La maire socialiste de Paimpol n’a pas voté pour Emmanuel Macron le 24 avril dernier, mais a utilisé, selon ses propres termes, « son bulletin contre l’extrême droite ». Ce choix limpide et sans enthousiasme a été celui de plus de la moitié des personnes ayant glissé le même papier qu’elle dans l’enveloppe bleue pour le vote de second tour, comme avaient d’ailleurs appelé à le faire Yannick Jadot, Fabien Roussel ou Anne Hidalgo. Ce vote ne traduit aucune soumission à quelque « système ». Il ne signifie pas non plus une allégeance à un président désormais réélu avec 2 millions de voix de moins qu’il y a cinq ans : 58,6 % des suffrages exprimés, soit à peine plus de 38,5 % des inscrits. Il ne vaut nul blanc-seing de mesures délétères telles le RSA sous condition ou la retraite à 65 ans. Il laisse juste l’avenir ouvert, à charge pour les responsables de La France insoumise, des verts, des socialistes, des communistes et des autres entités de gauche de s’entendre sur un programme ambitieux pour les législatives, puis dans le long terme, plutôt que de s’étriller et de torpiller ainsi toutes chances de concrétiser un tant soit peu leurs visions d’une autre société.
L’enjeu est en effet de préserver pour la gauche et les écologistes un contexte, des conditions autorisant demain l’invention, la construction d’un monde vert et ouvert à la pluralité des multitudes – comme le fait désormais la gauche chilienne. Car mieux vaut tenter de créer des voies alternatives face à des adversaires avec lesquels composer éventuellement, s’opposer le plus souvent, que de tenir tête à un pouvoir construit sur la haine de l’autre, fermé et régressif, xénophobe et bêtement souverainiste, de fait impossible à concevoir autrement que comme un ennemi sans espoir de rémission.
Force est néanmoins de constater la lente progression de l’extrême-droite, qui a réuni sur le nom de la candidate du Rassemblement National 2,6 millions de voix de plus en 2022 qu’en 2017. Juguler cette lame de fond reste un pari crucial, à l’échelle non seulement de la France et de l’Europe, mais du monde. Sur le registre de la politique internationale, Marine Le Pen n’ose certes plus clamer sa complaisance, son admiration béate pour le satrape Vladimir Poutine. Sa montée en puissance n’en reste pas moins corrélée à la gangrène purulente des nationalismes rétrécis et réactionnaires, voire guerriers et destructeurs de l’environnement partout sur la planète, de Viktor Orbán qui a été tout récemment conforté en Hongrie à Jair Bolsonaro qui est loin d’être donné battu dans la perspective de l’élection présidentielle d’octobre prochain au Brésil. Marine Le Pen n’est certes pas ouvertement « climato-sceptique ». Mais elle soutient l’usage des pesticides. Elle se contrefout du climat – ou ne considère ce thème négligeable qu’à l’aune de sa « dédiabolisation ». Car comme le souligne Andreas Malm dans Fascisme fossile ; l’extrême droite, l’énergie, le climat (La Fabrique, octobre 2020), dans « sa grande majorité, l’extrême-droite voue un culte aux réserves nationales et abhorre les éoliennes, s’oppose aux accords climatiques, entretient des liens étroits avec l’industrie fossile et nourrit de théories conspirationnistes sa détestation des mouvements écologiques et de la climatologie ».
C’est sous ce prisme mondial d’un nationalisme vindicatif et d’un climato-négationnisme plus ou moins assumés que nous avons pris acte, au lendemain du premier tour, des 421 420 voix de plus de la candidate RN par rapport à celles réunies par Jean-Luc Mélenchon, qui représentait l’autre alternative. Le 10 avril 2022, Marine Le Pen a compté 458 000 voix de plus qu’au premier tour de 2017. Et si l’on ajoute à ses bulletins ceux d’Éric Zemmour, ce n’est pas loin de 3 millions de votes de plus qu’il y a cinq ans qui se sont portés alors sur une extrême-droite se revendiquant comme telle. Comment, sous le regard de la montée d’un nationalisme à l’antithèse de la gauche écologiste et décoloniale à laquelle aspirent la plupart des jeunes « Insoumis », interpréter l’appel très clair de Jean-Luc Mélenchon, dès le soir du 10 avril, à ne « pas donner une seule voix à Marine Le Pen » ? De fait, selon un sondage réalisé par Ipsos-Sopra Steria du 21 au 23 avril, 17 % de ses électeurs du premier round auraient voté ensuite pour la candidate de l’extrême-droite, alors qu’ils n’auraient été que 7 % il y a cinq ans, tandis que 42 % auraient choisi Emmanuel Macron. Dans la perspective des élections législatives du 12 et du 19 juin, l’enjeu n’est pas de juger a posteriori du refus de trancher de Jean-Luc Mélenchon entre l’abstention et le bulletin en faveur de Macron, mais de comprendre que le vote pour le candidat de La France insoumise de plus de 7,7 millions d’électeurs a moins été un plébiscite de sa personne que l’expression du souhait malheureusement déçu de voir un candidat de gauche présent au second tour. Nombreux sont ceux qui ont choisi Jean-Luc Mélenchon au premier tour dans l’espoir d’écarter Marine Le Pen au second. Pour elles et eux, il s’agissait moins d’un pur vote d’adhésion que d’un bulletin d’appel à la construction d’autres lendemains pour une gauche à réinventer avec l’écologie en première ligne.
