Dossier piloté par

Elara Bertho, Armelle Gaulier & Maëline Le Lay

Se revendiquer d’un art « engagé » est devenu, dans le paysage artistique mondialisé, une posture si communément empruntée qu’elle semble presque s’être vidée de son sens1. Les artistes revendiquant cette étiquette se mobilisent de manière explicite et visible en faveur d’une cause, entendant ainsi participer à lutter contre l’injustice sociale affectant la situation qu’ils dénoncent, et ce aux côtés de, ou au nom de, ou encore en hommage à un collectif : le plus souvent un groupe de personnes opprimé·e·s ou une communauté minorée ou invisibilisée. Cet engagement peut toutefois également être perçu comme un dispositif d’auto-promotion, ou du moins comme une opportunité de visibilisation. Ce dossier s’attèle à l’analyse de ce que recouvre aujourd’hui l’art engagé, pour montrer comment la catégorie peut être remobilisée dans un contexte de redéfinition de la parole démocratique. Un slameur, un rappeur, un danseur ont une force de frappe politique parfois aussi importante que les membres des gouvernements, dont la parole est disqualifiée par des soupçons de corruption ou de conflit d’intérêt.

Si certains arguent du fait que cette posture devient aujourd’hui très attendue dans un projet artistique, en raison de la dérive néolibérale et ultra-capitaliste de nos sociétés qui incite les artistes à prouver leur « utilité sociale2 », on peut se demander en quoi elle est révélatrice d’une tendance plus large chez les artistes contemporains à penser la création artistique non plus seulement comme lieu d’où se faire le témoin privilégié des tumultes de son temps et des maux de sa société, mais plus encore comme soutien actif à une cause donnée, voire comme partie prenante dans la défense de cette cause. On touche là à l’engagement citoyen à travers différentes propositions esthétiques de manière effective, dans l’espace public. Plusieurs exemples (à commencer par ceux traités dans ce dossier) montrent que cette pratique a effectivement pu générer des transformations sociales, affectant positivement les situations d’injustice dénoncées. L’impact des artistes – slameurs, rappeurs, écrivains et danseurs – est fondamental dans la construction politique de toute une partie de la population en Afrique, en Inde ou encore en Palestine. La fabrique de la citoyenneté se fait aussi par les arts dans la vie quotidienne et à bas bruit. Il semble pertinent, d’une part, de se demander ce que cet engagement citoyen fait à la création artistique (d’un point de vue esthétique et sociologique), d’autre part, de réfléchir à l’impact de cette tendance grandissante à charger la création artistique d’une forte responsabilité sociale sur le fonctionnement de la démocratie et la pluralité de sens qu’on lui prête.

Cet engagement « démocratique » de l’artiste peut aussi s’envisager comme une étiquette assignée aux artistes issus d’un groupe opprimé dont ils sont perçus comme porte-paroles. Leurs créations ne sont alors reçues que par le prisme de représentations projetées sur le groupe. La musique rap, par exemple, serait une musique « de la banlieue3 ». Pourtant, pour certains groupes perçus de l’extérieur comme opprimés (par exemple « les jeunes de banlieue », « les migrants », etc.), la création artistique devient un moyen d’émancipation. Alternativement, les caractéristiques identitaires assignées au soi-disant « groupe d’appartenance » de l’artiste (pays ou région d’origine, quartier d’habitat social, etc.), dont il peine à se défaire, peuvent aussi être sur-investies à des fins d’entrepreneuriat de soi-même. Elles provoquent finalement un jeu subtil entre ambivalence, ironie et stigmate (Sayad 1999) où se mêlent entreprise marketing et création esthétique.

