83. Multitudes 83. Eté 2021
Hors-champ 83.

Actualité de l’opéraïsme italien

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J’étais à Florence en 1971 au premier Congrès International de Potere Operaio. J’avais pris part avec enthousiasme à cet événement et je me trouvais chez Lapo Berti1 qui, avec quelques autres brillants esprits dont Alberto Magnaghi, faisait partie de l’état-major informel de ce mini parti qui se réclamait de l’opéraïsme italien. Nous parlions des « vrais marxistes contemporains » au rang desquels nous nous comptions naturellement. La décennie qui suivit, de la dissolution de Potere Operaio (1973) aux années de plomb dominée par les Brigades Rouges, culmina dans l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro. La gauche extra-parlementaire fut en deux ans rayée de la carte, plus de 5 000 militants s’exilèrent en France et en Amérique Latine. Après avoir bourlingué un peu, lu davantage, et suivi de près la seule révolution que notre provinciale Europe ait connu depuis la deuxième guerre mondiale, la Révolution des Œillets portugaise, grâce à des amis2, je fus de plus en plus pénétré d’une vérité peu agréable : si Marx fut l’un des cerveaux le plus intelligents du XIXe siècle, il n’en fut pas moins un piètre politique. Les intellectuels n’aiment pas les politiques car souvent ces derniers cherchent à se faire passer a posteriori pour de brillants théoriciens. Mais ils doivent reconnaître aux politiques professionnels des vertus qu’ils n’ont eux-mêmes que très rarement.

La deuxième anecdote, plus récente, à laquelle je fus plus directement mêlé, se produisit quand une partie consistante de l’équipe de Futur Antérieur, dont j’étais, décida de continuer l’aventure à laquelle Jean-Marie Vincent voulait mettre un terme en 1999 depuis le retour d’Antonio Negri en Italie. Découvrant que le titre Futur Antérieur avait été déposé au Bureau de la Propriété intellectuelle et que nous ne pouvions nous en servir, bien que majoritaires, nous dûmes chercher un nom. Certains proposèrent Exil(s), d’autres Exode, d’autres enfin Multitude(s). Sur ce dernier terme qui fut plébiscité rapidement se posa la question (sans rire) du nombre : Multitude au singulier ou au pluriel ? Ceux qui savaient que Negri travaillait déjà à l’ouvrage éponyme, plaidaient pour le singulier. Finalement, quelques deleuziens logiques, Anne Querrien, Éric Alliez, moi-même, nous prîmes résolument parti pour le pluriel. Pourquoi : parce que mettre Multitude au singulier paraissait un « grand » ou « gros mot » comme aurait dit Deleuze. Multitude au singulier, c’était supposer l’unité réalisée alors que ce que nous avions dans notre musette était de la charpie de multitudes au pluriel, des singularités qui ne s’additionnent même pas. On nous avait fait le même coup avec LE Prolétariat, LA classe ouvrière. Et d’autres gros mots comme La nation, La République. Le réveil avait été chaque fois dur. L’un des enseignements le plus intéressant de l’opéraïsme italien n’était-t-il pas la déconstruction de l’unité factice de la classe ouvrière ? La clé de la politique ne consistait-elle pas précisément à transformer en réalité cette unité postulée ?

Contrairement à la « doctrine » classique de l’opéraïsme, qui enjoignait de voir tout le capital et son histoire dans celle de la classe ouvrière, Empire de Toni Negri et Michael Hardt se présentait lors de sa parution comme une analyse du pouvoir capitaliste et de sa transformation se suffisant à elle-même. C’est ce qui fit au reste le succès du livre salué par les élites de la finance et des multinationales, qui étaient déjà aux prises avec la révolte souverainiste contre la mondialisation présentée comme le parfait chaos.

