« I don’t know a single Arab or Muslim American who does not now feel that he or she belongs to the enemy camp, and that being in the United States at this moment provides us with an especially unpleasant experience of alienation and widespread, quite specifically targeted hostility. »
Edward Saïd, Thoughts about America (2002)
L’irruption de la violence politique au cœur de Paris en janvier dernier, sous la forme d’un massacre dans les locaux de Charlie Hebdo, de l’assassinat de policiers et d’une prise d’otage dans un hypermarché casher perpétrés par trois Français au nom d’Al Qaïda et de Daesh, est un événement dont il est bien évidemment impossible, trois mois plus tard, d’appréhender les conséquences politiques de manière exhaustive. Une impression d’étrange familiarité se dégage pourtant dans la façon dont se sont enclenchées les discussions publiques, notamment politiques et médiatiques, pour tenter de faire sens de l’événement. L’invitation à partager les affects causés par le choc sous forme de ce que les politiques ont ensuite appelé une « union nationale » procède initialement de l’activation d’une réponse d’urgence à la hauteur de l’événement. Entre le « partage social des émotions » (comme garant d’une affection réciproque, perpétuation des liens d’attachement et garantie de l’intégration sociale des uns et des autres) et leur « rémanence », pour reprendre les termes de Bernard Rimé[1], nous voudrions ici tenter de dresser le tableau de la conversation publique qui s’est déployée immédiatement après les faits. Nous partons ici de l’idée que rien de réellement nouveau n’émerge sur le plan des mises en récit. Les termes de la discussion publique qui s’engage à partir de ces événements actualisent les différentes strates qui, depuis la fin des années 1980, ont lentement édifié le « problème musulman » en France[2].
Les commentaires entourant les attaques contre des journalistes de Charlie-Hebdo, des policiers et les clients d’un hypermarché casher ont en fait rejoint une discussion publique antérieure sur l’islam et les musulmans qui, en France, ne s’est jamais vraiment interrompue depuis la fin des années 1980. Aux côtés des enjeux de la représentation du culte musulman (le premier Conseil français du culte musulman est élu en mai 2003), cette discussion publique sur le « problème musulman » s’est notamment concentrée sur des mesures législatives restrictives, prohibant le port de signes religieux dans les écoles publiques (mars 2004) et la dissimulation du visage dans les espaces publics (octobre 2010). Deux problématiques s’entrecroisent ainsi, de façon assez classique, qui articulent les échelles du culte (institutions), de la foi (spiritualité et croyance) et de la citoyenneté (inscription politique du sujet dans des régimes politiques). Il y a d’une part, celle qui interroge le pluralisme religieux sur le plan institutionnel et qui se confond souvent avec les mécanismes de régulation et de législation sur les cultes ; de l’autre, celle qui s’attache au respect des pratiques ordinaires de croyants, et qui, au-delà du port du foulard dans les espaces publics, englobe les prescriptions alimentaires, les jours de congé, le droit à la prière ou la question des sépultures, questions qui mettent en jeu les principes de liberté religieuse et de conscience, produisant parfois sur les musulmans des effets de discrimination indirecte. Pour le dire rapidement, deux niveaux de gouvernance s’articulent autour des musulmans et de l’islam en France, d’une part centrés sur des enjeux sécuritaires, de l’autre sur des enjeux culturels et cultuels. Trois axes nous semblent significatifs pour réfléchir à la continuité de cette conversation publique sur l’islam et les musulmans : la façon dont, en France, la religion des uns, les musulmans, est devenue l’obsession publique des autres ; la mutation de la laïcité comme modalité principale de gouvernance du pluralisme religieux en valeur nationale ; la centralité de la radicalisation, enfin, dans la tentative politique de faire sens des événements et d’avoir prise sur eux. Ces axes antérieurs à 2015 composent la matrice de la conversation publique à propos des événements de janvier, dont la dimension simultanément violente, politique et islamique de l’acte a indéniablement affecté notre capacité d’entendement.
