« C’est pour ça que je l’ouvre, ma gueule est un musée je vis loin du feutré et des lumières tamisées dans tes ruelles cruelles ou tes boulevards à flic dans la musique truelle des silences chaophonique »
Gaël Faye, Irruption
En octobre 2012, l’association Alter Natives organisait un séjour culturel à Londres avec des jeunes Parisiens pour rencontrer des comités de jeunes, actifs dans divers musées de la ville1. Une discussion enflamma le groupe devant les collections africaines du British Museum : Comment ces objets sont arrivés là ? Ont-ils été pillés ? Pourquoi n’explique-t-on rien ? Est-ce juste de les garder ? Quelques mois après cette expérience et deux visites de musées parisiens, la proposition suivante émana de l’un d’entre eux : avec des jeunes de toute l’Île de France, il faudrait entrer dans les réserves des musées, comprendre comment ces objets sont arrivés là et aller l’expliquer au reste de la population avec nos mots à nous.
L’équipe d’Alter Natives consacra deux ans à l’analyse d’un premier corpus d’objets extra-européens et à la mise en place de partenariats pour ouvrir un programme expérimental, toujours d’actualité, intitulé : Zone de contact /Objets d’ailleurs. Ainsi, en amont, puis parallèlement à l’actualité politique sur la restitution, des jeunes franciliens se sont engagés dans des projets individuels puis collectifs autour d’histoires d’objets non européens. Dans ce projet de long terme, ancré sur des territoires divers, la restitution des objets mal acquis n’est pas le mobile principal. La thématique principale a émergé progressivement aux cours de l’évolution des actions, elle a été reformulée par les nouveaux jeunes participants et leurs publics, avec le soin de laisser toujours ouvert le questionnement, l’exigence de ne jamais éroder la complexité des parcours. Les initiatives développées témoignent de la possibilité de mobiliser autour des enjeux de la restitution d’objets africains des personnes peu enclines à fréquenter les lieux institutionnels qui les conservent. Elles permettent d’expérimenter des outils pour établir un autre type de rapport aux savoirs, et d’envisager de développer la relation avec les populations dont sont issus ces objets.
À l’heure où le ministère de la Culture français fête ses soixante ans en découvrant les droits culturels2, ces actions questionnent les écueils démocratiques de ses institutions patrimoniales.
Une « zone de contact » à la française
Les révoltes de jeunes de banlieues de 2005 – dont le foyer de départ était en Seine-Saint-Denis – ont marqué le milieu associatif. En période de désengagement de l’État, ces révoltes questionnaient le modèle français, dit républicain, d’intégration des jeunes issus des minorités ethniques et de situations sociales précaires. Elles manifestaient de profondes tensions entre les jeunes, la police et les institutions étatiques. Le premier projet porté par Alter Natives, intergénérationnel et local, avait eu lieu dans un quartier populaire (les Périchaux, dans le 15e arrondissement de Paris). Le choix des héritages collectés au moment de conquête coloniale, suggéré par la visite au British Museum, a alors paru une bonne piste pour interroger ces fractures culturelles et politiques. Parallèlement, une expérience auprès de la jeunesse libanaise avec l’ONG Sustainable Democracy Center a permis d’expérimenter et d’acquérir des outils pédagogiques pour penser et construire un rapprochement social interculturel et intergénérationnel à partir d’héritages conflictuels, en l’occurrence, les mémoires des guerres civiles3.
Nous proposons de considérer le « Musée comme une zone de contact », selon le concept avancé par l’anthropologue James Clifford pour problématiser les relations à sens unique entre les professionnels de musées et les populations autochtones aux États-Unis4. Clifford observe une situation particulière au musée de Portland, autour de l’exposition d’un objet sacré. L’équipe du musée veut parler de l’objet alors que les anciens Amérindiens souhaitent parler de l’histoire et de questions contemporaines. Deux conversations s’affrontent pour finalement évoluer vers une compréhension mutuelle. Il s’agit de « l’espace des rencontres inter coloniales, l’espace dans lequel des personnes séparées par l’histoire et la géographie entrent en contact et nouent des relations durables, impliquant généralement des conditions de coercition, d’inégalités raciales et de conflits irréductibles. » Les objets des collections sont l’occasion d’un contact continu, d’un ensemble d’échanges chargés de pouvoirs et de tensions contraires. Concrètement, la zone de contact se traduit par le dialogue, la collaboration et la participation directe des communautés concernées à la conservation, la gestion des collections, la recherche, l’interprétation et l’exposition des objets représentant leurs cultures. Depuis la fin des années 1990, l’expression « zone de contact » est devenue synonyme de programmes d’expositions inclusives et de partenariats entre conservateurs et communautés sources, notamment dans les pays anglophones5. Elle s’inscrit dans une mouvance internationale qui considère que le musée doit être un agent de changement de la société6. La notion d’écomusée, issue d’expérimentations françaises7, contenait déjà nombre de ces principes. Par le biais de l’ICOM8, elle fut largement appropriée dans d’autres parties du monde, et notamment en Amérique du Sud. Mais en France, ses principes fondateurs n’ont pas réellement impacté les pratiques des musées en charge des collections nationales. Les politiques culturelles françaises lui ont préféré le concept de médiation des publics qui, malgré toutes les prouesses techniques possibles, demeure orienté vers une transmission descendante du savoir sur les collections9.