Que le constat de décès cérébral de l’État National comme stade ultime de l’organisation de l’exploitation capitaliste ait été salué par les partisans les plus chauds de ce nouvel Empire pourrait paraître surprenant à première vue. En fait, malgré le Forum de Davos qui débuta en 1971, et les efforts de la Commission Trilatérale créée en 1973 à l’initiative des principaux dirigeants du groupe Bilderberg et du Council on Foreign Relations, parmi lesquels David Rockefeller, Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski, l’unification et l’hégémonie des partisans de la mondialisation connut beaucoup de difficultés. La contre-révolution néo-libérale de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan (1981) présentait l’énorme défaut de ne s’intéresser aux transformations de l’État et des Institutions gouvernementales que sous l’angle très sommaire du « trop d’État ». L’avant-garde du capitalisme, celui des multinationales, des grandes banques (et en particulier des Banques Centrales dont l’autonomie vis-vis de leur État avait été promue comme principal instrument de contrôle de l’inflation salariale) ne disposait que d’une théorie tout en négatif de l’État. Et ce vide permit que s’engouffrent deux vents qui en compliquaient considérablement la navigation : le vent d’Est des mouvements altermondialistes, le vent d’Ouest de la réaction souverainiste qui abhorre la mondialisation comme l’Europe et qui fit des ravages dans une gauche déjà sonnée par l’écroulement du socialisme réel en 1989, aussi bien que dans les rangs de la droite de gouvernement (qu’on pense à Philippe Seguin).

Quoi qu’il en ait été de la réception d’Empire par les Impériaux, quels étaient et demeurent les principaux acquis de l’analyse du pouvoir capitaliste sous ses nouvelles caractéristiques ? Le trait le plus frappant par ses conséquence sur la souveraineté, définie depuis Jean Bodin par un territoire sur lequel elle s’exerce, est justement la dé-territorrialisation du pouvoir. En fait, malgré des reprises de vocabulaire emprunté à Michel Foucault (qui insiste bien plus sur les micro-pouvoirs et la nécessaire re-territorialisation même si elle ne se confond pas avec les nations après les Traités de Westphalie), c’est la grande intuition de G. Deleuze sur le passage de la société de discipline ancrée sur un domaine, ici et maintenant, à la société de contrôle toujours projetée en avant dans le temps de la finance donc du prix du futur. C’est aussi la disqualification de la guerre générale et molaire au profit de guerres moléculaires, jamais décisives, mais aussi efficaces que les petites perceptions (Leibniz) du bruit de fond de la mer à l’assaut des falaises. L’état de paix sublimant les états de petites guerres permanentes.

De cela également découle la caractéristique du soft power, pouvoir souple, global, qu’on ne peut jamais coincer dans un défilé où l’on pourrait organiser des embuscades. L’Empire est né de la mithridatisation contre des décennies de guérillas révolutionnaires. Il n’a pas fait simplement de la contre-guérilla péniblement incorporée aux programmes des écoles de guerre, il est devenu lui-même une guérilla de la paix. Exactement ce qu’il fallait pour déclasser le choc entre les nations, au rang de variable de contrôle et jamais de fin, encore moins de lutte finale.

Il ne s’agit pas d’un remplacement du langage inter-national par celui des multinationales. Ni d’une combinaison complice de ces dernières avec les instances issues de la société des Nations puis de l’Onu : une conjonction exclusive. Les États ne sont pas remplacés par un ordre mondial nouveau qui détiendrait les emblèmes et le sceptre du pouvoir comme l’absolutisme s’imposa sur les féodalités. Non, il s’articule avec les vieilles nations pour piéger toutes les institutions des partis, des syndicats, des langues, des cultures sur le mode du dépassement jamais terminé: disjonction inclusive. N’attendez pas qu’il fasse le travail de nous débarrasser des archaïsmes perpétuels des nations. Elles sont toujours là. Comme le joyeux mythe presque invariant du peuple qui se fait Peuple (voir le dernier livre de Pascal Ory3). Mais sans le contenu réel de la souveraineté qui n’est là qu’au titre d’un plébiscite permanent, largement obtenu par un contrôle omniprésent du langage, de la communication et des médias augmenté dorénavant par les réseaux sociaux. L’illusion souverainiste et populiste d’une renaissance des nations n’aboutit comme tous les mouvements néo- qu’à un bal des vampires ou des morts-vivants.

Les critiques d’Empire, plus nombreux à gauche qu’à droite, pensent que la survivance des États-Nations et de la rhétorique républicaine est un argument décisif contre la thèse centrale de Negri et Hardt4. Ils constatent la floraison des nationalismes et des États-Nations dans le monde et en font autant de preuves du déclin de l’internationalisme modéré des organisations nées de la seconde guerre mondiale comme du projet utopique de l’internationalisme soviétique (Pascal Ory).

