« Fabuler, raconter autrement, n’est pas rompre avec la « réalité » mais chercher à rendre perceptible, à faire penser et sentir des aspects de cette réalité qui, usuellement, sont pris comme accessoires.1 »
« Les morts sont des gens comme les autres ». Ces mots sont prononcés par Philippe, lors d’un entretien qui nous réunissait, lui, sa mère, Michèle Willemsem et moi-même, il y a quelques mois. Philippe et sa mère sont médium dans le groupement spirite où j’avais mené, quelques années auparavant, une partie de mon enquête autour des relations que les vivants entretiennent avec leurs défunts2.
La formule lapidaire « les morts sont des gens comme les autres » n’a au fond, dans la bouche de Philippe, rien de surprenant. On parle avec eux, ils sont comme vous et moi préoccupés pour leurs proches, ils continuent à se fâcher, ils ont du chagrin et des regrets, beaucoup d’amour encore à donner et parfois même une bonne dose d’humour. En revanche, les médiums ne sont peut-être pas, ou plus tout à fait, des gens comme les autres. Ils ont très souvent vécu (et nombre d’ethnologues ont pu faire ce même constat) des épreuves difficiles, des démêlés compliqués avec la mort, ils ont dû faire face à des sentiments de présence, à de surprenants rêves prémonitoires ou à des cauchemars liés à des événements passés qu’ils ignoraient – leurs rêves leur faisant revivre des drames anciens, souvent sur les lieux mêmes où ceux-ci se sont produits3. Ces expériences les ont souvent effrayés comme elles ont pu terroriser leur entourage, et elles ont également compromis leur socialisation. Le destin de ces personnes « faillées », comme les nomme l’ethnologue Christine Bergé, les situe, d’entrée de jeu, dans ces zones que Maurice Bloch nomme « brèches dans l’opposition de l’être et du non-être4 », les « failles » dont elles font l’expérience devenant constitutives de leur être. Appelées à vivre dans les interstices de deux mondes usuellement destinés à être séparés, le spiritisme va leur offrir d’en négocier les passages, avec une solution ingénieuse : elles vont en devenir les médiateurs.
Dispositifs thérapeutiques
De ce fait, les dispositifs spirites se sont constitués comme de véritables dispositifs de socialisation, voire des dispositifs thérapeutiques eu égard à ces expériences d’altérité compliquée que vivaient ceux qui allaient devenir, par la grâce de ces mêmes dispositifs, des médiums5. Thérapeutique au sens où le dispositif fait, de ce qui pourrait devenir un destin de marginalisation, un véritable « creuset métamorphique6 ». Ceux que la psychiatrie de Charcot nommera les « automates ambulatoires » et que la psychologie, effrayée, se chargera de ramener, quand c’est possible, à la raison, vont trouver avec le spiritisme une solution bien plus originale : cet « autre qui veut pour moi », cet autre qui parle en moi ou par moi, désigne un talent particulier, qu’il s’agit de canaliser, de domestiquer. Le spiritisme offre ainsi « une voie nouvelle et reconnue aux médiums dont le caractère parfois marginal ou même pathologique les aurait conduits à l’hôpital psychiatrique7 ». Philippe raconte ainsi qu’à un moment de grande crise, les expériences de conscience modifiée ont explosé. La formation spirite, dit-il, lui a appris « à fermer et à ouvrir les vannes ». « C’est important ajoute-t-il, d’apprendre cela ». Que Philippe évoque en premier lieu la fermeture et non l’ouverture n’a rien d’innocent. Son hypothèse est que « nombre de personnes diagnostiquées comme schizophrène sont simplement incapables de fermer les vannes ».
Cette caractéristique du dispositif spirite d’être thérapeutique ne se limite pas aux personnes des médiums. Au contraire. Il y a ce que l’on pourrait nommer « transmission d’effets ». En d’autres termes, les séances au cours desquels les morts sont convoqués s’avèrent elles-mêmes de véritables dispositifs thérapeutiques, dans lesquels et par lesquels les habitants de deux mondes apprennent, les uns avec les autres et les uns pour les autres, à réactiver des liens, des élans de vie et de joie. Là n’est toutefois pas, à mon sens, la seule similitude qui se crée entre le devenir médium et le devenir « acteur d’une relation avec un mort » ou destinataire de ses messages, devenir que permet et qu’encadre le dispositif des séances où les morts renouent le contact : ce sont des dispositifs de résistance que je ne suis pas loin d’envisager comme des dispositifs de résistance politique, sous la double forme du refus de domestication des psychés et de transgression active des frontières. J’y reviendrai.