Alter Natives s’est donné comme mission d’explorer les usages sociaux des héritages culturels en expérimentant de possibles mises en œuvre de cette zone de contact dans le contexte français républicain et colorblind (aveugle à la couleur). Quelles pourraient être les communautés concernées ? Comment construire une réelle inclusion des personnes dans l’action ? Comment agir de l’extérieur en tant qu’association ?
De jeunes personnes mobilisées autour d’objets de musées
Les jeunes qui participent à ce programme sont venus par différents biais : certains par les projets précédents, d’autres grâce à une mobilisation de partenaires – proviseurs et professeurs de lycées, responsables de centre d’accueil jeunesse, acteurs sociaux. D’autres, par le biais d’interventions réalisées dans des classes d’élèves allophones ou des classes de remobilisation scolaire. Aujourd’hui, les adhérents entrent majoritairement par cooptation. Ils habitent principalement dans des quartiers prioritaires de la politique de la ville, sur les communes de Montreuil, Romainville, Bagnolet et Paris. Mais d’autres peuvent venir de Clichy-sous-bois, Pantin, Saint-Denis, Noisy le Grand, Bobigny. Pour beaucoup, ils sont issus de la diaspora africaine, d’autres sont nouvellement arrivés sur le territoire. Certains sont scolarisés, principalement dans des filières professionnelles courtes, d’autres en recherche d’emploi ou sans activité. Ce sont des jeunes qui n’ont pas l’habitude d’aller dans des musées, voire qui n’y sont jamais allés. Pour beaucoup, ils ont un rapport compliqué à la lecture et à l’écriture, aux savoirs.
Les ateliers se tiennent sur des temps extra-scolaires : recherches documentaires, théâtre, vidéos, préparation de soirées-débats, préparation de visites. L’association leur propose des séjours culturels en France et à l’étranger et des visites d’exposition ou des sorties culturelles. Dans un premier temps, leur motivation principale est probablement de participer gratuitement aux séjours pendant des vacances qu’ils passent souvent sans quitter leur domicile. Puis ils peuvent avoir envie de poursuivre des activités le reste de l’année pour retrouver de nouvelles connaissances, pour approfondir les thématiques découvertes ou par le désir de faire une activité artistique. La constitution des groupes dans les séjours est mixte et vise à mélanger les participants de divers territoires. De plus en plus, ces séjours sont l’occasion de rencontrer des jeunes d’autres villes françaises ou d’autres pays. La participation à la gouvernance de l’association est importante : les jeunes adhérents sont organisés en un collège qui élit annuellement des représentants au Conseil d’administration. Chaque année 55 à 65 jeunes adhérents participent à ce programme, ils ont entre 15 et 21 ans. Un grand nombre d’entre eux y restent plusieurs années.
Enquêter sur des biographies d’objets :
Zone de contact
La première entrée dans le programme est celle de l’enquête individuelle sur un objet non-européen. Le plus souvent, elle est conduite dans des ateliers hebdomadaires à partir de collections parisiennes, mais parfois, elle peut démarrer directement à partir d’objets découverts à l’occasion de séjours culturels. Le choix du jeune participant se fait à partir de photographies d’objets, non annotées, classées par pochette de pays. Il s’agit d’un objet qu’il aura la possibilité de voir dans les collections permanentes d’un musée, par exemple, le Musée de l’Armée, le Musée du Quai Branly ou le Pavillon des sessions du Louvre. Le participant est invité à décrire l’objet, le nommer, imaginer son usage d’origine, son contexte de création, et la manière dont il a été acquis. Cette première appropriation va ensuite être complétée par la fiche descriptive proposée par le musée. En cela, le Musée du Quai Branly est exemplaire puisque toutes ses collections sont numérisées et consultables en ligne.
