Chroniques algériennes

Chroniques sur les évènements en Algérie

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Le 8 mars 2019 à Oran

La manifestation du 8 mars 2019 a dépassé toute espérance. Les marcheurs surgissaient de partout. Le centre ville d’Oran s’est transformé en une marée humaine splendide à observer et à visualiser. On peut évoquer la présence de foules multiples et séparées qui se sont appropriées avec un ravissement bon enfant les différents espaces publics, sans entraves ni interdits. Aucun policier n’était présent sur l’itinéraire: place d’armes, rue Emir Abdelkader, rue Larbi Ben M’hidi, Wilaya, Front de mer. La fête était belle. J’entendais autour de moi, le mot récurrent « l’indépendance » » ou plutôt d’une nouvelle indépendance. Tout l’indiquait : klaxons de voitures et de motos, les youyous stridents des femmes, le drapeau flottant entre les mains frêles des jeunes marcheurs, encerclant leurs corps enfin libres. Des hommes et des femmes, du haut de leurs balcons faisaient le signe de la victoire en direction des jeunes manifestants qui leur répondaient en levant les yeux vers le haut. « Le corps qui se relâche et brise la glace », nous dit Aïcha Kassoul, dans son très beau roman « La colombe de Kant »(2017).

L’inventivité du langage ordinaire

Magnifiques corps en mouvement des jeunes, très jeunes qui ont su, avec talent et humeur redonner de la résonnance positive à nos vies quotidiennes dominées par un stress profond, principalement lié au mode de gestion politique médiocre de la « cité ». Celle-ci était traversée par l’opacité, les non-dits, les intrigues du palais, les certitudes sur le mot devenu obsolète, celui de « continuité » effacé désormais par le merveilleux mouvement des algériens. Il serait ici trop long de mettre en exergue les mensonges des acteurs politiques, pour se maintenir au pouvoir, rien que pour le pouvoir. A l’opposé, une société, celles des vendredis historiques, aura montré à la face du monde, une autre facette sociale bien plus noble et plus digne, qui remet en question avec panache tous leurs discours mystificateurs. Quelle inventivité inouïe des jeunes méprisés, livrés à eux-mêmes pendant des décennies, qui ont compris dans la souffrance et l’orphelinat politique, bien avant des experts « avertis », que la demeure politique était « polluée » par l’arrogance de ses membres, la rapine scabreuse et un populisme pervers.

Cette inventivité est désormais enracinée dans des traces écrites que personne ne pourra désormais oublier, effacer ou remettre en question. Ecoutons ces slogans merveilleux : « Vous êtes mal barrés. Votre système nuit gravement à notre santé », ou encore : « Peuple connecté, système déconnecté », enfin : «  Ils ont essayé de nous enterrer. Ils ne savent pas que nous étions des graines ».

La date du 8 mars 2019 sera à jamais gravée dans la mémoire collective des algériens. Chacun était proche de l’autre. La marche ne pouvait se faire qu’au ralenti face à ces « mondes sociaux » pluriels et diversifiés impressionnants. Mais je n’ai pas observé de heurts ou de bousculade. Le respect mutuel était prégnant. Quand un manifestant souhaitait doubler une autre personne, la règle de politesse était de rigueur : « excuse-moi, mon frère ». Dés 14h la marche prend son envol à partir de la place du 1er novembre, en face de la mairie, pour se diriger vers la rue Emir Abdelkader. Qu’ils étaient beaux ces jeunes  dans leur accoutrement inhabituel, ce jour de fête  de la femme mais aussi du peuple algérien! Ces femmes en haïk symbolisaient l’Algérie réelle, celle qui donne sens à la vie sociale, culturelle, sans greffes, ni influences extérieures.