Décentralisé, déterritorialisé intégrant « progressivement l’espace du monde entier à l’intérieur de ses frontières ouvertes et en perpétuelle expansion », l’Empire est éclectique : il intègre les États-Nations comme Rome les cités antiques avec leur diversité de gouvernement, de cultures, d’ethnies, de religions. Les multinationales en sont les avant-gardes aristocratiques. Les démocraties libérales, les modes de syndication des peuples transformés ouvertement en plèbe dans la version populiste, les dictatures autoritaires de marché, la force de contention de ce que le néo-libéralisme Hayékien contient d’anarchiste.

Bref un ensemble touffu de poids et contrepoids qui contrôle la mobilité inter-segmentaire de ses composantes beaucoup plus qu’il ne vise à les unifier sous une discipline (une règle commune). Même le marché n’est plus son ultima ratio car il peut être relevé (au sens d’une abolition provisoire) par l’intérêt collectif supérieur du capitalisme. Braudel disait que le cœur du capitalisme mercantiliste naissant n’est pas le marché mais la finance. On pourrait dire que le cœur du troisième capitalisme n’est plus non plus le marché comme effectivité, mais la financiarisation de l’équilibrage dans le temps des rapports souvent complexes et paradoxaux marché/non marché.

Le capitalisme industriel avait appris dans les années 1950-70 avec le fordisme à décomposer la classe de l’ouvrier qualifié de métier à travers l’usage de l’ingénierie technologique et de la mobilité de l’ouvrier-masse. Mutatis mutandis l’Empire a appris à décomposer la force politique de l’ouvrier des chaînes de montage et dans la séquence suivante, celle de l’ouvrier-social (1975-1990).

Ce qui est nouveau dans ce qui paraît à première vue une répétition, c’est que la globalisation de la chaîne de la valeur, la part dominante en termes de sur-valeur relative de l’extraction du travail immatériel et social de la production, grâce au traçage et à la mobilisation de la révolution numérique puis de l’intelligence artificielle, deviennent permanentes et surtout constituantes. Constituantes en un double sens : c’est la subsomption du travail vivant comme travail vivant et non plus comme travail mort qui ordonne, hiérarchise la production. La fameuse réification, marchandisation, fétichisation dans lesquelles certains5 continuent de voir la substance du pouvoir capitaliste laisse de côté cette dépendance assumée de la valeur économique dans ce qu’elle a de plus lié à la continuité de l’activité cérébrale vivante et non pas à celle d’images, d’idoles (des sortes d’ombres projetées dans la caverne).

Les immatériels qui permettent d’édifier des droits de propriété nouveaux, des nouvelles clôtures ne sont plus l’alpha et l’omega. Ils ne sont qu’un instrument parmi d’autres. Plus recherchés, plus collectifs, et ne pouvant être moissonnés que dans un capitalisme de plate-formes communes, les immatériels au carré ou au second degré récupèrent les émotions, les affects, la coopération, la confiance, la tolérance à l’hétérogénéisation6 de la société. Bref ce capitalisme dépasse le stade primaire de l’image, de l’identité. Il est capable de flirter avec l’incertitude, les flux, et du coup, avec les générations numériques.

De sorte que l’Empire a inversé à son profit et confisqué la totalité du pouvoir constituant (dévalorisant au passage radicalement les élites Républicaines représentatives et les dialectiques « positives » entre bourgeoisies productives montantes, élites et classe politique).

Ni la classe ouvrière vieille ou nouvelle, ni la bourgeoisie, ni les aristocraties défraîchies de la rente, ni même les jeunes traders shootés à l’ivresse de la bourse cocaïnomane ne sont plus constituants. Seul peut prétendre au titre de pouvoir constituant le système en mouvement, une abstraction au-delà d’une classe identifiable, d’un quelconque Palais d’Hiver et encore moins de la moindre perspective Nevski. L’administration des hommes n’est pas remplacée par l’administration des choses mais par les algorithmes de pilotage des flux dont les flux cérébraux sollicités surtout pour leur capacité de dé-programmation puis de re-programmation.