La séance commence le dimanche matin à 10h précise. Nous sommes à Liège, au centre spirite, en novembre 2010. Une table, semblable à une table de conférence, est dressée devant le public, une bonne vingtaine de personnes, aux âges variables, des hommes et des femmes. Deux femmes, les médiums, entourent l’officiant qui ouvre la séance par une prière de l’Évangile des spirites selon Allan Kardec. Après la lecture, l’officiant rappelle généralement quelques bases du spiritisme : avant de se réincarner, l’âme doit reconnaître ses erreurs et les souffrances occasionnées par autrui. « Naître, mourir, renaître et progresser sans cesse, telle est la loi ». Certains membres de l’assistance ont déposé une photo de leur défunt à l’entrée. Elles sont à présent dans une enveloppe sur la table. Michèle en prend une et se concentre sur elle. L’officiant nous rappelle que nous ne devons répondre que par oui, non ou « je ne sais pas ». « Ce qui nous sera dit, ce ne seront pas des injonctions, mais des conseils que les morts nous donnent, et dont nous avons le choix de les suivre. Si nous ne comprenons pas, nous pourrons peut-être comprendre à un autre moment ».
« Vous ne prenez pas soin de vous, elle s’inquiète. [Je fais l’hypothèse que la photo représente la mère défunte, ce qui me laisse supposer que la dame est une habituée et que Michèle connaît celle pour qui elle vient]. Vous vous consacrez toujours aux autres, elle aimerait bien que vous vous occupiez de vous ». La médium regarde à ce moment fixement le verre d’eau posé devant elle, elle le fera à de multiples reprises. « Vous n’avez jamais voyagé. (La dame acquiesce) C’est étonnant, je vois un voyage, je vous vois descendre d’un autocar. Vous ne vous êtes jamais autorisée à faire un voyage. Vous vous êtes consacrée aux autres, c’était toujours pour les autres. Vous aimeriez faire un voyage ? (Oui). Vous allez faire un voyage. Il faut que vous le fassiez. Et je vois que vous aurez d’autres relations ». L’autre médium intervient : « Je vois le voyage aussi, c’est en Égypte je crois, j’ai vu des Pyramides ».
Michèle s’adresse à un homme d’une quarantaine d’années, sur un ton de reproche. Sa femme est là, dit-elle. Elle n’est pas bien. « Il semble que vous vous complaisez dans le malheur ». Il s’exclame : « Me complaire dans le malheur ! Mais elle en a de bonnes, celle-là ! » Tout le monde rit. Michèle continue : « Mais vous rendez votre femme malheureuse, votre femme se sent coupable. On ne peut pas culpabiliser les morts. Ce n’est pas de leur faute d’être parti, c’était leur heure, on n’y peut rien. Et votre femme se sent coupable parce que vous la rendez coupable ». Puis elle continue : « Votre grand-père est là également, derrière vous, la main sur votre épaule ».
C’est une constante, on situe toujours physiquement le mort. Il est derrière vous, à côté de vous, la main sur votre épaule. En fait, on le situe toujours doublement, d’un point de vue spatial, comme on vient de le voir, et d’un point de vue spatio-temporel : il est localisé dans son évolution par une géo-ontologie ascendante, il s’élève ou reste stagnant, et cela modifie son statut, son régime d’existence et de présence. De cette double assignation d’un lieu et d’un lieu dans le temps qui détermine son état, sa « manière d’être », le mort est à la fois présent dans le présent et inscrit dans une temporalité longue : le passé qu’on évoque avec lui, le présent de sa présence et de son statut, le futur qui se dessine par l’ascension.
Inversion du rapport au deuil
Apparaît également, dans l’échange qui vient de se produire, une inflexion subtile de la théorie du deuil. Et cette inflexion en inverse radicalement le rapport. Il ne s’agit pas de se détacher du disparu pour réinvestir d’autres objets, se « libérer de sa férule » comme on l’entend dire souvent : c’est la morte qui, ici, demande à être libérée. S’il apparaît bien, avec cette inversion, que le destin du mort est au centre des préoccupations des médiums, on ne manquera toutefois pas de remarquer que ce qui est également en jeu ici, et que la médium déjoue, c’est l’impossibilité pour un vivant de prendre la difficile décision, la décision parfois impossible, de renvoyer le mort à une forme de non-existence en se débarrassant d’un chagrin qui témoigne qu’il a bien été, qui le maintient dans l’être. C’est là le coup de génie du dispositif : si l’ordre vient de la morte elle-même, si l’obligation de renouer avec la vie émane d’elle comme une nécessité, il peut être entendu. Et ce que la médium fait, en même temps, c’est rattacher le vivant au monde des vivants sous la forme d’une injonction, non à l’oubli, mais à la création de liens vivables. C’est ce qui me conduit à dire que le dispositif spirite est un dispositif thérapeutique.
