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“Quand l’exception devient la règle Discontinuité de l’emploi, continuité du revenu”

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Working paper non publié”Ce n’est pas seulement la Terre qui est

empoisonnée, polluée, surexploitée,

c’est la fabrique des communautés.”

Isabelle Stengers

Les professionnels du spectacle ont bénéficié historiquement d’un régime
d’assurance chômage “d’exception”, assurant une plus grande continuité des
revenus qui palliait la discontinuité de l’emploi. Une discontinuité de
l’emploi consubstantielle à l’activité du secteur : imprévisible,
irrégulière, une activité soumise à l’incertitude.
Dans un moment où ces “privilèges” sont profondément mis en cause par la
reforme des annexes 8 et 10 du régime d’assurance chômage, je défends, au
contraire, la nécessité et la possibilité de penser l’extension à tous de
ces “soit disant” privilèges. Ceci du fait que l’intermittence, au lieu de
constituer une “exception” devient aujourd’hui la règle.
Pourquoi et comment l’intermittence devient-elle la règle ?
Je traiterai deux aspects majeurs :

1. Un premier : L’intermittence comme norme. Il s’agira de voir dans
quelle mesure l’intermittence, comme discontinuité de l’emploi ou alternance
de périodes “employées” et de périodes “chômées”-, s’est instaurée comme
norme effective, bien que le CDI à plein temps reste la référence juridique
du contrat de travail.

2. Le deuxième est celui de la transformation de la nature du travail et
de ses modes opératoires.
Il s’agit ici de questionner plus fondamentalement la place qu’occupe
la production
“immatérielle”(cognitive, esthétique et subjective) des biens
connaissance (art, sciences et
techniques, culture, langages et modes…), en tant que biens communs,
dans la production
des richesses et le mode de captation par le “nouveau capitalisme”.

L’intermittence comme norme

-Le temps de l’exception

Un court détour par l’histoire me semble nécessaire pour mieux définir cette
“exception” qu’a constitué le régime des intermittents du spectacle.
Les années 1960 sont celles du déploiement des politiques publiques pour
l’emploi.
C’est en effet à partir des années 50 et tout au long des années 60, que
l’on assiste à la mise en place de la “convention keynésienne de plein
emploi” qui fonde l’intervention de l’Etat dans le maintien du plein emploi.
Le chômage existe (1%-2%), mais en tant que chômage frictionnel : il traduit
les “frictions” dans l’adaptation de la main d’oeuvre aux besoins des
secteurs en développement de l’industrie, à savoir ceux de la production
standardisée de masse.
Le CDI à plein temps s’instaure comme norme dans le secteur industriel en
forte expansion.
Ces années sont aussi celles de la mise en place des institutions du service
public français de l’emploi (Unedic, Assedic, Anpe). La création de ces
institutions vise justement une adaptation du marché du travail aux besoins
de continuité de l’activité industrielle dont l’efficacité était alors
fondée sur la “quantité” et sur un travail réduit à la répétition de tâches
simples.
Plus encore, il s’agissait de détruire les derniers îlots de résistance
(paysannerie, travail indépendant, artisanal…) à l’instauration de cette
institution disciplinaire qu’a été l’usine taylorienne…
Ce qui est mis au travail ce n’est qu’une capacité physique, une dépense
énergétique, la mémoire corporelle du geste, la performance est dans la
répétitivité du geste corporel dans le temps “industriel”. Un temps de
travail qui, comme le définit Zarifian à partir d’une relecture de Deleuze
et Bergson, est un temps spatialisé, le temps “montré”(la succession de
présents que l’ aiguille d’une montre matérialise), le temps commun,
homogène, quantifiable. Et c’est ce temps “homogène” qui est le référant
central de la valeur économique marchande des biens : si la subjectivité du
travailleur doit “rester dans le vestiaire” de l’usine, “le temps pénètre
dans les gestes et mouvements ouvriers [… il y a dans cette incorporation
d’un temps abstrait au sein de son propre corps, l’exercice d’une violence
incommensurable” (Ph. Zarifian) qui légitime la “fuite”, sous différentes
formes et intensité de la résistance, de l’organisation taylorienne.
L’exception que constitue le régime des intermittents du spectacle peut être
alors vue comme reconnaissance implicite de l’impossibilité de reconduire la
discontinuité temporelle, consubstantielle à la création artistique et
l’irréductible hétérogénéité des temps singuliers et subjectifs de la
création dans les disciplines spatio-temporelles du travail d’usine.