Le religieux des uns sous le regard public des autres
Le regard public constamment posé sur les faits et gestes des musulmans de France depuis une trentaine d’années est multidimensionnel. Il renvoie à la mise en place et à la stabilisation d’une matrice publique puissante, efficace, de lecture des faits et gestes de certains membres des communautés musulmanes en France, hommes ou femmes. Plusieurs législations et décisions de justice y ont participé, maintenant l’attention publique sur les musulmans, soit sous l’angle sécuritaire, soit sous le prisme de la non-adéquation de certains de leurs comportements avec les attentes politiques de leurs lieux de vie. Ce regard constant sur les populations musulmanes ne se limite pas à produire des réductions essentialistes du type musulman = terroriste, mais s’arrête aussi sur les pratiques rituelles (les footballeurs musulmans vont-ils faire le jeûne du ramadan pendant la Coupe du Monde ?), ou se focalise sur certains signes manifestant la croyance (codes vestimentaires, attributs physiques), sur la formation religieuse (les imams en Europe) pour construire des typifications catégorielles passées dans le langage commun. Peu à peu s’est en quelque sorte naturalisée, routinisée, l’identification comme musulmans d’un ensemble de populations (et de leurs pratiques, croyances, langages) que l’on pourrait schématiquement désigner comme les « enfants de migrants ». Le cadre à partir duquel les mises en récit et des propositions de résolution du « problème musulman » vont être construites, argumentées, justifiées fait difficilement l’économie de l’islamophobie[3]. Les attaques de mosquées, les profanations de lieux de culte existants ou à construire, de tombes dans les carrés musulmans des cimetières communaux, l’organisation d’apéros saucisson pinard, mais aussi, au quotidien et de façon moins médiatique, les insultes, les bousculades, les humiliations, les micro-agressions (verbales ou physiques) de femmes voilées, le profilage racial et le délit de faciès, les traitements discriminatoires voire l’agression physique sont quelques-unes des illustrations de ce que l’islamophobie recouvre empiriquement, en parallèle d’une trame discursive qui, depuis 2001, ne cesse d’activer le lien entre islam, terrorisme et violence, de soutenir l’intensification de la surveillance policière dans les lieux de culte et le développement d’un profilage racialo-religieux dans le cadre de l’application des mesures de lutte contre le terrorisme[4].
Parler du regard public sur l’islam et les musulmans renvoie en premier lieu à l’idée d’une scène publique sur laquelle controverses, discussions polémiques et délibérations collectives se déploient, et où émergent et se constituent des problèmes publics. De cette acception découle l’idée que le « problème public » ne préexiste pas à l’expérience des « perturbations » qui amènent les individus concitoyens à discuter de ce qui les trouble. L’« islam » n’est donc pas un problème public en soi. Médias, politiciens, associations civiques, avocats, juges et l’ensemble des citoyens prennent tous et toutes part au processus de sa problématisation publique. Le terme « public » renvoie en second lieu au fait que les expériences vécues par la population cheminent selon des voies directement liées aux contextes juridiques, politiques et civiques agissant comme un réseau de contraintes et de possibilités d’action. C’est donc plutôt à la faveur d’un ensemble de désaccords, d’expériences, de conflits que l’islam et les musulmans qui l’incarnent pratiquement sont constitués en problème public à résoudre et encadrer. Il faut encore préciser, troisième point, quelques éléments de définition de l’idée d’un espace public à tort souvent confondu avec l’espace d’action et d’autorité de l’État. Le regard public s’exerce de fait dans un espace politique qui renvoie à l’idée de lieu de formation de l’opinion, d’une arène où s’engageraient rationnellement débats, disputes, controverses entre citoyens pour parvenir à une entente. Si la croyance religieuse « a droit de cité dans l’espace public ; elle doit, en revanche, se tenir à l’écart de l’espace étatique[5] ». Les citoyens, libres et égaux, délibèrent, s’opposent, argumentent sur des sujets qui les concernent, directement ou non. L’horizon de ces conversations dans lesquelles les uns et les autres s’engagent reste la vie de tous (le « vivre ensemble »). L’espace public du sécularisme libéral repose enfin sur l’exercice de la liberté de conscience : chacun peut croire (ou pas) ce qu’il souhaite dans l’espace privé sans s’exposer à des conséquences publiques. Mais il est aussi demandé aux organisations religieuses de s’abstenir de toute ambition politique, de ne pas intervenir comme parties dans l’espace public, de respecter la loi. Les contacts entre ces institutions religieuses, de l’islam et d’autres confessions, et les instances politiques prennent différentes voies, du rejet mutuel et radical à l’instrumentalisation réciproque. La vie religieuse des individus croyants, à distance des institutions, est, quant à elle, modeste et discrète. L’espace public est donc perçu comme une sphère produite par un consensus culturel qui prime sur les libertés individuelles et sur une pratique religieuse réduite à une préférence privée et à un choix personnel. Il devient alors l’espace de la réalisation de la communauté politique et de la citoyenneté sous le prisme de la visibilité : un bon citoyen ne cache rien. Mais que devient cet espace public dans un contexte de pluralisation des croyances, d’expression violente des convictions politiques, de dévoilement des rapports de pouvoir qui conditionnent les relations sociales comme après les événements de janvier ?