Pour comprendre cette fiche, pour accéder à son contenu, il faut acquérir tout un vocabulaire et un mode de pensée. Plusieurs séances sont dédiées à cela : exploration de l’histoire des musées français, découverte des géographies, des catégorisations de culture, des contextes historiques permettant d’expliquer la nature des rapports entre la France et le pays de l’objet au moment de la collecte, des modes de conservation, des descriptions de matière et de forme, des usages culturels associés, des éléments d’acquisition, de fortune de l’objet dans les collections. Une étape importante pour appréhender les codes de langage des musées.
L’appropriation se réalise par divers moyens : cela peut être la danse, la création plastique pour réaliser un substitut, le dessin, les projections, les jeux, les recherches documentaires, les prises de paroles devant l’objet exposé et surtout, la création vidéo. Progressivement l’enquête va se poursuivre en consultant d’autres types de documents, issus des archives des musées quand cela est possible, ou d’archives historiques diverses, d’articles spécialisés, d’ouvrages, de films. Accompagné dans son enquête, le participant élabore sa propre narration de l’histoire de l’objet, construite avec ses interrogations et ses découvertes. Il lui faut partir à la recherche d’illustrations et trouver une mise en scène appropriée pour construire son script. À aucun moment du processus, il n’est demandé d’interroger les ressources familiales des participants ni leur histoire particulière. Cependant, ces choix d’objets peuvent être pour eux une manière de les revisiter. Le processus est souvent long, il peut parfois prendre plusieurs années et tous n’aboutissent pas à finaliser un court-métrage.
Quelques exemples de recherches individuelles traversées par la question de la restitution :
1- Interroger la culture
non transmise de ses proches
Assa, qui n’est jamais allée au Mali, interroge sa grand-mère sur le boli denfa, fétiche bambara chargé de pouvoirs, qu’elle rencontre au Musée du quai Branly, à côté du boli qui a été volé par Michel Leiris au cours de la mission Dakar-Djibouti. Elle découvre des pratiques syncrétiques entre religion animisme et islam, et se questionne sur la résistance du pouvoir du boli dans le musée, après sa collecte. Elle en fait une copie pour tenter d’approcher autrement cette histoire et dialogue avec dans son film.
2- Prendre conscience de l’ancienneté des appropriations culturelles
Le canon d’Alger choisi par Anastasia dans le Musée de l’Armée lui a permis de découvrir l’histoire des conflits hégémoniques en Méditerranée au cours des siècles. Ce canon dont la facture est d’influence française, coulé à Alger par des corsaires ottomans pour résister à la conquête de Charles Quint en 1540, fait partie du butin d’Alger lors de la prise de la ville par la France en 1830.
3- Proposer sa propre mise en scène de l’histoire de l’acquisition
Issa et Oumar découvrent la statue hermaphrodite dogon du Pavillon des sessions du musée du Louvre et s’approprient l’histoire bien documentée de sa collecte par deux ethnologues dans les années trente. Ils décident de mettre en scène un vieillard qui, devant sa boutique dans les falaises de Bandiagara, se souvient encore du passage de ces deux ethnologues et en garde de la colère.
4- Questionner le discours du musée sur un objet dont les archives ne sont pas accessibles et croiser les sources
Marie choisi le tapis de selle, dit de Béhanzin, dans l’exposition permanente du Museum de Rochefort, exposé à côté d’un grand poster de Béhanzin, le roi d’Abomey qui a résisté à la conquête coloniale française. Elle se demande comment il est arrivé là, ce qui permet au musée de dire que c’est un tapis qui a appartenu à ce roi, et s’il a été pris au moment de la conquête. Après avoir étudié les archives mises à sa disposition par le musée, elle n’a pas davantage de pistes, car les registres les plus anciens ne lui sont pas accessibles. Un an plus tard, participant à un séjour au Bénin, elle découvre que les motifs de ce tapis ne sont pas reconnus par les artisans locaux. Or, ces motifs existent sur un autre type d’objet en cuir, prélevé à la même époque au Nigéria. Marie poursuit toujours aujourd’hui son enquête.
