociologue Geneviève Pruvost issue de son article « Zone de politisation du moindre geste », in Eloge des mauvaises herbes : ce que nous devons à la ZAD, éd. Les liens qui libèrent, 2018, pp. 79-90.

30 Donna Haraway, Vivre avec le trouble, Éditions des Mondes à faire, 2020 (2016).

31 Outre la phrase « Nous sommes la nature qui se défend » apparue dans la forêt d’Hambach (défendue contre une mine de charbon à ciel ouvert en Allemagne) puis reprise à Notre-Dame-des-Landes, nous nous appuyons ici également sur la réflexion d’Anna Tsing sur les trois natures : une « nature première » qualifiant l’ensemble des relations écologiques (y compris humaines), une « nature seconde » faisant référence aux transformations capitalistes de l’environnement, et une « troisième nature » désignant tout ce qui réussit à vivre malgré le capitalisme (Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde, La Découverte, 2017).

32 Le concept de buen vivir, hérité des traditions de luttes populaires andines, s’appuie sur un retour aux interdépendances avec la Pachamama (Terre-Mère) pour refonder des autonomies écologiques. Le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos le définit comme « un concept de communauté où personne ne peut gagner si son voisin ne gagne pas » (www.revue-ballast.fr/le-buen-vivir). Voir également, Alberto Acosta, Le Buen Vivir – Pour imaginer d’autres mondes, Utopia, 2014.

33 Piotr Kropotkine, L’Entraide : un facteur de l’évolution, 1902.