Dans ce pays où la précarité touche 2 millions de personnes, les jeunes, particulièrement concernés, ont décidé de réagir en descendant manifester dans les rues de Lisbonne et Porto.
Quelque 70.000 personnes ont déjà annoncé qu’elles participeraient à la “Manifestation de la génération fauchée”, prévue ce samedi 12 mars à Lisbonne et Porto. Sur la page [Facebook->http://www.facebook.com/event.php?eid=180447445325625 qui lui est consacrée, on lit que la mobilisation sera “non partisane, laïque et pacifique”.
L’idée est de rassembler tous ceux qui n’ont ni emploi, ni revenu. Ceux qui se traînent de stage en stage et qui n’ont jamais reçu de prime de vacances (versée au Portugal à tous les salariés) ni même d’allocation chômage, puisqu’ils n’ont jamais cotisé. Ceux qui, dans l’incertitude du régime des recibos verdes (“reçus verts”, conçus à l’origine pour rémunérer les travailleurs indépendants sans couverture sociale, mais qui se sont généralisés notamment dans la fonction publique et qui privent de nombreux droits — congés payés, congé maternité, indemnités chômage, etc. — ces employés devenus prestataires de service), repoussent sans cesse leur vie au lendemain. Ceux qui, bien que surdiplômés, résistent à la tentation de l’émigration (11% des diplômés préfèrent quitter le pays). Des milliers de jeunes Portugais, représentants de cette “génération sans rémunération” dont parle [la chanson du groupe Deolinda->http://www.youtube.com/watch?v=f8lo82tXbWU, devenue leur hymne, sont attendus le 12 mars pour dire haut et fort que ça suffit.
“Nous voulons que la société portugaise ouvre les yeux : au bout du compte, nous sommes la génération la plus qualifiée de notre histoire, et le pays est con de ne pas mettre à profit tout notre potentiel (référence au surnom donné de geração parva, génération conne, stupide évoquée dans la chanson de Deolinda)”, explique João Labrincha, un des organisateurs de la “manif”. A 27 ans, titulaire d’une maîtrise et chômeur sans indemnité parce que son dernier “emploi” était un stage, le jeune homme assure n’avoir personne dans son entourage qui travaille en CDI. “Les gens que je connais sont soit au chômage, soit précaires, intérimaires ou boursiers, et dans tous les cas dans l’incertitude la plus totale pour leur avenir.”
Un portrait instantané de la jeunesse actuelle qui se confirme aussi dans l’entourage de la réalisatrice Raquel Freire, qui s’est déjà mobilisée pour ce mouvement de protestation. “Près de 60% de mes amis diplômés travaillent comme vendeurs ou dans des centres d’appels pour 400 euros par mois. Et puis il y a les 10% qui s’en sortent et qui sont contents, et les autres ont émigré.” Raquel qui, quand elle ne tourne pas, donne des cours, a gagné l’année dernière en moyenne 400 euros par mois, à temps partiel. Elle a 37 ans, un fils et n’a jamais signé un contrat de travail de sa vie. “J’ai arrêté de cotiser à la sécurité sociale il y a quelques années, tout simplement parce que je ne pouvais pas. Et si ces dernières années je suis revenue à un militantisme plus concret, c’est parce que, comme tout le monde, j’ai du mal à m’en sortir. Il y a une prolétarisation de la bourgeoisie portugaise, mais cela va plus loin : c’est toute une génération qui est condamnée à ne pas bénéficier des conditions de base minimales pour vivre dignement.”
Autre zoom sur cette réalité, le journaliste João Pacheco. A 30 ans, papa d’un petit garçon de deux ans, il est journaliste depuis 2005. Lui non plus n’a jamais eu de contrat de travail, pas même à durée déterminée, et n’a jamais pu sortir du régime des recibos verdes. Il vit dans un logement qu’a acheté sa mère. “Dans la situation actuelle, si je devais vivre uniquement des revenus de mon travail, si ma famille ne m’aidait pas, j’aurais déjà baissé les bras.” João lui aussi est “ami” avec la manifestation de la génération fauchée sur Facebook. “J’y vois un phénomène d’imitation de ce qui se passe dans les pays arabes.” Non sans différence, toutefois : “La police ne nous bastonne pas comme en Tunisie mais, comme les Tunisiens, nous sommes des otages. Ma génération tout entière est l’otage d’un chantage : C’est ça ou rien, c’est ça ou le chômage.”
“Ça”, en l’occurrence, c’est la précarité du travail, les stages qui s’enchaînent, l’impossibilité d’acquérir une voiture ou un logement à soi, voire de nourrir ses enfants. Selon l’Institut portugais de la statistique, au dernier trimestre 2010, le pays comptait 68.500 chômeurs titulaires d’une maîtrise. Ce chiffre n’inclut évidemment pas ce million de Portugais qui, selon le mouvement Fartos/as d’Estes Recibos Verdes (“marre de ces reçus verts”), sont contraints de travailler indûment à ce régime. Il faut aussi ajouter ceux qui dépendent d’agences de travail temporaire, les boursiers et les éternels stagiaires… Avec eux, la précarité touche près de 2 millions de personnes.
Ceux qui n’en font pas partie s’ingénient à trouver des surnoms en tout genre pour cette génération. La génération “kangourou”, parce que ces jeunes tardent à quitter le cocon parental ; les “ni-ni” pour ni travailleurs, ni étudiants ; les mileuristas, concept repris à l’Espagne — mais qu’on n’applique au Portugal qu’avec beaucoup de bonne volonté puisque leur salaire moyen, quand ils ont un emploi, atteint rarement les 500 euros. Pas de doute, “la colère monte, monte et va finir par exploser”, estime João Pacheco. “Ce que je me demande, c’est si les gens vont continuer à opter pour les antidépresseurs et l’autodestruction, ou bien s’ils vont se mettre à réclamer que des têtes tombent et dans ce dernier cas, j’espère qu’ils le feront par le biais du vote et de mouvements démocratiques.”
Car le risque est bien de voir cette grogne générationnelle dégénérer en violences. “Le mécontentement va croissant, marqué par une mise en cause d’un certain type d’encadrement et de filiation idéologique, qui montre l’incapacité des forces organisées (syndicats, partis, etc.) à s’imposer comme porte-voix de ce mécontentement,” analyse le sociologue Elísio Estanque. “Et cette absence d’encadrement augmente le risque d’explosion sociale.”
Avec ou sans violence, s’il n’y a pas de révolution, c’est le pays tout entier qui y perd, met en garde Raquel Freire. “Si cette génération ne fait pas ce qu’a fait la génération du 25 avril (celle de la Révolution de 1974), dire basta! et montrer clairement au pouvoir politique qu’elle a eu sa dose d’esclavage — parce que c’est bien de cela qu’il s’agit, quand on n’a pas les droits sociaux fondamentaux qu’on avait il y a dix ans —, la seule solution sera l’émigration et c’est trente années de développement qui s’envoleront en fumée.” Autrement dit, “le Portugal prend le risque de perdre la génération la mieux formée qu’il ait jamais eue, une génération qui a pourtant tout pour le faire avancer et pour empêcher qu’il ne devienne le bordel des touristes anglais et allemands.”
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