S’approprier collectivement les enjeux de la restitution : retour sur Benin City
À l’automne 2016, la demande du Bénin de restitution officielle des objets pris au moment du sac d’Abomey, conduit un groupe d’adhérents à commencer une enquête auprès des musées pour en savoir plus. Ils se heurtent à un mur de silence. Le détour par une exposition et un salon militant10 leur permet d’interroger divers types de public potentiellement sensibilisés à la question. Cette expérience les a conduits à prendre eux-mêmes la parole sur le sujet.
Un séjour culturel à Dresde11, est l’occasion d’une petite performance collective pour tester le public improvisé du musée sur la question de la restitution. Le choix est fait collectivement de s’intéresser aux objets Edo du palais de Benin City au Nigéria actuel, pillés par l’armée britannique en 1897 et disséminés très vite dans de nombreux musées européens. Retour sur Bénin City12 est inspiré de cette dernière expérience. Le principe du projet est de raconter dans les salles de divers musées d’Europe l’histoire d’un objet Edo, et d’interroger le public sur son retour.
L’annonce d’Emmanuel Macron à Ouagadougou le 27 novembre 2017 d’engager dans les cinq ans des restitutions d’œuvres d’art à l’Afrique, semble bien déconnectée de l’esprit du monde muséal français. Mais cela encourage le groupe à poursuivre. Le projet est alors proposé à divers musées d’Europe, au MARKK de Hambourg, au Tropenmuseum d’Amsterdam, au British Museum de Londres, au MEG de Genève, au Pitts River Museum d’Oxford, au Welt Museum de Vienne, et bien sûr, au Musée du Quai Branly à Paris.
Les premiers mois de 2018, dans une joyeuse effervescence, les jeunes participants se sont mis à concevoir et réaliser la scénographie et les décors d’un spectacle en quatre tableaux vivants. Logés dans quatre boîtes conçues comme des dioramas, ces tableaux rappellent les étapes de la vie d’un objet Edo présent dans chaque musée : la cour du dernier oba (roi) du Bénin, du nom d’Ovoramwen, présentée par une griotte ; un théâtre d’ombres qui explique l’invasion et le pillage, le mode d’entrée de l’objet dans les collections du musée (par exemple au cours de la vente aux enchères à Londres en 1899) ; et enfin, une présentation actuelle du débat sur la restitution, avec divers protagonistes. Les sources historiques, parfois directement issues des archives des musées contactés, sont travaillées à partir d’ateliers collectifs. L’annonce de la mission confiée à Bénédicte Savoy et Felwine Sarr s’est accompagnée de diverses prises de paroles. Les textes des diverses scènes ont été collectivement écrits en français puis traduits en anglais, soumis à la relecture d’un comité de pilotage dans lequel les délégués des participants siégeaient. Des professeurs de théâtre ont accompagné les créations.
Après une première représentation à Dresde devant un public plus nombreux, les jeunes participants ont eu, pour la première fois, le sentiment d’être les ambassadeurs de ces objets. Au moment du débat, ils ont été interrogés sur leur histoire. La zone de contact était donc possible autour de l’objet Edo dans le musée. La seconde représentation a été donnée à Vienne dans le hall du Welt Museum, en juin 2018. Dans un climat sécuritaire tendu, un groupe de jeunes franciliens a réalisé trois représentations en anglais. Le public était assez divers, le bilan avec le musée fut positif. Ce fut néanmoins pour le groupe une expérience éprouvante. Les Musées d’Amsterdam et de Hambourg n’ont pas choisi de s’inscrire dans le projet, compte tenu de la crispation provoquée, dans toute l’Europe, par le rapport Savoy-Sarr. Les musées de Genève et d’Oxford ont, par contre, réservé un bel accueil au projet. Lors du séminaire de bilan, les jeunes participants ont exprimé le besoin d’aller à la rencontre des habitants de Benin City pour leur montrer les films réalisés par eux, partager cette expérience et prendre la mesure du ressenti des Africains concernés.
La nouvelle de la remise du rapport Savoy-Sarr en novembre 2018, et de l’engagement de l’Élysée de restituer vingt-six objets pillés par le général Dodds au cours de la conquête du royaume du Dahomey par l’armée française, a représenté, pour les jeunes adhérents d’Alter Natives, une victoire personnelle. Citée dans le rapport présidentiel, l’expérience menée depuis trois ans leur a donné le sentiment d’avoir participé à écrire une page de l’histoire des restitutions.