De l’usage stratégique de l’engagement

L’artiste peut s’engager sous diverses formes, en fonction de contextes de création, de diffusion et de rapports au pouvoir. Que ça soit au travers de leurs œuvres ou dans leurs prises de paroles publiques, certains artistes parlent au nom d’une communauté minorée, maltraitée ou invisibilisée pour dénoncer les maux qui l’affectent et les difficultés qu’elle traverse, et sans pour autant fustiger les responsables de ces situations (gouvernants, autorités, institutions). C’est la fameuse posture apolitique de l’émissaire des sans-voix. Il s’agit avant tout de l’expression empathique des souffrances humaines d’une communauté en particulier. Laquelle communauté peut être plus ou moins large et englobante : il peut s’agir de la communauté des migrants pour Luciano au pays basque espagnol, qui chante le quotidien de ses confrères et consœurs migrant·e·s et prend la parole en leur nom, lors d’émissions radiophoniques (Clouet). Dans un tout autre contexte, à Gênes (Salzbrunn et von Weichs), il peut s’agir d’artistes qui se mobilisent pour « rendre soin » d’un lieu (ancien couvent). Le collectif est connu, le lieu est promu par une installation artistique visant à dénoncer le « decreto sicurezza » (réforme du système d’accueil) mis en place par l’ancien gouvernement populiste italien à l’encontre des réfugiés. Faire parler le lieu c’est aussi profiter d’une visibilité accrue pour faire parler d’eux.

Une forme plus courante, voire attendue, d’engagement artistique est le recours à une parole ouvertement politique pour critiquer un pouvoir en place ou même contester sa légitimité. Les artistes (essentiellement ici de la parole) ne mâchent pas leurs mots et s’adressent sans complaisance aux responsables des failles sociétales qu’ils déplorent. Ils travaillent parfois en étroite collaboration avec des collectifs de citoyens, lesquels manifestent – expressément par la présence de leurs corps rassemblés dans l’espace public et par l’expression d’une voix unanime – leurs désaccords et leurs protestations vis à la vis des politiques menées par leurs autorités. Cette parole se trouve aussi dans le champ littéraire, comme le montre l’exemple du PEN International (Zecchini). L’ONG a pour objet de porter secours aux écrivains victimes de persécutions à travers le monde, en apportant du soutien, mais aussi en rendant visibles et audibles les écrivains (et a fortiori leurs œuvres) que certains régimes politiques censurent.

Enfin, il existe une autre stratégie de l’engagement artistique se revendiquant non-partisan et ne s’adressant pas à l’État : l’engagement artistique en faveur d’idéologies du développement ou de la paix et des libertés, porté par des organismes internationaux divers (ONG et agences de coopération bilatérale). Dans le cas de ces créations inspirées par les idéaux et valeurs portées par leurs bailleurs de fonds (et la plupart du temps commanditées par eux), on attend des artistes qu’ils promeuvent ces valeurs en les glorifiant, voire en les professant, en se gardant de formuler la moindre accusation ni la moindre critique aux présumés responsables politiques des situations où ces valeurs font défaut. Ces discours ont souvent tendance à aplanir une situation pourtant conflictuelle caractérisée par des injustices, et cela ne va pas sans générer tensions et malaises chez ces artistes qui acceptent, à leur corps défendant, de porter cette voix consensuelle et, dans certains cas, lénifiante. En effet, comme le montre l’exemple des chorégraphes palestiniens (Rodriguez), les artistes ont besoin de financer leurs créations, d’en assurer la diffusion, et se retrouvent ainsi dans des postures inconfortables, témoins de leur ambivalence. De la même manière, les street artistes camerounais dépendent des institutions internationales pour investir l’espace public et avoir l’opportunité de montrer leur travail (Salzbrunn et von Weichs).

Réceptions citoyennes, impacts politiques ou ratés de la réception

Quelle réception de ces postures engagées ? La réception engendre-t-elle des actes de citoyennetés telles qu’exaltés dans les œuvres ? On peut aussi se demander si la réception va toujours dans le sens des postures empruntées par les artistes ? Une réception peut-elle « déraper », rater son objectif et, ce faisant, accomplir d’autres objectifs, impensés au départ ?