Ce que brasse, traverse et compose ce pouvoir n’atteint jamais la forme d’un État global, ni l’hégémonie d’un impérialisme unifié. On est donc dans un régime instable mais durable et n’allant vers nulle catastrophe au sens aristotélicien du retournement.

Surgit alors inévitablement la question du « que faire ? » dans un pareil cadre. Le problème est d’autant plus saisissant que la démocratie est également intégrée à l’Empire et que les forces internes à la constitution de l’empire ne présentent aucun caractère systémique capable de le menacer sérieusement.

Cependant tous les efforts de résistance (ne) sont (pas) vains et destinés à être cooptés par le pouvoir impérial. Ce dernier est en son cœur une réponse aux forces de mondialisation et aux nouveaux internationalismes7. Nouveau féminisme, migrations internationales sont les sujets « de l’insurrection en cours ». Le troisième sujet politique mis en avant par Hardt et Negri est la lutte contre l’extractivisme productif de l’empire qui exploite et exproprie les nouveaux communs numériques, écologiques, sociaux et bio-politiques.

Ces analyses reprennent les thèses classiques de l’opéraïsme et de la conquête de l’autonomie de ces mouvements, même si elles intègrent l’écologie et la thématique du commun de façon nettement plus marquée qu’auparavant.

Les multitudes refusent tout leadership centralisé (et exprimé par un parti). Vieille constatation au cœur du débat qui avait déjà conduit à l’éclatement du groupe Potere Operaio entre 1971 et 1973 : si les mouvements sociaux porteurs d’un changement révolutionnaire de la société affirment leur autonomie résolue à l’égard des syndicats, des partis historiques du Mouvement Ouvrier mais aussi des groupuscules extra-parlementaires, quel est le rôle d’un parti politique révolutionnaire et de l’action volontariste? Les héritiers du léninisme défendaient dans les années 1965-1970 soit la version Trontienne qui revenait à la vieille maison communiste (aux syndicats la stratégie, au Parti communiste la tactique), soit la version light (défendue par les tenants de Potere Operaio maintenu) du parti simple trait d’union, de liaison entre les points les plus chauds des mouvements. Il restait une troisième solution : celle des partisans de l’autonomie ouvrière qui abandonnèrent la référence à un parti défini, à une institution et une organisation. Un peu comme en France ceux qu’on appela les Mao-spontex (pour spontanéistes) de la Gauche Prolétarienne dissoute ou de Vive la Révolution. Mais comment éviter l’émiettement et surtout l’impuissance face à des tentatives d’OPA centralisée de crypto-partis de facto (comme l’Autonomie Ouvrière Organisée) ou carrément de groupes armés clandestins comme les Brigades Rouges? Avec le Mouvement de Bologne (qui fut à bien de égards comme un Mai 68 italien) on assista à une déroute politique durement sanctionnée dès 1978-79 par le début des années de plomb.

« Comment une multiplicité peut-elle agir politiquement et se doter d’une capacité durable de provoquer une véritable transformation sociale8? » Cette question a traversé tous les mouvements depuis. Pour Hardt et Negri en se faisant multitude ou en passant par le stade de la multitude, la classe antagoniste devient une classe multitudinaire, une classe intersectionnelle. Une classe qui récupère la richesse et la multiplicité subjectives des luttes des minorités, qui entrent directement dans l’analyse de la composition de classe avec lesquelles ce n’est plus de juxtaposition, ni d’alliance qu’il est question mais de transformation de chacune de ses composantes. La classe au bout de ce processus de transformation est une classe augmentée, comme dans la formule de Marx où le capital initial se retrouve augmenté de la sur-valeur par sa transformation en marchandise.

Cela peut paraître séduisant à première vue9. Mais il n’est pas certain que le parallélisme soit très solide. En effet quand le capital devient conditions concrètes du travail et commandement sur ce dernier, grâce à quoi il peut s’approprier le sur-travail, il s’agit d’une composition concrète qui n’a rien à voir avec le devenir-multitude de la classe qui correspond lui à une décomposition, à une scission d’avec la classe ouvrière (réalité productive) et tout à la fois d’avec la réalité idéologique et culturelle du Mouvement ouvrier. Concrètement les immigrés, les femmes, les minorités sexuelles, les colonisés s’organisent de façon autonome et rejettent l’unité factice des slogans “universalistes” qu’ils accusent d’être un mécanisme permettant de faire persister la domination masculine, coloniale, hétérosexuelle. Le devenir multitudinaire de la classe passe par une suppression (Aufhebung) de la classe comme force unifiée. Le travail du négatif ne se traduit pas, en tout cas pas immédiatement, en addition et composition de forces par addition, mais en soustraction, en une nuit spéculative qui affaiblit la classe (raison pour laquelle en général elle se refuse à ce devenir multitudinaire comme en témoignent les valeurs assez réactionnaires et sexistes des ouvriers traditionnels en matière de mœurs, de culture).