Ce qui est réactivé après les événements de janvier 2015, notamment autour du #JesuisCharlie et des appels des politiques à l’unité nationale, répond au « spectre de la division interne » et à la protection, défense, sauvegarde de « l’ensemble de propriétés dont le partage, soustrait au doute et à la discussion, permet aux membres d’un groupe de se reconnaître comme mêmes[6] ». La non-conformité à ces ordres de valeur ou principes d’action civique incarne la menace et ce sont bien des exigences de conformité morale qui sont collectivement exprimées, dans les manifestations, les rassemblements et dans certaines décisions politiques. Cette union se met en place par le biais d’une soustraction à la discussion de principes immuables et dépolitisés : « […] ce qui fonde le peuple et son unité n’est pas une visée politique qu’il s’agirait d’inventer et de produire par un travail de constitution, mais un donné culturel qu’il convient de retrouver, de recevoir, de conserver et de défendre[7]. » Certains propos doivent donc rester à l’écart de la discussion, certains sites être particulièrement protégés, sanctuarisés. C’est le cas de la laïcité à l’école ou encore des discussions autour de la minute de silence, qui entachent le propos politique post-janvier 2015.
Pourtant, si la tension est bien perceptible sur le plan des discussions publiques, « l’hypothèse d’une réaction islamophobe généralisée au sein de la population française a été démentie[8]. » La crainte était pourtant largement annoncée et différentes associations se sont faites le relais des actes commis quotidiennement contre des biens et des personnes immédiatement après le 7 janvier[9]. D’une certaine façon, cette non-réaction post-traumatique n’est pas sans rappeler ce que Chris Allen et Jorgen Nielsen avaient relevé juste après les attentats du 11 septembre 2001. En France, écrivaient-ils à l’époque, peu d’événements sont rapportés par la presse attestant d’une hostilité diffuse vis-à-vis des populations musulmanes, dans un contexte où les responsables politiques, locaux et nationaux, appellent à l’époque à la distinction entre les responsables des attaques de New York et les musulmans vivant en France[10]. Depuis janvier 2015, se pose aussi la question de savoir qui inviter dans les médias pour commenter les événements aux côtés des experts et politiques. Qui peut parler pour les musulmans de France dans un contexte où les leaders communautaires n’existent pas : des imams, les représentants du Conseil français du culte musulman, des universitaires, des intellectuels, des artistes, des sportifs ? Avec quel type de leadership les autorités françaises peuvent-elles envisager de mettre en place des formes de collaboration pour lutter efficacement contre la radicalisation et le jihadisme, ainsi que le préconise le ministère de l’Intérieur depuis février (www.stop-djihadisme.gouv.fr) ? Or, dans les démocraties libérales accéder aux lieux de la visibilité, c’est parvenir à se faire une place sur les scènes publiques et politiques et rendre possible l’évaluation par autrui, la reconnaissance.
