Ces deux dernières années, le débat sur les IA génératives d’images a pris un tournant identitaire et polarisant, allant jusqu’à l’appel à un boycott global. Nous proposons de replacer la discussion sur les IA génératives d’images dans la continuité des pratiques de créations d’images.

Des images d’IA pas plus « fausses » que les autres images

L’essor des réseaux de neurones artificiels spécialisés dans la création d’images à l’aide de prompts comme Midjourney, Stable Diffusion ou Dall.e a réactivé de vieilles polémiques sur le danger d’images « fausses » qui seraient prises « pour vraies ». Si la conception d’une image « photoréaliste » à partir du calcul statistique a de quoi impressionner, le régime de valeur et de réception inhérente aux images produites est-il si nouveau et si différent ?

En premier point, il est nécessaire de s’intéresser aux conditions d’exposition d’une image. Une image prise par une caméra analogique, mais sortie de son contexte, peut sans effet spécial induire en « erreur1 ». Sur ce point, les images produites grâce aux logiciels de création d’images à partir de l’induction statistique (issue d’un entraînement à partir de millions d’images) ne diffèrent pas des autres. Si la déontologie journalistique suppose une mise en contexte de l’image (lieu, temps a minima) afin d’éviter les biais d’interprétation, les théories du complot n’ont pas attendu les IA génératives pour se propager à partir d’images produites par des humains.

De surcroît, les inversions rendues possibles par les IA2 ne s’inscrivent-elles pas dans l’héritage de l’art du détournement ? L’image photoréaliste d’une personne âgée, blessée à la tête, emmenée par les forces de l’ordre3, charrie une iconographie absente de toute image d’actualité produite sur les violences policières, alors que sa composition rappelle celle d’un tableau classique qui pourrait très bien être légendé d’après un épisode tragique de la mythologie grecque. Sa viralité dépend-elle vraiment uniquement de sa confusion avec une image d’actualité ? Les « vraies choses » ne sont pas forcément « la vérité des choses », et cette image peut condenser, pour beaucoup de personnes, toutes les émotions et représentations, toutes les ambivalences et les passions qui nous habitent face à l’injustice de violences policières. Avec ces images, nous interrogeons aussi bien nos manques de documentation que nos catégories « prêtes à penser » (et prêtes à produire).

Des images d’IA qui reflètent la réalité de nos propres images

Après avoir sonné l’incontournable alarme de la fake news et nous être applaudis d’être les intelligences humaines capables de déceler ce qui trahit la fausseté des images générées par IA (mains à six doigts et autres « incohérences »), le temps est peut-être venu de se saisir de ces outils en vue d’une réflexion étendue au processus même de production d’images. Car si les images générées par IA ont quelque chose à nous dire de notre contexte politique, elles parlent peut-être encore davantage de nos habitudes de production et de réception des images. L’IA témoigne de notre fascination pour certains types d’images, et notamment pour un style d’images auquel on attribue un caractère « factuel » et « authentique ».

En témoignent les réactions quasi répulsives qu’ont pu susciter les images générées par IA dans les milieux du graphisme ou de l’illustration. De nombreuses voix se sont élevées contre ces images « kitsch », « mal faites » ou tout simplement « laides ». Le travail des illustrateurices ou autres graphistes ne semble jamais avoir autant suscité d’intérêt et de reconnaissance. Cette valeur accordée aux images « bios » − que l’on pourrait labelliser 100 % human work 4 − réactive les débats les plus datés des philosophies des arts et des techniques : figure du « génie artistique », valeur d’une œuvre en tant que le fruit d’un dur labeur, distinction entre « naturel » et « artificiel », originalité même de tout acte créatif ou de toute pensée. Tout se passe comme si les images qui inondaient nos fils Instagram n’avaient pas servi à nourrir ces bases de données, ou comme si ce qui sortait de nos cerveaux n’était pas stéréotypé.

Plutôt que de se contenter d’une division binaire humain=bon / artificiel=mauvais, observons les images « non-produites-par-IA » qui répondent souvent à des trends, et parlent à des communautés. Adaptées à des canaux de diffusion limités, elles sont soumises à des logiques de production effrénées, inhérentes aux modèles des plateformes où elles sont diffusées et qui en garantissent la bonne circulation. Le style des images (« non-produites-par-IA ») qui circulent le plus et le mieux ne paraît pas moins canonique que celui d’un tableau pompier. Précisément, les outils qui servent à produire ces images plus facilement et plus rapidement sont des outils qui figent des styles. Paradoxalement, les IA semblent moins figées : elles nous renvoient en plein visage (et pas toujours subtilement) notre propre tendance à l’encodage de ces canons et à l’hyper-production d’images.

Des images d’IA pour enrichir nos regards et nos créations

Puisque les IA génératives ont été entraînées à partir des images principalement diffusées sur internet, on peut s’intéresser de manière récursive à ces tendances. La production d’images en grande quantité par une IA est susceptible de pointer des biais très humains qui ne sont qu’amplifiés par l’apprentissage machinique. Ces images sont l’occasion de sonder nos habitudes, mais aussi ce qui y résiste. Elles peuvent aider à réinterroger à travers elles nos représentations du monde : ce que nous considérons être des représentations factuelles, cohérentes ou stéréotypées. Il y a bien des choses à construire et à déconstruire avec les images générées par IA. Critiquons leur rythme de production effréné, leurs allures factices et kitsch, et nous nous critiquons nous-mêmes. Ces images sont sans doute le produit de nos tendances hyper-productivistes et accumulatrices, mais elles sont aussi bien placées pour nous les révéler.

Loin de nous l’idée de noyer les critiques qui doivent continuer à encourager des versions ouvertes, moins polluantes et libres de ces logiciels de génération d’images, mais nous souhaitons aussi faire entendre une voix discordante envers le pessimisme ambiant. Ces créations sont-elles vraiment à la fois sans valeur et trop dangereuses ? L’idée est peut-être de déplacer ces images générées par IA, loin d’un débat simpliste et paniqué, vers un lieu où envisager ce qu’elles produisent d’innovant et d’inédit : la possibilité de dialoguer activement avec certaines de nos représentations, à l’échelle planétaire.

1Aurélien Véron, élu du Conseil de Paris, relaye une vidéo dun ragondin filmé dans les rues de Rome… pour sen prendre à la grève des éboueurs parisiens − « Un rat obèse filmé en plein Paris ? Non, il sagit dun ragondin à Rome », le 4 avril 2023 sur www.tf1info.fr

2« Comment lIA met le président Macron au milieu des manifestations contre la réforme des retraites » le 24 mars 2023 sur fr.euronews.com

3« Attention à cette image dun “homme âgé au visage ensanglanté manifestant en France” », le 31 mars 2023 sur factuel.afp.com

4Comme le prédit le photographe @jonathanbertin sur « X » le 27 mars 2023.