Certains d’entre eux se sont alors plus particulièrement engagés en proposant de rédiger un manifeste pour la restitution – signé par cinquante-six jeunes –, accompagné d’actions de sensibilisation. Plusieurs soirées-débat, illustrées parfois par des extraits des performances, et même, un ciné-débat pour toucher un plus large public, ont été préparées par les participants. Ainsi, le projet Retour sur Benin City s’est achevé en juin 2019 lors d’une dernière journée de représentation dans le seul musée français qui ait répondu à notre proposition : le petit Musée d’histoire vivante de la ville de Montreuil.
Les institutions muséales françaises face à la démarche Zone de contact
Trois institutions ont accepté dès le départ le partenariat avec notre programme : le Musée du Louvre, le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, le Musée National des Arts Asiatiques-Guimet. Il leur était demandé de sélectionner dans les réserves plusieurs objets susceptibles d’être choisis par les jeunes participants, d’avoir accès à leurs documents d’archives, de bénéficier d’une visite spécialisée sur l’histoire des collections, d’utiliser la documentation du musée sans réserve de droits dans les films produits après validation, et d’organiser une visite dansée dans les salles où sont présentés les objets.
Le musée du Louvre a imposé comme lieu d’expérimentation le département des arts de l’Islam, et autorisé à entrer dans ses réserves, les participants étant guidés par la chargée de collection pour découvrir des pièces présélectionnées. Ces objets présentaient des parcours d’acquisition parfois complexes (le Coran d’Ab El Kader), parfois muets (hache en dépôt au Musée de la Marine sans aucun dossier), mais très peu sujets à discussion. Cinq participants ont choisi des objets. La chargée de collection est intervenue à une soirée-débat. La rédaction de la convention qui devait régir notre partenariat a été très fastidieuse et n’a d’ailleurs jamais abouti. La proposition de présenter de petits solos de danse devant les œuvres n’a pu voir le jour. Et les films réalisés n’ont pas reçu de validation. Au Musée Guimet, le partenariat n’a pas fait l’objet de convention spécifique, ni d’entrée dans les réserves, ni de contact avec le service de la conservation. Les objets ont été choisis dans les salles d’exposition et notre interlocutrice du service culturel et pédagogique a facilité l’accès à la documentation. Il n’y a pas eu la possibilité de réaliser des interventions dansées dans les salles ou de co-construire une restitution du programme. Au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, le partenariat a été plus abouti grâce à une bonne compréhension du projet, à une meilleure communication entre les services. Les participants ont pu choisir des objets qui leur ont été présentés dans une salle particulière. Ils ont eu accès à toute la documentation et ont réalisé une représentation dansée dans une salle d’exposition, devant les vitrines, avec des substituts d’objets qu’ils avaient réalisés.
Au moment du bilan, le Louvre a expliqué que ce projet était trop lourd et qu’il ne touchait pas assez de jeunes proportionnellement au temps investi. Le Musée Guimet a fait savoir qu’il reste à notre disposition pour ce type de visite et d’usages. Le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme a jugé l’expérience intéressante. Le bilan réalisé avec les jeunes fut tout autre : on leur avait imposé des objets qui ne les intéressaient pas vraiment et ils souhaitaient à présent pouvoir les choisir. Ainsi, le programme s’est réorienté vers d’autres musées plus accessibles hors de Paris (Cherbourg, Le Havre, Rochefort) et vers la préparation de corpus à partir de collections permanentes bien documentées, telle que celles du Musée du quai Branly.
Or, développer le programme sans partenariat officiel a conduit à subir des contraintes qui, du point de vue des droits culturels, sont révoltantes. En premier lieu, la restriction du droit à la parole13 : réserver une visite de groupe pour un public issu du « champ social » dans un musée national, s’accompagne de la désignation d’une personne seule autorisée à prendre la parole devant les collections. Le dispositif se concrétise par l’apposition sur les vêtements d’un autocollant de forme circulaire, pouvant comporter le nom de la personne autorisée et l’horaire limité de la visite. Implicitement cette restriction impose le contrôle de ce qui se dit sur les objets, et rend impossible le débat, le partage sur des héritages publics, et dont la lecture des musées parisiens gagnerait à être complexifiée. Dans les visites du groupe Zone de contact, que l’on soit trois ou quinze, tout le monde prend la parole devant les objets, en faisant circuler un cahier sur lequel est collée la pastille.