-Le temps de la règle

Dès le début des années 1970, on assiste à un tournant dans l’évolution de
l’emploi : tout en se poursuivant un processus de salarisation, le taux de
chômage augmente rapidement, pour devenir ensuite une donnée structurelle du
système, et les frontières entre emploi, chômage et inactivité, deviennent
de plus en plus floues. Ainsi, il est possible d’arriver à des chiffrages du
chômage très éloignés, suivant les méthodes et les critères retenus. A titre
d’exemple, si selon les définitions du BIT, les chômeurs sont 3 082 000 en
France en 1997, le Commissariat général au plan estime à 6 984 000 le nombre
de personnes touchées par le chômage en incluant le temps partiel subi, la
précarité subie, les préretraites, les demandeurs d’emploi en formation, les
chômeurs découragés ou incapables de chercher un emploi. Chiffrage certes
extrême, mais qui révèle les ambiguïtés sur les chiffres du chômage et
surtout le fait que la réalité du marché du travail ne se laisse plus
enfermer dans la dichotomie emploi/ chômage.
De plus, les politiques publiques de l’emploi, instruments spécifiques dont
se sont dotés les pouvoirs publics pour améliorer la situation de l’emploi
et qui trouvent un essor en 1976/1977, donnent naissance à des catégories
d’emplois aidés difficiles à rattacher à l’un des deux pôles.
Ainsi, aujourd’hui, le phénomène d’un chômage structurel (autour d’un taux
de 10%) s’accompagne-t-il de l’émergence de formes particulières d’emploi
(10% des actifs occupés), d’ emplois à temps partiel (17% des actifs
occupés), mais aussi de nouveaux travailleurs indépendants (10% des actifs
occupés) et de la figure du “travailleur pauvre” (working poor).
Mais encore, à une structure par stocks (actifs /inactifs, en emploi /sans
emploi) se substitue une logique de flux : en formation aujourd’hui, en CDD
demain, chômeur après-demain, indépendant plus tard…La discontinuité de
l’emploi -mais aussi des statuts, des droits et du revenu- concerne une
population toujours plus nombreuse, elle devient la règle. La flexibilité
devient le maître -mot . On passe, en quelque sorte, “du système de plein
emploi standardisé au système de sous-emploi flexible et pluriel” (U.Beck)
Dans un contexte où les emplois en CDI à plein temps ne constituent plus la
norme, il ne sera pas étonnant de constater un déficit considéré comme
“insoutenable” de l’Unedic, institution créée et pensée dans un contexte de
“plein emploi” et dont l’assiette de financement est basée sur les
cotisations sociales et donc sur l’emploi. Comme le soulignait René Passet
ce printemps, lors du débat sur la reforme des retraites, cette assiette se
révèle une base inadéquate face à la nouvelle nature du capitalisme. Le
capitalisme “actionnarial”, qui s’est développé depuis les années 80, n’a
plus rien à voir avec le capitalisme “entrepreneurial” au sein duquel les
conflits sur la répartition de la valeur ajoutée et la recherche de
convergences possibles entre intérêts du capital industriel et intérêts des
salariés avaient un sens. Cette assiette est aussi une base misérable par
rapport à la richesse créée grâce à un effort collectif qui a permis
d’énormes gains de productivité, d’où la conclusion de Passet : “C’est sur
l’ensemble des revenus qui doit reposer la charge, et c’est cela que l’on ne
veut pas”.

