On ne peut qu’être consterné par l’actuelle polémique sur la prostitution, qui oppose celles/ceux qui la voient comme « un travail comme les autres » (position libérale) à celles/ceux qui la voient comme « une violence à abolir » (position abolitionniste). Cette alternative réductrice ressortit à un moralisme que le féminisme a pourtant toujours voulu contester. Ce faux débat est en effet trois fois sourd.
Généalogie de la morale abolitionniste
D’abord, on refuse d’y entendre les voix des prostitué-e-s. Ils/elles ne sont jamais sujets, mais objets des discours-maîtres (ceux de l’Église, de l’État, du Féminisme abolitionniste) qui ont l’indignité de parler en leur nom, reproduisant ainsi l’objectivation qu’ils dénoncent. En assimilant la prostitution à l’esclavage, en considérant les prostitué-e-s comme des victimes et souvent comme des personnes souffrant de troubles psychiques graves, non seulement on se fait l’allié de la répression, mais on confirme et renforce une division du travail moral qui dévalorise systématiquement un type de travail. Dans le monde entier, des militants de mouvements de prostitué-e-s, femmes, hommes, trans, se sont rendus visibles, parfois au péril de leur vie, et se sont publiquement élevés contre la conception victimisante et pathologisante des prostitué-e-s, contre la stigmatisation et les persécutions que cette conception non seulement n’empêche pas, mais encourage. Nous ne voyons pas comment on pourrait ne pas prêter l’oreille à ces voix différentes et ne pas tenir compte de leur point de vue sur leur propre expérience.
Ensuite, on refuse d’entendre la voix du client, que l’on voue à la honte publique. Le PS s’est à cet égard confortablement aligné sur la position répressive de la droite. Mais l’argument humaniste risque ici de fonctionner comme point d’honneur moral dans un dispositif de pouvoir qui en profite. La répression légale de la prostitution ne la rejette pas dans une illégalité homogène, elle est plus profondément un découpage et une gestion différentielle des « illégalismes ». La prostitution est diffractée suivant des formes inégales, plus ou moins visibles, plus ou moins tolérées ou stigmatisées. Christine Salmon montre par exemple comment les jeunes hommes sénégalais qui proposent à des Françaises de plus de 50 ans des prestations sexuelles en échange de cadeaux (voiture, maison, mandats) échappent à la dénomination de prostitués. Dans son illégalité même, la « prostitution » de la rue, stigmatisée, socialement fabriquée, sert de multiples intérêts économico-politiques. L’illégalité permet par exemple à la police de maintenir le degré nécessaire de pression sur les prostituées, par laquelle elle assure son insertion dans le milieu et son contrôle relatif de cette population. Mais en se différenciant des autres illégalismes sexuels par son hyper-visibilité médiatique, la « prostitution » leur fait aussi contrepoids : elle fait de l’ombre à tout un système parallèle qu’on maintient dans une relative liberté. Dans ce dispositif, la pénalisation du client ne vise pas seulement à le replier sur l’alliance légitime du couple, censé satisfaire les besoins sexuels des individus, mais lui signifie qu’il n’est pas dans la position de pouvoir accéder à ce privilège de la libre disposition des femmes, privilège d’un illégalisme toléré, luxe réservé aux dominants. Le tabou moral n’est pas seulement répressif, il est le leurre d’un pouvoir qui façonne le désir à l’image d’une impossible réussite sociale et virile, sans cesse frustrée. La société qui veut pénaliser les clients est celle-là même qui érige la pute glacée Zahia en objet de fantasme. L’abolitionnisme naïf cautionne l’hypocrisie d’une société aphrodisiaque qui produit les sujets-clients compulsifs qu’elle veut ensuite pénaliser. En maintenant l’usage commun dans la clandestinité et la honte, la répression opère une redistribution de la frustration sexuelle vers d’autres compensations plus rentables, vers d’autres commerces.
