Chroniques algériennes

2 avril 2019
La démission forcée de Bouteflika : une première victoire du mouvement social

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Le mouvement social du 22 février 2019 a montré sa détermination et sa puissance dans sa lutte contre le régime politique. Il a obtenu sa première victoire après 7 semaines de marches pacifiques dans tous les espaces publics, contraignant le président Bouteflika à déposer sa démission au conseil constitutionnel le 2 avril 2019. C’est la fin de règne d’un autocrate qui a toujours fait peu cas des dynamiques sociales et politiques déployées dans la société. Désigné le 27 avril 1999 par les dirigeants de l’armée, il s’est présenté comme le « sauveur » de l’Algérie. « Je suis l’incarnation de l’Algérie », dira-t-il dans ses premiers discours. Il a contribué activement à la construction et au renforcement du système politique dominé par les coups de force, les ruses et les manipulations. Ceci n’a pas permis au politique de s’ancrer dans la société algérienne exclue de toute participation effective aux décisions politiques résultant de tractions et de marchandages internes entre les différents clans du pouvoir. Pendant 36 ans, Bouteflika aura connu les arcanes du pouvoir. Ministre des affaires étrangères durant 16 ans et président de la République pendant 20ans, Bouteflika quitte le pouvoir sans gloire sous la sommation de l’armée. Dans un message public, le chef d’état major de l’armée, Gaïd Salah l’oblige à démissionner « immédiatement » en faisant de nouveau référence à l’article 102 de la constitution.

La guerre des clans entre le général d’Etat-major Gaïd Salah et les frères de Bouteflika a connu son épilogue, le 1er avril 2019 de façon radicale et visible. Les propos du responsable de l’Armée sont lourds de sens. Il ne reconnait plus « l’autorité de la présidence », qualifiant celle-ci d’une « bande » visant implicitement toute la clientèle de Bouteflika qui lui faisait depuis 20 ans allégeance : une partie du patronat, Le secrétaire général de l’Union Général des Travailleurs, les proches parents de l’ancien président, les partis de l’alliance présidentielle , en particulier le Front de Libération Nationale et le Rassemblement National Démocratique, mais aussi certains membres hauts gradés de l’armée. Elle aurait capté à son profit une grande partie de la rente pétrolière. L’offensive particulièrement guerrière du chef d’état major de l’armée à l’encontre de Bouteflika est bien la résultante des manifestations de la population. Le mouvement social du 22 février 2019 reste fondamentalement l’acteur collectif qui a permis la destitution de Bouteflika. Les hauts responsable de l’armée ont donc été contraint de prendre formellement position pour le mouvement social, en s’appuyant sur les articles 7 et 8 qui stipulent respectivement que « le pouvoir appartient au peuple » et « le pouvoir constituant », tout en conservant l’article 102 qui permet d’accéder à la démission forcée de Bouteflika. On peut incontestablement évoquer- c’est dans la tradition du fonctionnement du politique en Algérie depuis 1962- d’un autre coup de force mené par le chef d’Etat major qui dicte ce qu’il y a lieu de faire aux acteurs politiques dominants. Ce qui n’est pas de ses prérogatives constitutionnelles.