Quant au deuxième passage, celui de la multitude en classe de l’intersectorialité des minorités, de ceux qui luttent plus pour leur libération que contre l’exploitation générale, ses gains sont effectifs mais fragiles dans la durée et difficilement consolidés dans une culture alternative, des contre-institutions. Les moments de la lutte « à chaud » permettent des miracles de circulation, de solidarité, de fraternité, de coopération qu’on ne retrouve plus dans le cours routinier et continu de la production. (Voir les premières enquêtes ouvrières des Quaderni Rossi)

Le plaidoyer de Negri et Hardt pour une transformation interne de la classe à l’épreuve du devenir-multitude récupère et acculture au vocabulaire traditionnel du mouvement ouvrier les nouvelles cultures féministe, décoloniale, anti-raciste, anti-homophobe et intersectionnelle, sans plus.

Néanmoins vient le soupçon avec les 50 ans d’expérience des recettes de l’opéraïsme et des « meilleurs marxistes » du monde, qu’il manque quelque chose à cette formule globale de l’organisation révolutionnaire.

Que manque-t-il à la martingale de la classe intersectionnelle et multitudinaire ? Quelques pistes

La première piste que nous emprunterons est celle du problème de la conscience de classe et de l’idéologie trop rapidement écartée par l’opéraïsme. Negri & Hardt préfèrent le terme de « classe multitudinaire » à celui de coalition. Cette multiplicité est selon eux « enracinée dans les formes de la coopération sociale et dans le commun, mais elle est aussi articulée par des liens contraignants de solidarité et d’intersection des luttes, chacune d’entre elles reconnaissant que les autres sont un chapitre de sa propre histoire sociale et politique. Tel est leur mode d’articulation et d’assemblée. »

La théorie ouvriériste de la composition de classe a toujours excellé quand il s’agissait d’expliquer l’éclatement ou la dé-construction de l’unité de classe dont elle vantait et promouvait l’accomplissement comme un phénomène objectif (qui se produit par exemple quand on passe avec l’avènement de la chaîne de montage de l’ouvrier qualifié communiste à l’ouvrier-masse radical, ou bien de la classe ouvrière du fordisme à l’ouvrier social). L’école opéraïste considérait le problème de la conscience de classe comme purement idéologique. Le mot idéologie a toujours une dénotation négative pour ce courant de pensée. Le mouvement opéraïste se distingua fortement du maoïsme, du trotskisme et des mouvements tiers-mondistes, par une grande indifférence aux débats idéologiques sur la nature des régimes socialistes, sur la Révolution culturelle chinoise, ainsi qu’aux luttes anti-impérialistes. C’est presque sa marque de fabrique. L’ennui est que dans les vingt ans suivants (1980-2000) nous avons fait de même avec les questions écologiques, et les luttes anti-racistes préludes aux luttes dé-coloniales.

En un sens l’opéraïsme fut assez logique dans son refus de la thématique de la conscience de classe, de la culture révolutionnaire et des grandes batailles idéologiques. Le concept d’ouvrier-masse ne fait pas grève ! L’abstraction « historiquement déterminée » est un fait, une réalité objective ; elle n’a pas besoin de sentiments, a fortiori de grands sentiments, ni de fabrication de soi et d’intériorité psychologique. Nous remettions nos pas dans l’étrange raccourci et la désinvolture avec laquelle Marx lui-même avait traité la question du travail de la reproduction (dont la question de la reproduction du sujet force de travail dans le foyer). Une question reprise dès le début des années 1970 par Maria-Rosa Dalla Costa qui venait de l’ouvriérisme et par Selma James qui venait du Mouvement Noir et des mouvement anti-coloniaux, toutes deux féministes10.