Rappelons à ce sujet que dans “Perspectives pour nos petits enfants”, Keynes
préfigure une période de “chômage technologique” déterminé par le
développement des techniques substitutives du travail humain. Cette période
ne serait qu’une période d’adaptation vers une société qui ne fonderait plus
son économie sur le besoin et la nécessité. La rente (en tant que rente
sociale et socialisée) ne serait plus issue de la rareté mais de
l’abondance.
Loin d’une telle perspective et pour cause, le projet de refondation
sociale lancé par le Medef et inauguré avec la renégociation des accords
Unedic, qui a abouti en 2001 à l’entrée en vigueur du PARE (Plan d’aide de
retour à l’emploi)-PAP (Plan d’Action Personnalisé), poursuivi avec la
réforme des retraites et maintenant avec la réforme du RMI et la mise en
place du RMA, a visé à enterrer l’Etat Providence pour donner naissance à
l’Etat Minimal : les fonctions sociales au secteur privé, les fonctions
coercitives à l’Etat.
On passe ainsi d’un système de welfare, à savoir, un système dans lequel
l’Etat se porte garant des protections des salariés contre les risques
inhérents au travail (vieillesse, maladie, chômage) par un système
institutionnel chargé des fonctions “redistributives” (allocation d’un
salaire socialisé , dissocié de l’emploi, mais conditionné par celui-ci,
sous forme de retraites, d’indemnités de chômage, de dépenses de santé), à
un système de workfare. C’est à dire, le développement de dispositifs de
contrainte ou d'”incitation” à l’emploi”-, accompagné par un renforcement
des financements des entreprises sous forme d’aide à l’embauche (et de
dégrèvement de charges, aggravant le déficit des caisses de santé ou de
vieillesse).
Le démantèlement du Welfare en la faveur d’un système de Workfare implique
une identité de fait entre flexibilité et précarité : la discontinuité des
emplois se traduit par une fragilisation des revenus et des droits sociaux,
des conditions de vie, de l’autonomie des personnes dans leurs parcours et
choix de travail, dans leurs possibilités de jouissance du temps libre,
voire d’auto-organisation créative des temps d’oisiveté . Au moment même où
la discontinuité de l’emploi se répand, la possibilité d’accès au revenu est
conditionnée de plus en plus à l’emploi, la flexibilité se traduit comme
assujettissement.
Dans ce contexte, la reforme des annexes 8 et 10, ne confirme-t-elle pas un
état de “non-exception” et donc la “règle” à laquelle doivent se plier
désormais aussi les professionnels du spectacle ? Doit-on accepter le
chantage des nombreux “déficits” ou bien révéler ce qu’ils nous cachent : la
richesse n’est plus ce qu’elle était.

La subjectivité est mise au travail : nouvelles conceptions du temps de
travail
Qu’est-ce que la richesse, comment alimente-t-elle la rente des nouveaux
rentiers ?
Je m’en tiendrais ici à retracer trois approches analytiques des
transformations du capitalisme contemporain qui nous permettent de saisir le
lien entre travail et création et en quoi le travail de création, qui était
le propre de l’art, rejoint aujourd’hui le travail en général, qui acquiert
certaines spécificités du processus créatif: irrégularité, incertitude,
temps discontinu, autonomie, travail par projets, fabrique du sensible… Je
soutiendrai aussi que ceci ne signifie pas nécessairement aplatissement et
massification, mais qu’il est possible de saisir dans ces transformations
des espaces d’affirmation des singularités et d’une puissance collective de
création (des biens communs).

Les valeurs de la créativité ne sont plus le monopole des artistes
L’activité propre aux travailleurs de la culture et de l’art a perdu en
partie sa spécificité, et cela non seulement au regard de la discontinuité
de l’ emploi, qui s’est progressivement étendue à tout métier et secteur
d’activité, mais aussi à la nature même des activités qui impliquent de plus
en plus une capacité d’invention et de coopération autonome : communiquer,
inventer, produire de nouveaux biens à fort contenu culturel sont devenus la
matrice de la valeur dans le capitalisme d’aujourd’hui. La métamorphose du
rapport salarial, dont la flexibilité apparaît comme le maître- mot, ne
traduit pas simplement l’exigence d’une meilleure maîtrise des coûts par une
nouvelle organisation du travail mais la forme nécessaire pour stimuler
/capter /contrôler la mobilité et l’inventivité des salariés.
Cette stimulation des subjectivités est le propre, suivant Boltanski et
Chiapello, du “nouvel esprit du capitalisme”, qui a incorporé, en partie, la
“critique artiste”. La critique artiste, qui s’est développée largement dans
les années 60, “subordonne -nous disent B&C- l’exigence d’authenticité à
l’exigence de libération- la manifestation des êtres dans ce qu’ils ont
d’authentique étant tenue pour difficilement réalisable s’ils ne sont pas
affranchis des contraintes, des limitations, voire des mutilations qui leur
sont imposées notamment par l’accumulation capitaliste”. Si à la suite de
mai 1968 des pans entiers de la population ont pu se soustraire aux
“disciplines”, si les valeurs de créativité, de liberté et d’authenticité se
sont démocratisées au point de ne plus constituer une figure d’exception
qu’était l’artiste, la question qui se pose aujourd’hui, suivant les propres
mots de B&C, est : “Ne faut-il pas repartir sur d’autres bases, c’est-à-dire
se demander si les formes de capitalisme qui se sont développées au cours
des trente dernières années en incorporant des pans entiers de la critique
artiste, et en la subordonnant à la confection du profit, n’ont pas vidé les
exigences de libération et d’authenticité de ce qui leur donnait corps et
les ancrait dans l’expérience ordinaire des personnes ?”