Le recyclage politique

Il important de rappeler l’étonnant retournement de veste du chef d’état major Gaid Salah coopté par Bouteflika en 2004 en le nommant aussi vice-ministre de la défense. Il lui doit son ascension fulgurante par le jeu de la division entre les uns et les autres, déployé avec délectation par l’ancien président de la république. Soumis et fidèle pendant prés de 15 ans à Bouteflika, soutenant le 4ème et le 5ème mandat, il évoque au début du mouvement « les ennemis internes » de l’Algérie, à propos des manifestants. Il a été contraint, sans doute sous la pression de certains militaires hauts gradés, d’opérer un revirement majeur qui va l’éloigner de façon brutale et définitive du clan Bouteflika, le forçant à déposer sa démission. De nouveau, l’armée redevient l’arbitre incontournable dans le jeu politique. Elle confirme ce qui a prévalu depuis la guerre de libération nationale, à savoir la primauté du militaire sur le politique. Mais cette fois-ci, il faudra compter sur le mouvement populaire encore mobilisé massivement le 5 avril 2019, exigeant avec détermination la rupture avec tout le système politique. Ce dernier s’est construit et renforcé par la force, la ruse et la corruption, devenant un mode de gouvernance. Rappelons que les proches de Bouteflika sont toujours arrimés au pouvoir. Le président du conseil constitutionnel doit toute sa carrière fulgurante à Bouteflika. Celui-ci l’a propulsé ministre de la justice et ministre l’intérieur, pour le placer conseiller à la présidence et enfin président du conseil constitutionnel. Le président du Sénat a des affinités régionales avec l’ancien président de la République. Homme politique inamovible, âgé de plus de 77 ans, usant à merveille de la langue de bois, fervent adepte du 5ème mandat, il sera « légalement » le chef de l’Etat pendant 9O jours pour préparer les futures élections présidentielles. Enfin le premier ministre, ancien ministre de l’intérieur, autre homme de confiance de l’ancien président Bouteflika, ayant passé sa carrière dans l’administration préfectorale, il formera sous l’autorité de ce dernier, un gouvernement récent de personnes exerçant antérieurement dans des postes administratifs, rejetées de façon catégorique par les acteurs du mouvement social. L’objectif, à n’en pas douter, est de gagner du temps, d’éliminer toutes les preuves d’une gestion politique antérieure anachronique et de s’inscrire dans un simulacre de changement à l’opposé des attentes du mouvement social. Celui-ci s’est fixé pour objectif l’accès à une transition démocratique avec une composante humaine nouvelle non impliquée dans le système politique antérieur qui a toujours, faut-il le rappeler, détourné à son profit le droit et principalement la constitution élaborée pour permettre de conforter le pouvoir de Bouteflika. La violation des règles juridiques par ceux-là mêmes censés les mettre en œuvre montre bien l’arrière-plan du fonctionnement réel du pouvoir dominé par une gestion politique du détournement s’appuyant sur les réseaux informels.

L’informel politique

Force est de noter que l’informel caractérisé ici par le détournement des normes juridiques, se cristallise aussi dans l’espace politique (Mebtoul, 2018). En l’absence de toute légitimité politique, les acteurs politiques dominants fonctionnent dans l’opacité et le secret. Autrement dit, force est de noter que les postures des acteurs du système politique algérien se sont construites autour de l’invisibilité et du caché. « On ne s’est pas ce qui se passe la haut », propos récurrent dans la société. L’informel est au cœur des jeux politiques et des manipulations pour assurer ce que le pouvoir nomme la « continuité », c’est-à-dire la reproduction à l’identique du système politique. Celui-ci se fonde sur le clientélisme et les affinités familiales et régionales. Il lui permet d’éviter le fratricide (Lazali, 2018), c’est-à-dire la guerre ouverte entre les frères ennemis. Il s’agit de fonctionner dans l’entre soi, en privilégiant des royaumes de l’informel, dans une sorte de laisser-faire et de populisme qui a produit de la médiocrité au cœur des différentes institutions peu réflexives, fonctionnant par injonctions politico-administratives. Dans le champ de la justice, il suffit parfois d’un coup de téléphone d’un acteur politique dominant pour que l’affaire soit résolue, révélant toutes les pressions informelles subies par les différents agents sociaux. On assiste donc à des dépassements importants qui refoulent à la marge le droit mobilisé et retravaillé par le régime politique à son unique profit, remettant en question toute autonomie de la justice et du droit.

L’informel politique est donc à l’origine de glissements importants par rapport à la notion centrale de bien public. La corruption, les détournements divers, les placements d’amis dans des postes de travail prestigieux, l’accès sélectif aux prêts bancaires, l’octroi de marchés aux oligarques, montrent bien la privatisation de l’Etat-pouvoir. Autant d’éléments qui viennent contredire l’exemplarité de l’Etat, en principe détenteur de la violence légitime (Max Weber), seule à même d’assurer la confiance pourtant impérative et vitale pour donner sens au fonctionnement de la société contrainte à l’éclatement, agissant dans une logique de conflit pour la survie (Mbembe, 1988). Il nous semblait important de rappeler l’importance de ces royaumes de l’informel qui auront marqués le règne du président Bouteflika pendant 20 ans. L’ancien président de la République a souhaité régné de façon totalisante sur la société algérienne, disqualifiant tous les rapports importants produits par des juristes de renom, sur la nécessité de redonner du sens au droit et la construction rationnelle d’un Etat au service de la population. Autant d’éléments qui structurent les revendications politiques des acteurs du mouvement social du 22 février 2019.

Références bibliographiques

Lazali Karima, 2018, Le trauma colonial, Enquête sur les effets psychiques et politiques de l’offense coloniale en Algérie.

Mbembe Achille, 1988, Afriques indociles, christianisme, pouvoir d’Etat et Etat en société post-coloniale, Paris, Karthala.

Mebtoul Mohamed, 2018, ALGERIE, Citoyenneté impossible ? Alger, Koukou.