Enfin, le mépris mêlé d’inquiétude envers le travail sexuel rejoint celui pour toutes les activités liées à l’entretien et aux besoins du corps humain, réservées comme la prostitution non pas seulement aux femmes mais à toutes les catégories sociales désavantagées, ethnicisées, racialisées, minorisées. Ce qu’on fait taire en réalité dans la répression de la prostitution, ce sont les voix de toutes les personnes qui réalisent le travail de care tous les jours et partout, c’est-à-dire qui s’occupent pratiquement des besoins d’autres qu’elles-mêmes[[Voir Molinier, P., Laugier, S. & Paperman, P. (2009), Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris : Petite Bibliothèque Payot. Voir aussi Paperman P., Laugier S. (2006), Le souci des autres, éthique et politique du care, nouvelle édition 2011, Paris : Éditions EHESS.. Cette répression dénie alors deux faits anthropologiques, que la prostitution met en évidence. Le premier, c’est que nous dépendons des autres pour nos besoins et que les plus autonomes, apparemment, les plus performants, sont ceux qui dépendent le plus du care, ceux qui ont le plus de personnel pour s’occuper d’eux et de leurs besoins et qui parviennent trop bien à ne pas voir combien leur succès et l’extension de leurs capacités d’action dépendent de qui les sert. Deuxièmement, l’esthétisation ou la médicalisation sanitaire du sexe tendent aujourd’hui à nous faire oublier que la sexualité fait partie des besoins et qu’en y répondant, la prostitution relève bien du domaine du care. La réalité de la sexualité fait de nous des êtres dépendants d’autrui.
Le travail sexuel, travail de care
Héritier des luttes féministes pro-sexe, le mouvement des travailleurs et travailleuses du sexe part du principe élémentaire que « mon corps m’appartient ». Le commerce du sexe est librement consenti. En s’organisant en associations et syndicats, en tissant des liens mondialisés, les travailleurs du sexe ne nient pas les formes de violence et d’oppression qu’ils subissent, mais entendent précisément prendre soin d’eux-mêmes, rendre le travail du sexe plus sûr, les personnes qui en vivent mieux respectées, et obtenir les droits de tous les travailleurs (santé, retraite, formation). Dans cette lutte, le terme de « travail » est un enjeu, comme cela a pu l’être pour le travail domestique. Qu’entend-on en effet comme valeur travail ? Faire reconnaître la prostitution comme travail est le même enjeu que la reconnaissance du travail de care comme travail.
On peut faire un pas de plus et défendre que la reconnaissance de la prostitution comme travail coïncide à sa reconnaissance comme care, avec toute la dimension affective méconnue que comporte ce travail. Le contenu propre au travail sexuel fait apparaître qu’il ne répond pas seulement à des besoins sexuels non satisfaits, mais aussi à des besoins affectifs et interpersonnels : être écouté, être accepté comme on est (avec ses défauts physiques, ses marottes sexuelles, ses difficultés). La prostitution connaît l’humanité du sexe, les échanges et les réparations narcissiques dont le sexe peut être le support. Ce travail d’attention et de souci définit le care.