Différents acteurs s’engagent dans ces débats publics autour de la présence de l’islam, en France. Groupes religieux, partis politiques, universitaires, représentants syndicaux, médias, mouvements féministes ou autres groupes d’intérêts invoquent plusieurs répertoires normatifs pour désigner et parfois disqualifier les pratiques religieuses visibles dans la sphère publique. Sont alors mobilisées les notions de droits de l’homme (liberté de conscience et égalité), d’identité nationale, d’ordre public, de valeurs communes ou de laïcité. Au niveau européen, l’opposition est de plus en plus fréquente entre un religieux « acceptable » car relevant des patrimoines culturels nationaux (comme dans le cas des débats sur le crucifix dans les institutions publiques en Allemagne et en Italie) et celui qui heurte, choque, menace et ne peut être toléré dans des sociétés démocratiques (référendum sur les minarets en Suisse ; interdiction du voile intégral en Belgique et en France ; politisation des discussions sur le halal au Danemark et au Royaume-Uni). L’intensification des débats autour de la visibilité du religieux produit plusieurs effets. En premier lieu, l’expression des convictions de certains concitoyens interpelle la société et les pouvoirs publics, donnant lieu à des surenchères discursives autour de termes souvent employés comme synonymes (liberté religieuse, laïcité, neutralité de l’État). En second lieu, cette inflation des débats publics est d’autant plus puissante dans ses effets auprès des opinions publiques que l’expression pratique de certaines convictions (le port du voile intégral, la polygamie, la circoncision) semble contrevenir à des droits fondamentaux auxquels les sociétés occidentales renouvellent à ces occasions leur attachement, les érigeant au rang de principes moraux constitutifs de leurs identités nationales. L’égalité entre hommes et femmes et la liberté d’expression en sont les deux illustrations les plus courantes. En troisième lieu, ces controverses religieuses favorisent l’émergence de rhétoriques très similaires d’un pays à l’autre, alors même que les contextes nationaux divergent, dans leur tradition en matière d’intégration bien sûr, mais aussi en matière de sécularisation de la société et de relations entre Églises et États[11].
La nationalisation du principe de laïcité
Après « Charlie », le gouvernement a identifié trois sites prioritaires d’action publique dans le dispositif de lutte contre le terrorisme et de prévention de la radicalisation des musulmans. Le premier s’inscrit dans un volet justice-police et concerne en priorité la prison (désignée comme lieu par excellence de la radicalisation par le ministère de tutelle) et les mesures relatives à l’application de la loi antiterroriste votée en novembre 2014 (les points forts étant les interdictions administratives d’entrée et de sortie du territoire matérialisées par la confiscation de la carte d’identité et du passeport, la surveillance de certains sites internet). Le deuxième concerne l’école publique, lieu historique de l’intervention politique en matière d’encadrement des gestes des populations croyantes, vocation réaffirmée depuis 2004. Annoncé le 22 janvier par la ministre de l’Éducation nationale, le plan de mobilisation de l’école pour la République liste 16 mesures destinées à renforcer la citoyenneté et l’enseignement de la laïcité à l’école avec un budget de plus de 250 millions d’euros sur trois ans. Le troisième site est territorial et s’attaque à ce que le Premier ministre, Manuel Valls, avait d’abord qualifié de « situation d’apartheid », avant de présenter le 6 mars 2015 un ensemble de « mesures fortes » pour la politique de la ville et du peuplement, dont le coût est estimé à un milliard d’euros sur trois ans. Ces trois chantiers incarnent donc les lieux prioritaires d’intervention dont on peut légitimement s’inquiéter qu’ils ne conduisent à long terme à identifier ces espaces et institutions publiques comme des zones de suspicion, ou en tout cas à établir des liens tissés serrés entre laïcité, ségrégation territoriale et terrorisme. L’idée d’interdire le port du foulard à l’université et d’étendre le principe de laïcité aux établissements publics d’enseignement supérieur est d’ailleurs réapparue, en février 2015 à l’initiative d’un député UMP, puis en mars par la bouche de la Secrétaire d’État aux droits des femmes. Pour une meilleure compréhension de la situation dans le domaine éducatif, il faudrait encore mentionner la préparation d’un projet de loi (prévu pour examen en mai 2015) interdisant le port de signes religieux dans les crèches privées bénéficiant de subventions publiques, c’est-à-dire la majorité des crèches. Là encore, le caractère ad hoc des mesures ne doit pas faire oublier les effets de cadrage plus généraux qui ont, par exemple, depuis 2004 traduit la mutation du principe de laïcité en valeur nationale.