Nous avons traité par dessus la jambe, le fait que la politique est la mobilisation de sujets collectifs, en d’autres termes que les plis de la subjectivité ne peuvent pas être limités au problème de la politique tout court. Le collectif sans la subjectivité vivante est une catégorie abstraite. Cela vous procure le plaisir aigu et esthétique de comprendre et d’interpréter, mais cela ne mord pas sur la situation, et ne peut tenir lieu de politique. Constat cruel d’impuissance auquel conduit ce superbe dédain pour la question de la subjectivité, de la culture politique révolutionnaire et des plis de la conscience ou de la subjectivation qu’on voudrait de classe !

Une transformation considérable a affecté le capitalisme pris sous le feu incessant de la lutte de classes entre 1960 et 1970. Nous aurions dû prendre au sérieux l’hypothèse fondamentalement pertinente de l’operaïsme. Je veux dire l’incroyable flexibilité et ductilité du capitalisme à se transformer en épousant fidèlement les contours du nouveau travail productif pour se restructurer lui-même.

Le néolibéralisme est supposé être une contre-attaque, une vraie contre-révolution. Mais quelle était la Révolution à laquelle le néo-libéralisme était censé s’opposer ? On a cru que le néo-libéralisme ne signifiait qu’un retour sans imagination à l’État du capitalisme libéral de la période 1880-1930 avec une flexibilité des salaires à la baisse que Keynes avait bien détectée. Mais la taille de l’État Nation, malgré le slogan très idéologique et thatchérien du « moins d’État ! » n’a pas diminué. Le rôle de l’État s’est accru mais en se transformant. Il a été reformaté afin de correspondre à deux objectifs.

Tout d’abord, correspondre de façon plus étroite à l’empowerment (encapacitation) du citoyen, du travailleur, du consommateur dans tous les aspects de son existence, éducation, santé, retraite, vie de famille, épargne, logement. Ce n’était pas l’auto-valorisation qu’avait évoquée de façon assez géniale Negri dès 1972, c’était la récupération par le capitalisme déjà biopolitique et cognitif, de la croissance d’une subjectivité qui s’autonomisait du commandement capitaliste. Dans cette nouvelle phase le capitalisme se servait comme dans les arts martiaux de l’énergie de son adversaire, de la subjectivité révolutionnaire : une version sophistiquée et bien plus profonde de la « récupération » par la pub de la révolution! Le célèbre slogan de Margaret Thatcher «  there is no such thing as society » (Une chose comme la société, ça n’existe pas) voulait simplement dire : la façon efficace d’obtenir davantage de bien-être n’est pas ou plus de le réclamer à l’État, comme un droit qui vous est dû, mais c’est de l’obtenir par vous-même, comme subjectivité. Révolutionnaire, non conformiste, franc-tireur, devenez entrepreneur (y compris de vous-même car les débuts des technologies numériques pointaient déjà le nez), startupeurs ! Traduction sur le plan économique : vous pouvez obtenir davantage de revenu même si le salaire ne croitra plus chaque année davantage que l’inflation, en financiarisant votre épargne, en investissant dans les fonds de pension etc. Ce point a été correctement analysé. Ce qui a été moins vu c’est le lien étroit de cette transformation de ce qui devenait le rôle de l’État avec la transformation du rôle du travail au sein du procès de production de sur-valeur.

Aujourd’hui le travail pleinement productif ne suit pas de tâches prescrites, il doit faire preuve d’autonomie et d’initiative (voir les analyses d’Alain Supiot11). L’employeur attend de plus en plus du salarié qu’il collabore et coopère avec son cerveau et ne se contente pas d’obéir.

Et plus les fonctions logiques du cerveau analytique sont absorbées par l’électronique et l’ordinateur, plus la valeur de l’innovation produite par le cerveau droit (synthèse, émotion, empathie, coopération, traitement du complexe) représente la part la plus importante et prometteuse de la valeur. Dans une économie « de variété » – de différenciation constante, de changement technologique permanent, où la connaissance, la capacité d’apprentissage, la conception, le style, le design, l’attention portée à la relation au client compte de plus en plus – le contenu du travail subordonné a profondément évolué. Dans le cadre d’une individualisation croissante du contrat de travail, d’une flexibilité de l’emploi, on demande de plus en plus de choses à l’employé, on fait appel à son individualité, à sa singularité. Désormais il s’agit de devenir auto-entrepreneur, de partager les risques inhérents au marché avec l’employeur.