Pour la mise à jour du corpus utilisable et pour nourrir les films en gestation, il est nécessaire d’avoir de bonnes images des objets. Concernant la photographie une certaine ouverture a pu se concrétiser grâce à la militance d’associations et de journalistes interpellant le ministère de la Culture, dans une charte intitulée « Tous photographes14 ». Néanmoins beaucoup d’objets ne sont facilement photographiables dans des salles sans équipement et le recours à des images de détail questionne l’usage public des collections photographiques de la RMN15. De même il est toujours interdit de filmer des séquences même avec une caméra légère dans les salles du Musée du Quai Branly.
La recherche sur les modes d’acquisition implique de pouvoir consulter les archives produites par les institutions publiques que sont les musées. Si certaines ont été en partie reversées aux Archives nationales, beaucoup de musées publics les conservent par délégation et ne les rendent pas facilement accessibles. C’est le cas de beaucoup de musées de province sollicités (Le Havre, Rochefort) mais aussi du Musée de l’Armée et du Musée National des Arts Asiatiques – Guimet. Au Musée du quai Branly, sur rendez-vous, il est possible d’accéder à toutes les sources numérisées liées aux objets de la collection. Aussi, le droit de prendre la parole sans contrôle, l’accès aux archives, la gratuité d’accès et d’utilisation d’images numériques de haute définition ou le droit de filmer dans les salles nous semblent des préalables au droit d’accès au patrimoine culturel et à la participation à la vie culturelle16.
Au cours d’un atelier de quatre jours, en préparation d’une rencontre européenne, six jeunes participants ont passé au crible des droits culturels le Pavillon des sessions du Musée du Louvre. Leur analyse les a conduits à élaborer une intervention dans cet espace, qui a fait l’objet d’un petit reportage intitulé Louvre pas trop17. Des visiteurs interpellés dans diverses salles du Louvre sont conduits vers la salle des objets africains, dans laquelle diverses interventions les stimulent et leur permettent d’échanger sur ces droits. Le thème de la restitution et l’inadaptation du type de présentation apparaissent dans de nombreux propos de visiteurs. Ces jeunes deviennent ici de véritables facilitateurs d’échanges et de rencontres.
Partager les sources coloniales avec des pays d’Afrique : Multi Histoire Afrique
Saisissant l’opportunité des débats sur la restitution pour expérimenter un autre type de relation avec l’Afrique et ses habitants, l’équipe d’Alter Natives a conduit deux expériences en 2019, dans deux pays dont la mémoire des modes de collecte et le type de corpus sont très différents. La proposition consiste à partager les corpus d’objets connus ainsi que les sources coloniales afférentes, avec de jeunes Africains, qui eux, se seraient saisi des sources immatérielles ou matérielles disponibles sur leur territoire pour les expliquer. Dans une approche multi historique, il s’agit d’apposer les deux perspectives, locale et coloniale, d’un même objet, et de les faire dialoguer dans une production créative pour une meilleure appropriation.
Au Sénégal, c’est une petite équipe d’Alter Natives qui est venue partager avec des jeunes lycéens de Mboro18 et leurs enseignants les corpus de cinq types d’objets extraits des bases de données du Musée du Quai Branly et d’archives de quelques musées visités. Ces catégories ont été créées à la suite d’une première campagne d’entretiens en amont du projet : les poupées, les perruques, les instruments de musique, les amulettes et les objets « butins de guerre ». Dans la mémoire collective du Sénégal, le souvenir de pillage d’objets est peu présent et les collections nationales du Musée de l’Ifan (Institut fondamental d’Afrique noire) et du Centre de recherche et de documentation sur le Sénégal de Saint-Louis – elles aussi coloniales –, peuvent entrer en résonnance avec les objets expatriés. Néanmoins, les objets présentés n’étaient pas inconnus de la population, aussi, les ateliers d’appropriation de ces corpus ont été complétés par des enquêtes auprès de personnes ressources localement identifiées. Sous la forme de petites performances, ces recherches ont été restituées au Musée de l’Ifan à Dakar, à l’Institut français de Saint Louis et au Lycée de Mboro. Le bilan pour les élèves et les enseignants a été très positif, à tel point que ces jeunes souhaitent inaugurer des clubs sur le modèle de cette expérience et poursuivre les recherches sur les objets.