La flexibilité comme modulation

La flexibilité n’est pas simplement externe, elle est aussi interne aux
entreprises. La flexibilité interne ressort d’une réorganisation des temps
de travail et des modes de coordination des équipes. Elle comporte, outre le
risque de licenciement ou de “mise au placard”, une intensification du
travail par un appel incessant à l’implication subjective. Comme le met en
évidence Alain Supiot “la flexibilité externe c’est la noria de plans
sociaux toujours recommencés, le travail avec le revolver sur la tempe. La
flexibilité interne, c’est trop souvent l’adaptation du temps de l’homme à
celui du travail (au lieu du contraire) et la destruction du temps de la vie
privée”.
Philippe Zarifian, sociologue du travail, a réalisé pendant plusieurs années
des enquêtes de terrain (tant dans les secteurs industriels que dans les
services). Il considère que pour rendre compte des transformations
actuelles, le concept de flexibilité est trop pauvre en signification, et il
propose de reprendre plutôt l’intuition de Deleuze lorsqu’il parle de
“modulation”. Modulation des temps, de l’espace, de l’activité, des
rémunérations, mais surtout, et plus fondamentalement, de l’engagement
subjectif, à la fois matière de contrôle et de liberté.
Face à la crise des sociétés disciplinaires et de ses institutions, on
basculerait donc vers une société de contrôle par modulation, dont le coeur
repose sur l’idée de “rendre des comptes périodiquement” des résultats
atteints et non seulement du travail effectué, ce qui comporte l’exercice de
l’auto – discipline sur son propre engagement subjectif. Ceci implique aussi
une modification de la notion de temps de travail car celui-ci se définit
suivant deux modalités : le délai, c’est-à-dire une date à laquelle les
résultats doivent être atteints (comme la date d’une représentation
théâtrale), et le temps comme durée de la réalisation du projet, qui est un
temps discontinu d’expérimentation, de recherche, de création (tels les
temps de la réalisation d’une pièce de théâtre). Si ces transformations sont
analysées comme source de nouvelles oppressions, Zarifian insiste sur un
point : “il serait faux de réduire le principe de la modulation à une simple
forme de contrôle. Car, en même temps, elle représente la concrétisation
d’une aspiration à la liberté, à la brisure des enfermements physiques,
affectifs, intellectuels. Par la modulation, les individualités
d’aujourd’hui aspirent à acquérir du pouvoir sur la conduite de leur propre
vie, sur la diversification de leurs expériences, de leurs engagements.”
Si le temps “délai” est encore un temps “spatialisé”, un temps “montré” qui
maintient dans le fonds la même nature du temps des usines tayloriennes, le
temps “durée” que Zarifian définit avec Deleuze comme temps “devenir” et un
temps dans lequel “s’exerce une poussée permanente du passé vers le futur
[…. Caractéristique du temps -devenir : la mobilisation de la mémoire (de
l’expérience), l’affrontement à des événements, la synthèse disjonctive qui
se concrétise dans les micro -choix et les micro -initiatives que l’ouvrier
prend à tout instant pour guider ses actes, enfin l’orientation vers le
futur sous forme de l’anticipation réfléchie de l’advenir engendré par
l’initiative[…La conduite de l’action n’est pas faite seulement de
raisonnement, mais tissée d’affects. Dans le temps devenir se mélangent
affects et raison”.

Si la subjectivité devait rester dans le vestiaire de l’usine (taylorienne)
dans le capitalisme industriel, la subjectivité aujourd’hui doit revenir,
doit être mise au travail.