En France, le récit de la laïcité a récemment évolué dans deux directions différentes : comme une idéologie officielle, et comme un enjeu identitaire. Vidée de ses finalités, la laïcité est rapidement devenue le réceptacle et le vecteur d’une rhétorique identitaire dont l’ensemble des partis politiques, de la gauche à l’extrême droite, sont désormais les relais : la « laïcité » incarne l’ultime ressort pour préserver les « valeurs communes » constitutives d’une identité nationale. On ne saurait pour autant réduire la laïcité française à ce seul discours car il n’existe aucune forme exclusive, unique et pure de laïcité en France, mais bien une variété d’aménagements laïques dont certains des objectifs sont explicites et certaines des conséquences implicites. Depuis plus de dix ans, la charge de la neutralité, pilier de la laïcité, s’est par ailleurs déplacée des institutions publiques de l’État vers les individus. Avec la loi sur l’interdiction des signes ostentatoires dans les écoles publiques, la collégienne ou la lycéenne ont en quelque sorte été sommées de performer la neutralité, en dévoiement du sens historique du principe de laïcité qui, rappelons-le, renvoie aux institutions publiques la charge de la neutralité. L’interdiction du port du foulard n’est donc pas anodine ou ordinaire. Plus récemment, le 24 mars, Nicolas Sarkozy se déclarait favorable à la suppression des menus de substitution dans les cantines scolaires pour les enfants ne mangeant pas de porc, apportant son soutien au maire UMP de Chalon-sur-Saône, Gilles Platret, et à son projet de cantines scolaires neutres. Ces législations qualifient des comportements particuliers et des codes de conduite, soit comme excessifs soit comme raisonnables. La réalité de la présence physique d’une conviction incarnée dans un geste (se couvrir) est simultanément, par effet des interdictions, authentifiée et répudiée, l’analyse de la facture raciale de cette gouvernementalité restant à faire.
Les moments d’incertitude sociale et politique comme ceux qui entourent les événements parisiens de janvier sont éminemment propices au renforcement de cette rhétorique laïco-identitaire. Elle bénéficie d’un large écho politique, relayé dans la quasi-totalité des rapports publics produits en France depuis 2003[12]. Peu à peu, elle s’est autonomisée et les représentations pourtant partielles de la laïcité qu’elle véhicule sont rapidement devenues dominantes, voire un cadre de référence dans les débats juridiques et politiques portant sur les minorités religieuses. Ces représentations se sont enchâssées efficacement dans la dynamique de construction de l’islam comme problème public. Les arguments contre le port des signes religieux, par exemple, circulent par le biais de différents locuteurs (féministes, activistes laïques, journalistes, intellectuelles, universitaires, conservateurs, progressistes, témoins experts, ministres, élus locaux ou nationaux, etc.), permettant ainsi de creuser la distance avec la question raciale (la stigmatisation des gestes des femmes musulmanes n’est pas assimilable à du racisme) et d’unifier la cause avec celle de la défense de la laïcité et du sauvetage de valeurs nationales patrimonialisées (l’égalité hommes-femmes). Le déploiement de ce discours hostile à certaines pratiques, dont le port du foulard dans les universités est le dernier avatar, bénéficie donc de la charge émotionnelle d’événements comme ceux de janvier dernier. La menace interne, celle du communautarisme antithétique avec la République, se fond dans la menace externe, celle du risque de radicalisation islamiste et de la violence terroriste. Le modèle historique de la laïcité séparatiste laisse la place à un régime de régulation du religieux dont l’ultime objectif est l’assimilation culturelle. La laïcité devient alors la gardienne d’une orthopraxie républicaine. Au final, dans sa dimension narrative, la laïcité se trouve définie dans le contexte français comme un patrimoine national de valeurs incluant la modernité, l’émancipation, l’égalité des sexes, l’autonomie et le choix rationnel. Il s’agit là d’une conception qui tend alors à homogénéiser les façons dont sont perçus les rapports à la religion des musulmans et masquer leur diversité interne, rendant les voix individuelles là encore inaudibles dans la conversation publique à leur propos. La fabrique des cadres est explicite. L’incompatibilité politique, l’antinomie des valeurs, le maintien de manières d’être non conformes aux attentes d’un régime de citoyenneté républicaine, la visibilité jugée incongrue sont motrices pour définir les modalités selon lesquelles la nation se définit et met en place les moyens de son auto-défense.