Dans cette perspective, l’apparition du grand-père n’a rien d’innocent. C’est un allié thérapeutique8. Et en même temps, il participe à un geste technique. Rattacher les vivants au monde des vivants ne doit pas s’opérer de manière trop rapide. Un défunt bienveillant, souvent disparu depuis longtemps, un défunt pour qui l’obligation de mémoire est moins contraignante, un défunt dont l’absence a eu le temps d’être négociée et apprivoisée, joue un rôle d’intermédiaire dans cette réinsertion.
Les séances ont également lieu le jeudi soir. Nous sommes toujours dans le même centre, en janvier 2011. C’est Philippe qui se charge ce jour-là des médiations. Un message est adressé à Jules, jeune homme d’une vingtaine d’années, venu avec la photo de son ami Koj, décédé depuis deux ans.
« Ce n’est pas facile pour moi, une grosse impression de suffocation. Cette personne n’est pas encore très bien non plus [le clairvoyant fait allusion au fait que la personne convoquée juste avant s’était suicidée], on sent une oppression, il ne donne pas de détails. On me donne quelqu’un qui était très optimiste, une vision un peu naïve, mais progressivement, il s’est passé quelque chose, il est passé de désillusions en désillusions, et il n’y avait plus rien d’intéressant ou de beau. Déjà, de son vivant, il a dû s’isoler. Vous vous souvenez de lui quand il était encore bien ? [Jules répond que oui]. Si vous pensez à lui quand il était encore bien, cela pourrait l’aider à se dégager. Il est comme dans un cocon enfermé, ce sont d’autres entités qui me renseignent. C’était quelqu’un de très gentil, d’hypersensible. Il s’attendait à ce que le monde soit comme lui. Ce sont vraiment des désillusions qui sont venues progressivement. Ce n’est même pas de la culpabilité, il n’en est pas encore là. Quand on pense à lui, on pense à la fin et cela le fige encore plus. Cela vous demande une démarche active de le voir heureux et souriant. Il est nécessaire et utile de lui envoyer des pensées positives et de le visualiser heureux et joyeux. Si on vous a poussé à amener sa photo, c’est qu’il y a quelque chose à faire pour lui. Il faudra revenir avec sa photo, dans quelque temps. »
Je connaissais les deux jeunes gens et je savais par Jules que Koj avait été un jeune homme heureux, plein de vie et de projets, et que les choses s’étaient dégradées dans les derniers mois. Le monde, disait-il, ne tournait plus rond. La description du clairvoyant est juste, ou plutôt elle touche juste. Car la question n’est pas de savoir s’il dit vrai ou non, la question est de comprendre ce que sa proposition touche, et ses effets. Elle fait sens, elle devient vraie, elle reconstruit l’histoire sur un mode tel qu’elle donne à présent une prise. Cette proposition met le jeune endeuillé dans une autre posture à l’égard du disparu, surtout, elle transforme le régime de l’action et des affects, dans le même geste : elle le fait passer d’un régime passif à un régime d’activité, et elle opère sur des affects de culpabilité vis-à-vis du passé pour les transformer en affects de responsabilité vis-à-vis de l’avenir. Certaines choses n’ont pu être faites dont on se dit qu’elles l’auraient dû : le médium propose de rejouer les dés, ouvre de nouveaux possibles passés inaperçus – et qui font cependant tout de suite écho, ils touchent à la fois comme on touche une cible et comme on affecte – : non seulement c’est à ce qui peut être encore (ou à nouveau) fait qu’il faut à présent s’attacher, mais, surtout, c’est avec les affects de vitalité du disparu, et non ceux qu’a créés sa mort, qu’il faut renouer. Le vivant, ainsi activé et touché, repart avec une responsabilité : reconstruire le passé, activement, pour ouvrir d’autres possibles dans le futur. Non pas rétrospectivement (comme une interprétation paresseuse de pensée positive pourrait le faire croire), mais rétroactivement. Apprendre à fabuler pour mieux renouer avec un réel plus disponible à la vie.