L’expérience au Bénin s’est concrétisée par une rencontre entre jeunes franciliens et jeunes béninois, autour de l’histoire de l’acquisition des objets royaux d’Abomey au moment de la conquête coloniale française. Une base de données sur les objets issus du royaume d’Abomey présents dans les collections nationales françaises, principalement celle du Musée du Quai Branly, avait été préparée pendant plusieurs mois. Après plusieurs ateliers d’échanges et de visites des lieux, les jeunes ont choisi de raconter ensemble quatre objets emblématiques de diverses périodes du royaume et de modes d’acquisition variés, pour questionner le public sur leur retour19. Même si la mémoire historique du royaume et de la conquête reste très présente, et le patrimoine immatériel relatif à ces figures de rois très vivant, les Béninois ont découvert ces objets et ont permis d’en saisir les usages et les valeurs rituelles. Ils se sont questionnés sur les conditions d’accueil en cas de retour. Les trois performances jouées sur les parvis de musées à Abomey, Ouidah et Porto Novo ont permis à un très large public l’appropriation de ces histoires et cela reste pour tous une très belle aventure20. Mais les jeunes des quartiers d’Île de France venus rencontrer des jeunes habitants d’Abomey ont aussi appris une chose : que malgré toute la bonne volonté et le travail de déconstruction coloniale, co-réaliser un spectacle avec des partenaires de pays dans lequel le pouvoir d’achat est au moins dix fois inférieur au sien n’a rien d’évident. Et qu’éthiquement, cette question de la restitution d’objets ne peut être appréhendée isolément, sans prise en considération globale de la persistance d’un déséquilibre.
Les enjeux de la restitution au prisme des expériences africaines
À la suite de ces expériences, les jeunes participants qui n’avaient pas l’habitude d’entrer dans un musée n’ont probablement plus peur d’y aller, ils savent s’y diriger, ils ont pris le réflexe de lire des cartels, ils savent qu’ils peuvent apprendre des choses et même, qu’ils peuvent y prendre du plaisir. Mais surtout, ils ont appris à en être critiques, à y accueillir des visiteurs. Ils sont devenus les ambassadeurs de ces objets, et sont parvenus à générer des débats au sein des salles.
À l’origine de leur intérêt pour le sujet de la restitution, il est question de vérité et de justice et de dette historique de la France envers ses anciennes colonies. La vérité, c’est connaître la vraie histoire, celle que les musées ne veulent pas raconter, la vérité sur les exactions et les massacres, les pillages ou les autres modes d’acquisition des objets, la vérité sur les résistances, les abandons, les oublis, sur l’effacement des cultes ou leur mutation. La justice, c’est dire que des objets mal acquis ne doivent pas être gardés dans nos musées nationaux. C’est aussi faire en sorte que toutes et tous puissent accéder aux archives, aux objets dans les réserves, aux images, et qu’ils puissent prendre la parole librement dans ces lieux publics. Leurs productions témoignent de leurs efforts pour traduire, en un langage accessible, des éléments d’enquêtes complexes. En questionnant ces objets ici comme là-bas en Afrique, ils créent de nouveaux savoirs sur ces collections.
Le rapport Sarr-Savoy a énoncé un vrai changement de paradigme sur la propriété de ces objets et l’appréhension de leur histoire. Enfin, il est possible de parler de pillage, de butin de guerre, il est possible de questionner des fondamentaux liés au fonctionnement des musées. Enfin, une première grande restitution est envisagée en raison du contexte d’acquisition, de la gravité des faits, de l’injustice du pillage. Depuis, les musées de collections extra européennes se penchent plus finement sur l’histoire de leurs collections et savent qu’ils vont devoir rendre des comptes au public.
Ces premières expériences africaines ont permis de mesurer l’importance de partager les corpus et les éléments historiques afférents auprès de jeunes générations. Cela donne une image réaliste de ce qu’il y a dans les collections nationales françaises et, dans bien des cas, cela permet d’éviter l’écueil des fantasmes sur ces pillages et ces objets. Ce retour en images les amène aussi à interroger leurs héritages matériels et immatériels, et ainsi, des savoirs complémentaires viennent enrichir les significations des objets.
Les formes de création autour de ces expériences s’inventent différemment en Afrique. Ces nouveaux usages des collections muséales conduiront à l’émergence d’autres types d’institutions pour les faire vivre, loin des modèles de musées éprouvés. À l’instar des chefs bamilékés de la fable d’Arno Bertina21 qui, par leur demande de restitution, finissent par faire abolir les frontières européennes, imaginons qu’une voie s’ouvre pour remettre en cause la suprématie historique sur ces collections. Tout est à inventer. Faisons le pari que cette création se fera par les jeunes générations des deux continents.