La radicalisation ou la définition du risque religieux
La conversation publique qui se met en place en France après janvier 2015 pour expliquer les faits s’appuie dès les premières heures sur une mise en récit sécuritaire dont la radicalisation est la pierre angulaire. Deux propositions de lecture de la radicalisation islamiste sont accessibles aux publics occidentaux depuis le 11 septembre 2001, qui surgissent très vite après les attentats de Paris[13]. Dans la première, l’islam est, comme culte et comme culture, la cause de tous les maux. L’extrémisme et la radicalisation, pour des raisons historiques et théologiques, seraient intrinsèquement liés à l’islam plus qu’à toute autre religion. La seconde consiste à lire l’extrémisme et l’islamisme comme des perversions du message religieux initial. Il y aurait, dans l’islam, un besoin urgent de réforme. Dans les deux cas, les musulmans, de France et d’ailleurs, doivent faire preuve de leur allégeance inconditionnelle aux valeurs libérales occidentales pour se distinguer des « bad guys » (en l’espèce, les « jihadistes » auteurs des attentats), à partir de la reconnaissance d’une incompatibilité structurelle ou historique de l’islam avec – cochez la case de votre choix – la France, ses valeurs, son histoire, la modernité, etc. L’espace de l’engagement dans la discussion politique pour les musulmans de France semble donc réduit à l’alternative entre se taire (et tacitement être accusé d’endosser la violence politique) ou s’aligner. Dans une tribune publiée le 9 janvier 2015 dans Le Monde, Olivier Roy exprime fort justement l’insupportable de la double-contrainte qui pointe derrière ces injonctions plus ou moins tacites : « On reproche aux musulmans d’être communautarisés, mais on leur demande de réagir contre le terrorisme en tant que communauté. » Car c’est bien ce qui leur est demandé en France autour du #JesuisCharlie, à l’instar du #Notinmyname qui, au début de l’automne 2014, incitait les voix musulmanes, notamment dans les pays anglo-saxons, à se désolidariser des actes et propos de l’organisation État islamique.
Comment le religieux devient-il spécifiquement une variable associée au risque et à l’insécurité à la faveur des attentats ? Les attentats du 11 septembre 2001, ceux de Madrid (mars 2004) et de Londres (juillet 2005) ont d’une certaine façon intensifié la mise en relation de questions internationales et de préoccupations plus nationales. C’est en tout cas de cette façon que le récit s’est mis en place pour expliquer aux opinions publiques et aux agences de sécurité le déclenchement d’un supposé « changement de paradigme » plaçant les clivages culturels et religieux au rang de menace prioritaire en matière de sécurité internationale. Les attentats de janvier contribuent à leur tour au développement d’une logique d’affrontement entre deux visions de l’islam et des musulmans qui nous mettent face à un paradoxe. D’un côté, les postures d’hostilité se font plus explicites vis-à-vis de tout ce qui peut être rattaché à une supposée « tradition » ou « culture islamique », notamment à l’appui de la thèse du clash des civilisations et de l’incompatibilité culturelle. De l’autre, la distinction opératoire en 2001 entre musulmans de l’intérieur (les bons) et musulmans de l’extérieur (les méchants) ne fonctionne plus. La menace se reconfigure sur des fronts non plus seulement lointains et étrangers, mais intérieurs et d’autant plus difficiles à discerner que les individus qui quittent la France pour le front syrien présentent des profils extrêmement variés. Les incertitudes quant à leur identification avant un éventuel passage à l’acte réactualisent la justification du maintien de la peur et de l’anxiété comme principes de gouvernance. Le script ouvert par les attentats de Madrid et de Londres et la mise en scène de la figure du terroriste de l’intérieur, qui opère sur le territoire de sa citoyenneté et de sa socialisation, trouvent avec les frères Kouachi et Amedi Koulibaly une nouvelle incarnation. Ces biographies complexes, d’individus nés et grandis en France, qui circulent entre différents espaces de socialisation et passent sous le regard de l’État en plusieurs occasions (institutions de placement, services sociaux, institutions pénales), valident l’argument d’une lutte contre le terrorisme qui se joue autant sur un front international que domestique et en floute durablement les frontières. Le passage de la socialisation à la radicalisation et au terrorisme passerait par un déficit d’intégration, de participation et, plus récemment, de reconnaissance. Les agendas de politiques internationale et étrangère croisent ici ceux des politiques sociales et d’intégration. Avant 2001, les musulmans dits « de l’intérieur » sont avant tout conçus comme des publics cibles des politiques sociales et d’intégration, des acteurs sociaux pris dans les rets d’une lecture de leurs positions en lien avec les trajectoires migratoires. Après 2001, la figure du « homegrown terrorist », du terroriste de l’intérieur, devient l’incarnation efficace de la déterritorialisation et de l’ubiquité que les populations musulmanes semblent incarner par excellence lorsqu’elles se trouvent en situation minoritaire. Les mesures de lutte contre le terrorisme qui sont mises en place sur le sol américain puis dans les États-membres de l’UE entraînent des modifications importantes des régimes de libertés publiques (contrôle et surveillance des lieux de culte, des autorités cléricales, des associations religieuses, politique des visas, expulsions d’imams, etc.)[14]. Quinze années plus tard, force est de constater que ces mesures ont effectivement impulsé un certain nombre de stigmatisations et de discriminations, dans un contexte général plus ouvertement « islamophobe » qu’auparavant.