Une des conséquences de cette transformation qui a eu lieu sous le néo-libéralisme, transformation productive mais aussi de l’individu producteur-citoyen-apprenant-consommant : au lieu de se produire dans les usines, les bureaux, la lutte de classe a lieu à l’intérieur des cerveaux des individus mais également au sein du cerveau collectif des individus reliés entre eux par les réseaux numériques (en particulier les réseaux sociaux). Et ce qui est en train de se passer avec la pandémie du Covid 19 en matière d’ubérisation des cadres, du travail intellectuel et de destruction ou décomposition par le télétravail de l’unité classique, historique de l’usine et du bureau ne fait qu’accentuer ce mouvement.

Le chaos intérieur ne produit pas de bonnes vibrations. Les mécanismes de la fabrication des fakenews sur Facebook ou Twitter ou sur Weibo montrent comment la polarisation, la sélection de la haine ou le montage d’un consensus aveugle peuvent modifier l’expression de la volonté des gens-peuple. Est-ce à dire pour autant que la recherche d’une représentation ayant pour rôle de traiter concrètement de ces questions doit être écartée d’un simple revers de main ?

Une des idées fortes de la Multitude était qu’elle refuse d’être représentée. Comme elle refuse d’être gouvernée. Cela veut-il dire qu’elle refuse de gouverner, d’affirmer, de s’affirmer classe pour soi avec ses institutions, ses cultures? Ne faut-il pas plutôt parler non pas du refus d’être représenté mais du refus de l’identité culturelle et de l’identité tout court au profit d’une trans-identité, de la culture comme passage, pont, mouvement ? Définir ses rapports avec les patterns culturels non pas comme une acculturation des dominés à la Bourdieu, comme un multi-culturalisme mais comme un transculturalisme à la manière du cubain Fernando Ortiz ? En lieu et place du centrage, du recentrage sur la conscience et l’identité, ne faut-il pas décaler, dé-centrer, décoloniser?

Entre l’État et le marché, les communs, dont Elinor Ostrom a montré l’importance et la pertinence pour gérer et prendre soin de façon durable de systèmes écologiques fragiles, attestent sous toutes les latitudes que la propriété individuelle traditionnelle (avant d’être absorbée par la propriété privée industrielle) est plus efficace, plus juste. Il ne sert à rien de visiter superficiellement le thème des communs si c’est pour retomber dans les erreurs que le marxisme classique a commises à l’égard de la question paysanne et qu’il payé très cher dans son traitement de la question nationale. Ce serait un angle d’attaque particulièrement intéressant12 que d’explorer dans le cadre de l’écologie et de son urgence planétaire un programme politique de constructions des nouveaux communs (numériques, écologiques, productifs).

Autre enjeu pour la pensée post-opéraïste ou multitudinaire : le saut institutionnel fédéral de la construction européenne. C’est l’Europe des Nations et sa post-colonie américaine qui ont au terme d’un quasi suicide après deux guerres mondiales, porté sur les fonds baptismaux les Droits de l’Homme de la Déclaration de 1948. Aujourd’hui c’est le projet d’une Europe politique fédérale qui contient de l’effectivité positive et qui peut coaliser et faire fusionner des forces politiques très hétérogènes. Cette question fait partie des critères majeurs des alliances que des révolutionnaires conséquents doivent conclure avec des forces réformistes au lieu d’attendre d’une politique du pire, par exemple le triomphe du populisme qui ignore que depuis 1965 avec l’arrêt Costa de la Cour de Justice de Luxembourg (la Cour Suprême européenne) le droit européen l’emporte sur l’ordre constitutionnel de chacun de ses États membres.

Enfin dernier point aveugle de la théorie post-opéraïste, l’absence de prise en compte de la politique des banques centrales depuis 2008 à un niveau mondial, ce qui est paradoxal quand on connait les analyses remarquables que l’opéraïsme avait menées dans les années 1970 du rôle de la Banque d’Italie dans le gouvernement d’une Italie ingouvernable du fait de la conflictualité ouvrière. Cette orientation a été confirmée par les politiques de création monétaire massive lors de la suspension de l’économie lors de la pandémie Covid 19 en 2020.