C’est à toutes ces questions que ce dossier de Multitudes se confronte à travers l’examen de trajectoires d’artistes ou de groupes d’artistes qui renouvellent les définitions traditionnelles de l’engagement – ou du moins qui font bouger les lignes de la partition binaire art engagé / art non engagé. Soulignons d’emblée l’impact très fort des chanteurs des musiques urbaines, des slameurs dans la scène politique contemporaine. En Afrique notamment – puisque de nombreuses contributions traitent de cette aire géographique – les rappeurs disposent d’une très forte aura médiatique et politique. Leurs clips peuvent engendrer de fortes manifestations et des prises de position très vives des auditeurs, dans un contexte de méfiance généralisée à l’égard du personnel politique de la part des publics et des citoyens.

En République Démocratique du Congo, le collectif Goma Slam Session (Le Lay) prend publiquement position en faveur de l’insertion citoyenne des jeunes dans le débat public. Dans un contexte régional post-génocide et (post)-conflit, de prédation extractiviste néocoloniale des minerais et de grande précarité de la majeure partie de la population, ces artistes investissent la rue pour exiger une rénovation démocratique. Les manifestations contre Kabila constituent notamment un catalyseur des énergies artistiques et politiques de ces jeunes. Le texte du slam « Mon vœu pour le Congo » est représentatif de cette utopie politique en acte dans l’art urbain. Se voulant une école de citoyenneté, l’art devient vecteur de conscience politique, avec un très fort écho auprès de la population.

Au Niger, Jhonel est un slameur dont l’engagement citoyen est similaire (Bertho et Bornand). Il prend la plume pour dénoncer l’incurie de la classe politique nigérienne, la corruption endémique, les manœuvres d’achats de vote, l’absence de prise en charge des populations lors des grandes inondations qui ont ravagé Niamey, la capitale, en 2021. Reconstituer sa trajectoire biographique et artistique permet de sérier une catégorie de postures adoptées en fonction de ses différents bailleurs de fonds et en fonction de ses objectifs artistiques. Il y a alors une négociation entre la contrainte des financeurs des artistes aujourd’hui (ONG, organisations internationales) et leurs propres intentions esthétiques. Jonglant entre les deux contraintes, Jhonel adopte au fil de sa carrière différentes postures d’engagement (local, national, international) lui permettant de revendiquer la place de « griot moderne », de contempteur de la société et de critique sans concession de ses contemporains. Son audience à Niamey et sur internet joue un grand rôle dans la politisation des jeunes nigériens, et plus largement de la sous-région puisque ses clips sont écoutés et commentés en Afrique de l’Ouest.

Un cas d’engagement peu ordinaire, ou du moins qui fait vriller cette conception de l’engagement comme ayant un impact immédiatement militant, est celui des écrivains algériens en France pendant la décennie noire (Leperlier). Exilés en France, de nombreux intellectuels ont pris la plume pendant les années 1990 pour dénoncer la guerre civile en Algérie et ce au prix d’un malentendu de la réception, d’un « raté », pourrait-on dire, au sens où cette réception n’était pas envisagée par les auteurs au moment de la production de leurs textes : ces écrivains se sont retrouvés valorisés par la critique de droite en France, bien heureuse de mettre en avant des figures d’intellectuels algériens anti-islamistes. La sur-valorisation de leur parole de témoin, la sur-représentativité de la parole littéraire s’effectuent ici dans un contexte où la réception doit se comprendre à cheval sur la France et l’Algérie, en effectuant des va-et-vients entre les deux scènes littéraires. Les différents choix faits par les écrivains pris dans cette double scène littéraire permettent de déconstruire la binarité écrivain engagé / non engagé. De fait, les postures d’engagement se construisent dans les textes, mais aussi en grande partie dans des réceptions qui dépassent parfois les objectifs initiaux pensés par les auteurs.

Ou inversement, la perception, par les artistes, de l’espace artistique comme dernier bastion démocratique peut aussi, par appels d’air, créer des effets indésirables (pour le pouvoir), comme en Inde où la condamnation de la censure médiatise la parole confisquée d’un écrivain, Perumal Murugan et, par là, lui attribue une plus-value démocratique (Zecchini).