Le social plutôt que la morale ?
Les attentats de janvier 2015 sont un événement polarisant, clivant. Ils rapatrient sur le devant des scènes médiatiques une vision politique un peu binaire, qui laisse d’autant moins de place aux dilemmes et à l’expression de désaccords, que l’ensemble des questions soulevées par la violence (depuis ses causes jusqu’à sa mise en œuvre) correspond parfaitement aux arguments du discours ultra-sécuritaire, dont, depuis 2001, la lutte contre le terrorisme est devenue la marque de fabrique occidentale la mieux partagée. Or, « […] Il importe avant tout de préserver les conditions d’un débat public libre, contre toutes les formes d’intimidation – celle, brutale et meurtrière que constitue en lui-même l’acte de terreur, mais aussi celles, indirectes et inconscientes, qu’il tend à susciter par contrecoup[15]. » Le moment politique présent est donc bien aussi celui de la définition des conditions de participation à la conversation publique : quels sont les lieux où peut s’exprimer la désaffection politique de ceux qui, pour reprendre les termes d’Anne Querrien, ne maîtrisent pas l’espace public entendu comme « compétence culturelle » dont « la détention différenciée classe les gens en « in and out »[16] ?
À l’opposé du mouvement législatif français, en mars 2015 la Cour constitutionnelle allemande vient de déclarer non-constitutionnel le fait d’exiger de fonctionnaires de l’éducation d’enseigner sans afficher de signes religieux[17]. Dans le Land de Rhénanie du Nord Westphalie depuis 2006 le Code de l’éducation interdit aux enseignants d’exprimer des convictions politiques ou religieuses dans l’exercice de leur fonction. L’objectif initial de l’interdiction, préserver la neutralité du service public et contribuer à des espaces publics pacifiés, est invalidé par la Cour constitutionnelle fédérale qui y voit une contravention aux articles 3.3 (égalité de tous devant la loi) et 33.3 (égalité dans l’accès au service public) de la Constitution allemande. S’il peut être justifié d’interdire le port de ces signes dans certains contextes en raison de leur infraction avec le principe de neutralité ou avec le fonctionnement pacifié de certaines écoles, aucune donnée objective ne justifie une interdiction généralisée. La Cour constitutionnelle prend soin de préciser par ailleurs que les exceptions accordées aux signes religieux chrétiens et particulièrement catholiques, au motif de leur définition patrimoniale culturelle, sont discriminatoires.
Les réactions politiques françaises, en particulier le choix de répondre aux attentats par une injection de laïcité dans l’école publique, sont préoccupantes en ce qu’elles contribuent à instituer un espace public dont le « monolinguisme » nationalo-laïque pourrait s’avérer délétère : « […] un tel « monolinguisme » signe la mort d’un espace public digne de ce nom et met en péril la communauté politique, en engendrant un profond antagonisme contre tous les citoyens qui y parlent plus d’une langue, et y deviennent à la fois «traîtres» et «mécréants» […].Dans un tel contexte, le droit devient explosif et ne peut plus opérer une médiation entre les partis en lutte, alors qu’il lui est demandé de se prononcer de façon substantielle sur l’identité de la communauté politique[18]. »
[1] Bernard Rimé, « Les émotions, conséquences cognitives et sociales », in Slim Masmoudi, Abdelmajid Naceur (dir.), Du percept à la décision. Intégration de la cognition, l’émotion et la motivation, De Boeck, coll. Neurosciences & cognition, 2010, pp. 179-195.