Le passage d’une économie où l’innovation était l’exception à une économie
où l’innovation est la règle comporte ce passage du temps spatialisé au
temps devenir. L’invention non seulement ne peut pas être ramenée dans les
temps /espaces normés de l’usine, elle introduit à la fois la discontinuité
et une incertitude radicale qui n’est plus l’incertitude du marché, mais
l’incertitude propre de l’activité créatrice.
La discontinuité de l’emploi ne traduit pas seulement les stratégies de
flexibilisation du travail face à l’incertitude du marché, elle répond plus
profondément à l’irréductibilité des hétérogénéités des temps à une norme de
mesure.
Le passage des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle, du temps
spatialisé au temps devenir est certainement source de nouvelles souffrances
au travail, de nouveaux risques existentiels, de nouvelles formes
d’assujettissement, mais aussi, ouvre de nouvelles possibilités
d’émancipation et de liberté.

Du capitalisme industriel au capitalisme cognitif : coopération et
production des biens communs

En économie, les transformations en cours du capitalisme sont appréhendées
par certains comme passage d’un système où l’innovation était l’exception à
un système où elle devient la règle.
Qu’est ce que l’innovation, qu’est ce que le processus d’innovation ?
Il s’agit d’un processus discontinu, non linéaire, soumis à un degré élevé
d’incertitude. Comme tout processus de création, il a du mal à être enfermé
dans les temps normés et rigides de la fabrique comme dans les espaces
étroits de l’entreprise. Il se déroule dans des espaces larges et ouverts :
ceux des réseaux. Ce processus s’alimente de la richesse sociale,
culturelle, mais aussi des niveaux de santé des populations, des niveaux de
formation atteints dans les noeuds des réseaux. Autrement dit, il s’alimente
et est rendu possible par l’effort collectif dans la production des biens
publics. Il requiert aussi la mobilité des “inventeurs /innovateurs” et leur
engagement subjectif. Deplis, son produit est la connaissance en tant que
“différence”. Le processus d’innovation est donc un processus de
différenciation qui produit un bien pas comme les autres.
Déjà dans les années 60, les économistes avaient soulevé le problème. La
connaissance n’est pas un bien comme les autres : sa production est soumise
à l’incertitude radicale, et son produit est indivisible, inappropriable, ce
qui en fait un bien public. Sa diffusion accroît la richesse de tous et le
potentiel de création de tout un chacun, sans appauvrir personne. Cette
irréductibilité de la connaissance à une marchandise comme les autres pose
un problème majeur dès lors que l’innovation n’est plus une exception mais
la règle.

Si la marchandise est échangeable, appropriable, aliénable, divisible, la
connaissance est un produit non échangeable. L’échange n’est dans ce cas
qu’une métaphore, il est impossible de définir une unité de mesure ou un
principe d’équivalence qui puisse régir l’échange. De plus, ce n’est que
dans le partage des connaissances que se génère, par imitation et
différence, la création de nouvelles connaissances. Alors que dans le cas
des marchandises l’échange présuppose la perte, la connaissance ne s’aliène
pas dans l’échange puisque c’est une faculté de la mémoire propre aux sujets
de la connaissance. En transférant ma connaissance à d’autres par le
langage, je ne perds pas ma connaissance, au contraire, dans le partage elle
s’accroît, je m’enrichis avec l’autre. La connaissance est une relation,
penser est toujours penser “avec”, créer est toujours créer “avec”. C’est
pourquoi on peut définir la connaissance comme “bien commun”, notion qui
nous conduit au-delà de la définition binaire privé – public, et qui nous
oblige à repenser tant la notion de richesse que les critères de sa
répartition entre les “ayant droit”.