Cela change fondamentalement la donne et ouvre les portes à un réformisme capitaliste qui pourrait déboucher sur des New Deal comprenant une généralisation des formes de revenu universel. La science économique est en train de changer et la création monétaire par l’État n’est plus considérée comme un simple appendice de la fiscalité des ménages.

Cet horizon tellement différent des perspectives lugubres des collapsologues, et du populisme, ouvre des possibilités à des politiques alternatives, c’est-à-dire d’inflexion, voire de bifurcation dans la gestion de la transition écologique qui sera sur la table des trente prochaines années.

Car comme disaient à la fois Lénine et Keynes : nos petits enfants nous tiendront pour responsables des espaces de liberté que nous leur aurons légués. Marges de manœuvre, agency dans l’histoire, intelligence certes mais aussi pensée. La pensée veut dire à la fois peser dans l’action et panser, comme disait l’ami Bernard Stiegler disparu cet été. Bref la politique comme souci qui en vaut encore et toujours la peine.

Paru en portugais dans la revue brésilienne
Lugar Comum # 60 (mai 2021)

1 Lapo Berti (1940-2017), opéraïste de la première heure, publia avec Sergio Bologna la revue Primo Maggio. Économiste, professeur à l’Université de Cosenza, il a contribué aux ouvrages suivants : Birth of Digital Populism (Obsolete Capitalism Free Press, 2014) et Money, revolution and philosophy of the future (Obsolete Capitalism Free Press, 2017). En 2016, Rizosfera publia un entretien avec lui Marx, Money and Capital (Rhizonomics book series).

2 Je veux mentionner particulièrement ici mon ami Manuel Villaverde Cabral dont je fis la connaissance quand il animait les Cadernos de Circunstancia en France avant 1975, qui participa à la Révolution des Œillets.

3 Pascal Ory, Qu’est-ce qu’une nation? Une histoire mondiale, Paris, Gallimard, Novembre 2020.

4 Nous ne feront pas de recension exhaustive des critiques nombreuses adressées aux thèse d’Empire depuis l’extrême gauche, mais mentionnons pour mémoire, celle virulente de Claudio Albertani, « Empire et ses pièges, Toni Negri et la déconcertante trajectoire de l’opéraïsme italien » Contretemps, Revue de critique communiste, Numéro 13, septembre 2003, Paris, Syllepse.

@ http://dndf.org/wp-content/uploads/2010/12/AC13AlbertaniNegri.pdf ou celle de l’argentin Atilio A. Boron, Imperio. Imperialismo. Una lectura crítica de Michael Hardt y Antonio Negri, Buenos Aires, CLACSO,2002.

5 Je pense à Anselm Jappe et Robert Kurz et l’école de la nouvelle critique de la valeur qui s’exprime dans les revue Exit et Krisis.

6 Nous renvoyons à nos analyses du capitalisme cognitif (Le capitalisme cognitif, Paris Amsterdam 2007 mais aussi à l’Abeille et l’économiste, Paris, Carnets Nord, 2010).

7 « Reading from below in this way allowed authors such as Giovanni Arrighi and Fredric Jameson to recognize that the development of neoliberal globalization from the 1970s was really a response to the 1960s confluence or accumulation of worker rebellions, liberation struggles and revolutionary movements throughout the world. »

8 « How can a multiplicity act politically, with the sustained power to bring about real social transformation? »

9 This is why class – a multitudinous class rather than coalition seems to us the appropriate concept. But this is a notion of class that is not only composed of a multiplicity, and grounded in forms of social cooperation and the common, but also articulated by internal bonds of solidarity and intersection among struggles, each recognizing that the others are « a chapter of their own social and political history ». That is its mode of articulation, its mode of assembly.

10 The Power of Women & the Subversion of the Community (with Selma James); Bristol: Falling Wall Press, 1972.

11 Alain Supiot www.youtube.com/watch?v=r287OKsl91U, Le travail au XXIe siècle, vidéo You Tube, 2019.

12 Voir par exemple Benjamin Coriat (sous la direction de) : Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire. Paris, Les Liens qui Libèrent, 2015.