Se pose dès lors la question du socle politique sur lequel engager cette refonte. En restant dans le flou sur le rapport aux dérives d’extrême-droite ou en affichant clairement le refus de toute compromission avec ses apôtres ? De façon autoritaire voire impériale sur le mode de la Ve République, ou en anticipant déjà les logiques plus horizontales d’une hypothétique VIe République en devenir ? Avec le parti LFI et lui seul à l’exclusion de tous les autres, ou au contraire en avançant avec une vaste ribambelle d’acteurs et de mouvements sociaux et politiques ?
Si la première étape a été d’éviter le pire le 24 avril, l’enjeu essentiel consiste à poser dès aujourd’hui les bases d’une gauche sociale et écologiste en s’appuyant sur la réalité du terrain de l’écologie et de l’économie sociale et solidaire. Cette réalité est celle de tout·es ces jeunes militant·es allant plutôt chercher leurs raisons de vivre et de faire société du côté de groupes comme Extinction Rébellion ou d’associations d’aide aux réfugiés comme Utopia 56, ou encore auprès du Mouvement pour un revenu de base (MFRB). La seconde étape, les législatives de juin 2022, consiste bel et bien à établir les prémisses d’une telle reconstruction, à concevoir au-delà du champ de ruines des partis d’hier.
Les victoires de toutes les gauches et des écologistes, unis à Lyon ou Bordeaux lors des municipales de 2020, éclairent une voie à suivre pour ces législatives. Avec une clé sans aucune ambiguïté : l’union d’abord, et ce dès l’amont de l’élection. Seul·es les candidat·es ayant convaincu au moins 12,5 % des inscrits peuvent se maintenir au second tour, même dans une triangulaire. Mais en cas de désunion et considérant la forte probabilité d’une abstention très importante, combien seront-illes, du côté des gauches et des verts, à pouvoir concourir lors du round final ? Le désistement systématique des candidats de gauche ou écologistes les moins bien placés, qu’ils soient verts, PS, LFI ou non alignés, envers celui d’entre eux arrivé en tête, est une évidence. Mais cela ne peut suffire. Aux premiers jours de mai, les responsables de La France Insoumise, se mettant à l’écoute de leurs électeurs, semblent désormais privilégier l’horizon collectif de la gauche et des écologistes. Même si cette voie est semée d’embûches dans chaque circonscription, même si les jeux d’egos comme les désaccords ne s’évanouissant pas du jour au lendemain, c’est une bonne nouvelle.
Ne croyons pas, en effet, que les 28 % d’inscrits s’étant abstenus, ajoutés aux presque 4,6 % de votes blancs – qui malheureusement ne sont toujours pas comptés en tant que tels – affaiblissent la position du président réélu. Même ricrac, une majorité reste une majorité. À la différence de la situation après les législatives de 2017, la partition du pays en trois blocs dont aucun ne détiendrait la moindre majorité parlementaire risque certes de rendre la constitution d’un gouvernement aléatoire. Mais peut-on parier pour autant sur la perspective, posée par le responsable « insoumis » Adrien Quatennens sur l’un des plateaux télé dès le 10 avril, d’une gauche suffisamment puissante pour imposer à Emmanuel Macron une cohabitation avec Jean-Luc Mélenchon comme premier ministre ? Vraisemblablement pas, sauf si la gauche et les écologistes réussissent ce miracle peu probable d’être majoritaires. Il s’agirait tout au plus d’une participation de quelques personnes, comme Nicolas Sarkozy l’avait tenté avec des socialistes en 2007.