Il m’apparaîtra, au fur et à mesure des séances, que nombre de convocations réussies assument explicitement ce travail de re-fabuler, de rendre perceptibles des choses qui n’ont pu être perçues, de redonner la chance à une autre perspective – « il tient à vous dire que vous avez pu penser qu’il vous délaissait, (ou qu’il ne prenait pas en compte ce que vous faisiez pour lui), mais il regrette de ne pas vous l’avoir dit plus tôt, il vous aimait (ou il savait à quel point vous vous souciiez de lui) ». Mais plus intéressant encore, le mode même d’adresse que les médiums apprennent à cultiver est une induction à ce type de fabrication fabulatoire : « je ne sais pas ce à quoi il fait allusion, mais il me dit que vous saurez et que vous comprendrez, pour moi cela reste mystérieux, mais vous devez savoir. Et si vous ne comprenez pas tout de suite, vous finirez par comprendre ». L’énigme met au travail, elle met l’endeuillé en mouvement et revitalise les processus de pensée, d’invention, d’imagination.
Ces quelques histoires permettent de dessiner ce qui constitue une part du formidable arsenal technique mobilisé. Le dispositif spirite est un dispositif qui prend soin des morts et des vivants, et qui le fait sur le mode le plus écologique, le plus agencé ; il délègue aux uns le soin des autres, et réciproquement. C’est un dispositif thérapeutique, partageant avec les thérapies qui sont les nôtres, une bonne part des processus9, mais en rompant radicalement avec les théories du deuil et avec leurs prescriptions normatives d’un travail à faire, d’étapes à respecter, et de l’oubli qui devrait en être l’aboutissement, ce que j’appelle l’entreprise de domestication des psychés – triste et pauvre manière d’assurer ce que tant de cultures fabriquent avec autant de sagesse, d’inventivité que de tact ontologique et psychologique : la séparation du monde des morts et celui des vivants.
Cette rupture avec les théories du deuil est l’un des nombreux motifs qui me conduisent à penser le dispositif spirite comme un dispositif de résistance, voire de résistance politique. Certes, il l’a été historiquement de manière explicite, que ce soit à l’égard de l’institution religieuse ou à celui du positivisme scientiste. Mais il l’est encore aujourd’hui dans les pratiques de médiation entre les deux mondes et dans la possibilité activement offerte de faire une autre expérience du chagrin et de la perte. Car ce que la doxa psychologique appelle travail du deuil ne correspond pas à l’expérience de nombre de personnes. Si travail il y a, il ne se fera pas, avec les spirites, en faveur d’un détachement des liens au disparu, au contraire. Et si deuil il y a, il n’aboutit pas à cet impensé qu’on appelle, un peu hâtivement, principe de réalité. Car ce principe de réalité, signalons-le, ne fera jamais que désigner ce qu’est la réalité pour une frange de la population dans un contexte historique et culturel donné (matérialiste et laïc héritier des Lumières, des luttes contre le Clergé et du positivisme), convaincue que le destin des morts est le néant10. Les personnes qui cultivent les liens avec leurs disparus ne partagent pas cette conviction. Pour le dire brièvement, la vie et la mort ne sont pas, selon elles, une affaire de tout ou rien. Ce sont ces personnes que soutient le dispositif spirite. Le deuil ne signifie plus alors pour elles rupture, mais au contraire, aménagement et négociation des relations, un processus dans lequel les morts sont activement impliqués. Mais un processus qui veille avec beaucoup de sagesse à ce que ceux-ci, justement, n’entravent pas la vie de ceux qui restent.
1 Isabelle Stengers, La Vierge et le neutrino, Les empêcheurs de penser en rond, 2006, p. 169.
2 Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent. Paris, La Découverte, 2015.
3 Ainsi, l’un des premiers des nombreux cauchemars que m’a raconté Michèle lui faisait vivre l’expérience d’être dos à un mur, face à des soldats prêts à la fusiller. Elle découvrira que sa maison était bâtie sur les lieux d’une ancienne caserne où les Allemands fusillaient leurs prisonniers.
4 Bloch Maurice, « La mort et la conception de la personne », Terrain, mars 1993, no 20, p. 7-20.
5 Christine Bergé, La voix des esprits. Ethnologie du spiritisme, Métailié, 1990.
6 Christine Bergé, voir l’entretien avec Bertand Méheust pour la revue Synapse, disponible en ligne (http://bertrand.meheust.free.fr/documents/interview-ChristineBerge.pdf)
7 Christine Bergé, La voix des esprits, op. cit., p. 53.
8 Voir au sujet des morts alliés thérapeutiques le passionnant travail de Magali Molinié, qui a donné son élan et son inspiration à ma propre recherche: Soigner les morts pour guérir les vivants, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2006.
9 Voir à cet égard, très éclairant, Favret-Saada Jeanne, Désorceler, Paris, Éditions de l’Olivier, coll. « Penser/Rêver », 2009.
10 Voir à ce sujet les remarquables critiques que le psychanalyste Jean Allouch adresse à ses collègues, Érotique du deuil au temps de la mort sèche, Paris, Epel, 1997.
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