Les potentiels de l’art face à la crise de la représentation

Cet ensemble d’effets démocratiques – aussi nombreux que variables – générés par une pratique transitive de l’art invite à nous dégager d’une conception située de la démocratie en s’appuyant sur l’argument de Sandra Laugier et Ulysse Rabaté selon lesquels « revendiquer la démocratie, accepter le pouvoir de tou·te·s, n’est concevable et désirable qu’en adoptant une attitude dans laquelle personne ne se satisfait jamais de ce qu’il·elle est ; et où, lorsque l’occasion se présente, des gens s’assemblent pour chercher à transformer les conditions qui limitent ou entravent l’autonomie – la leur et celle des autres4 ». C’est dans le cadre de cette définition ouverte des conditions minimales de la démocratie que s’inscrivent les articles de ce dossier, portant sur des artistes qui interpellent le caractère démocratique du pouvoir exercé par leurs dirigeants, ou bien cherchent à reconsidérer et réinvestir la démocratie (ainsi qu’une forme de citoyenneté) par le biais de leur pratique.

Sandra Laugier et Ulysse Rabaté, pointant la défiance générale à l’égard de la classe politique aujourd’hui comme à l’égard d’un engagement purement militant inscrit dans l’appareil des partis, nous invitent en effet à déplacer la focale sur des formes démocratisées de l’engagement « qui se manifeste[nt] dans l’espace des cultures populaires [et] constituent aujourd’hui des lieux de conversation et d’action qui semblent répondre à un amenuisement manifeste et symétrique du champ politique officiel. […]. La question de l’engagement se confronte ainsi aujourd’hui à ce qui ressemble à un éclatement pour celles et ceux qui ont connu les cadres traditionnels de la socialisation politique » (ibid.).

Partant du présupposé de Stanley Cavell selon lequel l’art doit se départir d’une visée purement esthétisante pour pouvoir revendiquer sa valeur – « la valeur de la culture […] est logée dans sa propriété transformatrice5 » – ce dossier entend se confronter à ce que crée, dans l’espace artistique, cette crise de confiance dans le personnel et la parole politique. L’un des effets de cette démocratisation de l’engagement est d’induire un surinvestissement de la parole poétique et de l’espace artistique. Les cas d’étude exposés ici nous présentent tous une conception de l’art comme support de l’engagement, comme espace démocratique à inventer. Entre utopie de rénovation sociale et désir de performativité de l’art, les trajectoires des artistes – que ce soit en Palestine, en Inde, en Algérie, au Niger, au Pays basque espagnol, à Gênes, à Yaoundé ou en RDC – offrent à voir un éventail de situations d’où émane l’idée générale de l’art comme potentiel dans le sens que lui donnent Camille de Toledo, Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros: « En posant qu’il n’y a pas d’autre but que la plasticité intégrale – c’est à dire la possible transformation de toute chose en toute autre chose – la pensée potentielle contourne la déception et le malheur dystopique. Ce qu’elle définit comme réel, c’est la capacité transformatrice. Elle dénoue ce faisant les fondements des régimes d’impossibilités, en disant : “Regardez ! Ici quelque chose a eu lieu, et peu importe que cela se soit évanoui, ait disparu, puisque la trace d’un passé inachevé est le possible d’un futur à écrire. Nous sommes les habitants de ce lieu où ça devient”6 ».

1 Cette Majeure est publiée avec le soutien du laboratoire LAM (Les Afriques dans le monde), de Bordeaux, et de la région Nouvelle-Aquitaine.

2 Olivier Neveux, Politiques du spectateur. Les enjeux du théâtre politique aujourd’hui. Paris : La Découverte, 2013 ; Olivier Neveux, Contre le théâtre politique. Paris : La Fabrique éditions, 2019.

3 Une histoire du rap en France

4 Sandra Laugier & Ulysse Rabaté, « Culture populaire et culture politique », à paraître, 2021, p. 14.

5 Sandra Laugier & Ulysse Rabaté, p. 16.

6 Camille de Toledo, Aliocha Imhoff, Kantuta Quiros, Les potentiels du temps. Art & politique. Paris : Manuella éditions, 2016, p. 57.