1 Associées aux jeux olympiques de 2012, les « cultural Olympiads » de Londres ont été l’occasion d’initiatives inclusives dans divers musées de la ville en direction des jeunes londoniens. Intégrées sous la forme de « comités de jeunes » au sein des musées, il s’agissait d’actions de médiation, de création d’évènements festifs, de réinterprétation de collections permanentes et de co-création d’expositions. L’association est partie à la rencontre de quatre d’entre eux au Horniman Museum, au Museum of London, au Victoria Albert Museum, au Bristish Museum.
2 Avec pour phrase d’accroche « Réinterpréter six décennies d’action du ministère de la Culture à travers un prisme inédit, celui des droits culturels ».
3 Nous avons accompagné de 2010 à 2015 les actions de cette ONG libanaise.
4 À la suite de la loi NAGPRA de 1990 (loi sur la protection et le rapatriement des tombes des natifs américains), les musées comprenant des collections amérindiennes sont tenus de consulter les représentants des communautés. James Clifford, « Museum as contact zone », dans Routes, Harvard University Press, 1997.
5 Voir également une critique de ces développements : Boast, R. « Neocolonial collaboration: Museum as Contact Zone Revisited », Museum Anthropology, 34 (1), 2011, p. 56-70.
6 Sandell, R., Museums, prejudice and the reframing of difference. London & New York: Routledge, 2007.
7 Hugues de Varine, L’initiative communautaire, Presses Universitaires de Lyon, 1992 ; et Alexandre Delarge, « La participation, pierre angulaire et moteurs des eco musées », Musées et collections publiques de France, 243, p. 26-28, 2004.
8 Conseil international des musées.
9 Jacqueline Eidelman, Hana Gottesdiener, Joëlle Le Marec « Visiter les musées : Expérience, appropriation, participation », dans Culture&musées, hors série, 2013, p. 73-113.
10 Interviews réalisées au cours de l’exposition Le Havre-Dakar, au Muséum du Havre en octobre 2016, et au Salon Anticolonial à Paris les 4 et 5 mars 2017.
11 Accueillis par l’anthropologue Bernard Müller et Nanette Snoep , alors directrice des musées ethnographiques de Saxe.
12 Projet soutenu par la Fondation de France, la Direction régionale à l’action culturelle, le Commissariat général à l’égalité des territoires, la ville de Paris, l’intercommunalité francilienne Est ensemble, les villes de Montreuil, Romainville, Bagnolet, et par les fonds propres de l’association.
13 Extrait du règlement de visite du Louvre. « Droit de parole : le droit de prendre la parole dans les salles du musée est réglementé et délivré sur présentation d’un justificatif à l’accueil des groupes sous la pyramide. Seuls y sont autorisés les conservateurs, les enseignants devant leurs élèves, les guides interprètes et les conférenciers titulaires d’une carte professionnelle délivrée en France par les ministères du Tourisme ou de la Culture.
14 C’est l’occasion de saluer ici l’action de Bernard Hasquenoph et son site www.louvrepourtous.fr, qui a grandement contribué à faire évoluer le droit de photographier les objets dans les musées. www.culture.gouv.fr/Espace-documentation/Documentation-administrative/Tous-photographes-!-La-charte-des-bonnes-pratiques-dans-les-etablissements-patrimoniaux
15 Réunion des Musées Nationaux.
16 Article 4 (références à des communautés culturelles) et Article 5 (accès et participation à la vie culturelle) de la déclaration de Fribourg sur les droits culturels. https://droitsculturels.org/blog/2012/06/20/la-declaration-de-fribourg
17 Dans le cadre du projet YEAD, soutenu par l’Union Européenne. www.alter-natives.org/yead-2019-atelier-preparatoire-au-festival-louvre-pas-trop
18 Mboro se trouve sur la côte atlantique entre Dakar et Saint-Louis. Le film du projet Jumtukaayi Jokko est visible sur la page : www.alter-natives.org/jumtukaayi-jokko-2019-alter-natives
19 Il s’agit du trône du roi Ghézo, d’un pistolet de Béhanzin, de la statue du dieu Gou et du plateau de divination de Glélé.
21 Arno Bertina, Des lions comme des danseuses, La Contre-Allée, 2019.
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