[2] Valérie Amiraux, « Expertises, savoir et politique. La constitution de l’islam comme problème public en France et en Allemagne », in Bénédicte Zimmermann (dir.), Les sciences sociales à l’épreuve de l’action, EHESS, Paris, p. 209-245; Abdellali Hajjat, Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises construisent le «problème musulman», La Découverte, Paris, 2013.
[3] « L’islamophobie est une matrice de racialisation des populations musulmanes qui opère historiquement par capillarité et à différentes échelles dans les sociétés démocratiques libérales non-musulmanes, notamment européennes et nord-américaines. Elle s’incarne dans des interactions et se déploie dans des situations particulières qui l’actualisent de façon différenciée, toujours en lien avec l’histoire et la culture nationales du lieu d’où elle opère. » V. Amiraux, F. Desrochers (2013) « Parler d’islamophobie : comment, pourquoi ? », Vivre ensemble, vol. 21, no 7, p. 7.
[4] Pour documenter ces phénomènes, nous renvoyons aux rapports et recensement du Collectif de lutte contre l’islamophobie en France (www.islamophobie.net).
[5] Philippe Portier, « Démocratie et religion. La contribution de Jürgen Habermas », Revue d’éthique et de théologie morale, 4/ 2013 (no 277), p. 25-47, p. 42.
[6] Smaïn Laacher, Cédric Terzi, « Quand les revendications religieuses investissent les arènes judiciaires. L’ »affaire Persepolis » comme révélateur des enjeux de la transition politique tunisienne », in Quel âge post-séculier ?, Éditions de l’EHESS, Paris, p. 285-316, p. 301.
[7] Laacher, Terzi, ibid., p. 308.
[8] Vincent Geisser, « Éduquer à la laïcité, rééduquer au « bon islam » ? Limites et dangers des réponses culturalistes et misérabilistes au terrorisme », Migrations Société, vol. 27, n. 157, janvier-février 2015.
[9] On mentionnera ainsi https://paris-luttes.info/deferlante-raciste-et-islamophobe-2397
[10] Chris Allen, Jorgen Nielsen, Summary Report on Islamophobia in the Eu after 11 September, European Monitoring Centre on Racism and Xenophobia (EUMC), Vienne, mai 2002.
[11] Valérie Amiraux, David Koussens (dir.), Trajectoires de la neutralité, Montréal, PUM, 2014.
[12] David Koussens, « Expertise publique sous influence ? Rapports publics français et québécois relatifs à l’expression individuelle des convictions religieuses dans les institutions publiques », Archives de sciences sociales des religions, 2011, vol. 55, p. 61-79 ; Jennifer Selby, « French Secularism as a Guarantor of Women’s Rights ? Islam and Gender Politics in a Parisian Banlieue », Culture and Religion, 12 : 4, p. 441-462.
[13] Arun Kundnani, The Muslims Are Coming! Islamophobia, Extremism, and the Domestic War on Terror, New York, Verso, 2014.
[14] Michael Jacobson, The West at War: US and European Counter-terrorism Efforts, Post-September 11, The Washington Institute for Near East Policy, 2006.
[15] Charles Girard, « Charlie Hebdo : Défendre la liberté d’expression », Raison publique.fr, vendredi 9 janvier 2015, accessible à www.raison-publique.fr/article715.html (dernière visite le 15 mars 2015).
[16] Anne Querrien, « Affleurements de la subjectivité rebelle », Multitudes, no 39, hiver 2009.
[17] www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Entscheidungen/DE/2015/01/rs20150127_1bvr047110.html
[18] Joan Stavo-Debauge, Philippe Gonzalez, Roberto Frega (dir.), « Quel âge post-séculier ? Religions, démocraties, sciences. Introduction », Raisons Pratiques, 2015, 24.