Le travail sexuel comme déconstruction du patriarcat
La prostitution est alors à repenser dans le contexte d’une mise en cause du patriarcat par l’explosion des nouveaux services[[Sur la notion de service, voir dans ce numéro de Multitudes, l’article de Sandra Laugier, « Dollhouse – Bildungsroman et contre-fiction ».. La marchandisation des émotions – ou capitalisme émotionnel – rend visible d’autres ressorts du patriarcat, qui reposent moins sur la violence ou la contrainte que sur le soutien apporté activement par les travailleuses du sexe à la construction de la masculinité. Il s’avère en effet que la virilité ne tient pas toute seule, sans étayage par autrui, comme le montrent Rhacel Parreñas avec l’exemple des hôtesses de bar au Japon, ou Marina Veiga França avec celui des prostituées de Belo Horizonte[[Voir Marina França, « Intérêts, sexualité et affects dans la prostitution populaire : le cas de la zone bohème de Belo Horizonte », thèse soutenue à l’EHESS en 2011.. Une partie importante du travail de flirt des hôtesses philippines au Japon consiste à réitérer habilement les normes de genre en jouant la performance de la femme soumise (et pauvre) pour rehausser la masculinité de leurs clients. Ce faisant, elles renforcent la cohésion d’un univers normatif rassurant, tandis qu’elles réalisent aussi tout un travail de lien qui introduit subtilement de l’attention et de la douceur dans la relation et constitue un réel soutien psychologique pour ces hommes dans un univers avant tout structuré sur les valeurs compétitives du business. Il s’agit de faire tenir des hommes dans des situations très hautement compétitives où ils doivent donner le meilleur d’eux-mêmes et de réinjecter de l’empathie dans un univers impitoyable. Le care ré-enchante les relations soi-disant impersonnelles dans les grandes métropoles.
La prostitution dévoile une facette de la domination masculine, et encore un tabou : la vulnérabilité masculine ou la difficulté des hommes à porter une masculinité devenue fragile, défaillante (érectile au lit, compétitive dans l’espace professionnel, incarnant l’autorité paternelle dans la famille). Il lui faut des soutiens. Dans un contexte patriarcal, ces soutiens sont tenus secrets ou discrets ; mais dans un contexte de capitalisme émotionnel, effet ambigu du féminisme en régime néo-libéral, ils font l’objet d’une revendication en termes de compétence, de salaire, de reconnaissance sociale et sont enfin rendus visibles. En ce sens, le travail du sexe, comme composante incontournable du capitalisme émotionnel, en dévoilant ses compétences de care, participe à la déconstruction du mythe de la virilité. C’est peut-être cela, cette ironie fondamentalement féministe du care, qu’on essaie de faire taire en renvoyant tout le monde – les travailleuses et leurs clients – dans le silence de la répression.
Prenons soin des putes
Nous ne pensons pas qu’on puisse faire du travail sexuel des femmes poussées par la pauvreté et/ou par le désir de tirer parti de leur charme l’allié objectif d’un capitalisme cynique : le métier exista avant, il existera après. Les besoins sexuels ne sont pas solubles dans le couple, dans la famille ou dans l’amour, et il y a des gens qui s’occupent de les satisfaire, de manière plus ou moins professionnelle ou criminelle. Réprimer ces besoins par l’amende et la prison ne peut que renforcer l’illégalité dont profitent tous les pouvoirs conservateurs. Penser le travail du sexe comme travail de care permet au contraire de reconnaître que les travailleurs du sexe remplissent une fonction sociale très importante, comme le montrent les carnets de Grisélidis Réal : permettre à des gens seuls et sans partenaire volontaire (nous pensons aussi à la prostitution comme care des handicapés) de rencontrer un ou une partenaire rémunérée qui sait prendre soin d’eux, et leur permettre de supporter leur vie.
La volonté de purifier la société de ses soi-disant manquements à la morale, qui préside officiellement à la volonté de pénaliser les clients, est totalement tartuffienne : tout le monde sait que cette forme d’éradication ne vise qu’à pénaliser les personnes les plus faibles et les plus visibles,
à débarrasser la rue d’un phénomène qui continuera d’exister par des moyens beaucoup moins visibles et moins démocratiques. Cela revient à donner les pleins pouvoirs aux réseaux mafieux. Mais cette mesure révèle malheureusement l’un des travers de la politique aujourd’hui : on prétend s’occuper d’un problème en le retirant de l’espace public, en le technocratisant, divisant ainsi la société entre ceux qui peuvent affronter les nouvelles données techniques et ceux qui ne le peuvent pas. Il nous semble au contraire que la prostitution concerne tout le monde, et que c’est à la société toute entière qu’il appartient de prendre soin de ses putes qui savent si bien prendre soin d’elle.
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