La connaissance n’est pas non plus un produit rare, donc ne peut pas être
évaluée suivant les paramètres de l’économie (science des ressources rares
!) ni pliée aux lois du marchés, si ce n’est que par les moyens coercitifs
du contrôle des accès et par les droits de propriété intellectuelle. Ceux-ci
opèrent en tant qu’outil de “production de la rareté”. C’est pourquoi il est
possible de comparer la période actuelle, caractérisée par une véritable
économie des accès et par l’émergence de nouveaux droits de propriété
intellectuelle, source de nouvelles positions de rente, à la période des
enclosures ( la fermeture et privatisation des terres communes), qui marque
le passage initial du capitalisme commercial au capitalisme industriel. “Les
clotûres en effet transformaient la terre en propriété privée sous le
contrôle d’une seule personne, détruisant le réseau de droits et
d’obligations mutuelles qui caractérisait le village médiéval [… Ainsi,
ayant perdu la source d’une vie indépendante, les plus démunis sont devenus
complètement tributaires des salaires.” (Starhawk)
La nouvelle phase du capitalisme est analysée par certains auteurs dans les
termes du passage du capitalisme industriel au capitalisme cognitif.
L’hypothèse du capitalisme cognitif implique une rupture fondamentale dans
les modes de valorisation des capitaux par rapport à ceux propres du
capitalisme industriel. En dénonçant les limites des approches économistes
et cognitivistes qui lisent le capitalisme cognitif comme passage du
paradigme du travail à celui de la connaissance et qui réduisent les
connaissances en jeu dans le nouveau capitalisme à la seule connaissance
scientifique , Corsani et Lazzarato portent l’attention sur l’ affirmation
d’une dynamique coopérative de l’invention et sur les nouveaux dispositifs
de captation et de contrôle de celle-ci. Et c’est dans cette perspective
critique que proposent d’appréhender cette hypothèse du capitalisme
cognitif comme passage du rapport capital/ travail au rapport capital /vie :
“Nous sommes confrontés à une accumulation capitaliste qui ne se fonde plus
seulement sur l’exploitation du travail dans le sens industriel du terme,
mais sur celle de la connaissance, du vivant, de la santé, du temps libre,
de la culture, des ressources relationnelles entre individus (communication,
socialisation, sexe), de l’imaginaire, de la formation, de l’habitat etc. Ce
qu’on produit et vend, ce ne sont pas seulement des biens matériels ou
immatériels, mais des formes de vie, des formes de communication, des
standards de socialisation, d’éducation, de perception, d’habitation, de
transport, etc. ”

Ainsi, la richesse, comme l’exploitation, ne se limitent pas à la relation
capital – travail, ils la débordent. Le temps de travail (commandé) ne peut
plus être une mesure de la richesse, ni le critère sur lequel fonder sa
répartition. L’emploi ne peut plus être la seule référence sur laquelle
asseoir le financement du “hors” l’emploi. Mais plus fondamentalement, la
question qui s’impose aujourd’hui aux mouvements sociaux est : comment
libérer cette puissance de création? comment soustraire à l’emprise du
contrôle et de la captation capitaliste, par la discontinuité de l’emploi,
les multiples devenirs possibles? comment se réapproprier les temps de la
création en échappant à l'”ordre” de la précarité?

En guise de conclusions

La discontinuité des temps, la continuité des revenus comme conditions de la
production des biens communs
La discontinuité, inhérente autrefois au seul monde du spectacle, est
devenue le lot de tous, elle traduit l’articulation des temps courts de la
valorisation marchande par les entreprises et des temps longs de la
production de richesses.
La flexibilité dans les conditions de mise au travail ne répond pas
seulement à un principe de maîtrise des coûts salariaux, elle est plus
fondamentalement une modalité de captation d’une richesse qui est créée dans
des espaces /temps qui débordent largement ceux de l’entreprise. Autrement
dit, le temps de travail rémunéré par l’entreprise n’est plus que celui de
la captation d’une richesse produite ailleurs, dans les temps longs de la
mise en commun des savoirs, des idées, des connaissances, des informations,
des goûts, des désirs, les temps longs de la vie comme vie sociale, vie avec
les autres, création avec les autres du “commun”.
Cette coopération non seulement précède le capital et ses entreprises, mais
est impuissante à l’intérieur du capital et du rapport salarial. Sa
puissance relève de sa liberté, sa liberté de la continuité…du revenu.
C’est ce que reconnaissait, mais seulement de manière imparfaite et
partielle, jusqu’à présent, le statut des intermittents du spectacle.
Revendiquer le droit pour tous à la continuité du revenu n’est pas accepter
la flexibilité ou revendiquer la précarité. C’est bien plutôt poser les
conditions matérielles pour inventer de nouvelles modalités d’activité
soustraites au lien de subordination, à l’emploi (privé ou public), en les
finalisant à la création et à la réalisation des biens communs et non à la
valorisation de l’entreprise.
Il faut reformer les annexes 8 et 10 ! mais dans le sens de leur ouverture
et en même temps en relâchant la contrainte que constitue la conditionnalité
de l’emploi.