Les votes du premier tour du 10 avril, s’ils ont révélé une carte politique inédite suite à l’effondrement confirmé des partis traditionnels de gouvernement, ne laissent guère entrevoir la potentialité d’une gauche au-delà des 30 % que l’on obtient en additionnant les partis se réclamant d’elle ainsi que de l’écologie en France (LO+ PCF + NPA + LFI+ PS +EELV). Ces forces, lors des législatives, devront par ailleurs avancer contre le vent d’une potentielle dynamique en faveur du parti du nouveau magistrat suprême.
Plutôt qu’une cohabitation, faudrait-il dès lors parier sur un soutien sans participation voire sur une coalition large, du centre droit à la gauche sociale et écologiste ? Ou du moins sur une démarche pragmatique, jugeant demain chaque proposition de loi pour elle-même, avec des réponses allant du vote « pour » sans réserve au vote « contre » avec appel des citoyens à manifester dans la rue ? Tout dépendra bien sûr du contexte et des rapports de pouvoir entre les parties prenantes fin juin. Une gauche et des écologistes unis pèseront plus face à l’extrême-droite et en relation avec le « centre » macroniste ou contre sa version de « droite » en mode sarkozyste.
Quoi qu’il en soit de nos désirs d’instaurer demain des comités citoyens ou d’autres « Conventions » à écouter vraiment, une gauche réinventée se devra sans doute, dans les cinq ans à venir, de marier ses horizons révolutionnaires au pragmatisme nécessaire à chaque situation se présentant à elle. Au-delà de l’urgence écologique, qui devrait faire l’objet d’un large consensus à gauche, le chantier de reconstruction est immense, que ce soit sur la démocratie en panne, l’Europe sociale et politique à renforcer, ou les conséquences à tirer de la distance de plus en plus grande des jeunes générations vis-à-vis de la sacro-sainte « valeur travail ».
Encore ne faudra-t-il pas rester aveugle face aux embûches de l’administration d’État, institutionnellement conservatrice, ou devant la lourdeur des pouvoirs constitutionnels concédés au Sénat, capables de bloquer les décisions et de renvoyer le volontarisme à des paroles ne prêtant pas à conséquence. À l’inverse, il ne s’agit demain ni d’oublier l’indécence de lois comme celles « contre le séparatisme » ou pour la « Sécurité globale », ni d’accepter des compromissions avec les lobbies du capitalisme extractiviste ou de ses versions lessivées par les sirènes du numérique et du green washing.
L’enjeu est plus prosaïquement de ne pas injurier l’avenir et de saisir les opportunités de défendre, ici et là, des décisions en phase avec nos convictions écologiques, féministes, décoloniales, sociales et solidaires au lieu de camper dans une opposition intégrale à toutes les propositions de la future majorité, et ce d’autant plus si celle-ci s’avère très relative. Les pressions sur le Président Macron et ses soutiens auront plus ou moins de chance de fonctionner selon les sujets. Gageons qu’elles pourraient aboutir à quelque résultat, par exemple, sur la revalorisation des établissements de santé et médico-sociaux. Le chemin sera plus pentu pour défendre la protection sociale, plus rude encore sur l’écologie, et imprenable sur la question nucléaire. Quant aux limites de la « valeur travail » et les perspectives à terme d’un revenu de base pour tout ou partie de la population – histoire, dans un premier temps, de ne pas dire « universel » – c’est peu dire que l’horizon manque de lumière. L’idée, peut-être d’une douce utopie, serait de composer parfois sans jamais se compromettre, et de préparer ainsi un changement plus fondamental pour demain ou après-demain. Question d’attitude. D’ouverture à la pluralité plutôt que de fermeture à tout ce qui pourrait nous contredire. Il y aura des conflits, mais peut-être aussi des accords pour permettre d’expérimenter dans les territoires, sur la construction en cours d’une Europe sociale et politique plutôt que seulement financière, ainsi que sur des pistes pouvant nous amener demain sur la voie d’un revenu universel d’un montant suffisant, automatique et inconditionnel. Aujourd’hui, au lendemain de la déception du premier tour et du soulagement du second tour de l’élection présidentielle, notre ambition n’est pas d’éteindre nos rêves, mais, de rester suffisamment à l’écoute de toutes et tous pour tenter de les concrétiser, en France comme au-delà de nos frontières hexagonales.