Les jeunes manifestants convergent comme un « seul homme et une seule femme» vers l’espace convenu par l’entremise des réseaux sociaux : la place du 1er novembre 1954. On peut de façon très approximative indiquer que l’âge des manifestants se situe en 15 et 30 ans. Vêtus simplement d’un survêtement ou d’un jean, la casquette sur la tête pour certains d’entre eux, la majorité des jeunes, quelque soit leur condition sociale, formaient un ensemble social porteur d’un langage commun avec des mots repris d’une seule voix par tous. Dans leur regard, il n’y avait ni colère, ni haine, mais une forte détermination et une volonté inébranlable d’atteindre leur objectif : mettre fin au 5ème mandat du président-candidat Bouteflika. Ils l’ont clairement exprimé : « S’il le faut, nous marcherons tous les jours, pour en finir avec ce pouvoir ».

Une détermination magnifique

Des petites pancartes bricolées sur un carton ou une feuille de papier, écrites au stylo ou parfois saisies par ordinateur, nous permettait de lire des slogans répétitifs, ayant une forte charge symbolique, donnant une cohésion et une solidarité entre les manifestants tous sur la même longueur d’onde : « pouvoir dégage » ; « non au cinquième mandat » ; « Voleurs, voleurs, ils ont mangé le pays » Des mots d’ordre subtils, s’appuyant sur ce que dit la constitution : « l’article 7 de la constitution : la source du pouvoir est le peuple » ; ou encore : « Non au mouvement par le haut, seul un mouvement par le bas ».

L’originalité du mouvement social porté par l’histoire d’en bas, ces gens de peu déconsidérés, maltraités par les institutions étatiques, que le pouvoir a mis hors jeu, ont donné une belle leçon de démocratie inventive, celle qui est bricolée dans la concertation collective, dans l’écoute de l’Autre. Elle n’est pas née du néant. On la doit en particulier à toute la dynamique collective des jeunes qui ont chanté dans les stades de football, leur refus du pouvoir actuel. Les slogans étaient l’œuvre de différentes personnes. Je n’ai pas observé un encadrement des manifestants ; d’où cette liberté de ton pour beaucoup d’entre eux qui avaient toute la latitude de proposer le slogan imaginé, inventé de belle manière et repris sans contestation par les autres manifestants. Le mouvement social a pu articuler trois éléments indissociables: un patriotisme populaire qui se traduit par l’Amour du pays « c’est mon pays aussi ». Le symbole est incontestablement la proximité physique et affective avec le drapeau national. La dignité, qui est une forme de respect de soi et de l’Autre, qu’on peut traduire par ce terme : » J’existe enfin ! ». La liberté de parole et d’action qui a consisté à se réapproprier l’espace public et politique.

Que nous dit la lettre du 11 mars 2019 de Bouteflika ?

Le pouvoir a répondu par l’astuce et le détournement aux attentes du mouvement populaire puissant et pacifique du 8 mars 2019. Dans cette lettre du 11 mars 2019, le chef de l’État et ses courtisans annoncent de façon victimaire, mettant en exergue le sentiment de pitié, que sa candidature à l’élection présidentielle, n’était pas souhaitée par lui. Alors par qui ? Pourquoi avoir déposé à un rythme temporel vertigineux plus de 6 millions de signatures au profit du candidat président ? Ecoutons-le : « qu’il n’a jamais été question pour moi, mon état de santé et mon âge, ne m’assignant comme ultime devoir envers le peuple algérien que la contribution à l’assise des fondations d’une nouvelle République en tant que cadre du nouveau système algérien que nous appelons de nos vœux ». Âgé et malade, il souhaite tout de même, ce qui n’a pas été fait pendant 20 ans avec un prix du baril à plus de 100 dollars, construire une nouvelle République. Il souhaite être le maître d’œuvre du processus politique dont il est le seul à avoir le secret. Première question: Comment le régime politique déconnecté du réel, arc-bouté au pouvoir rien que pour le pouvoir, ayant contribué à renforcer le système politique par la corruption, le clientélisme et l’allégeance, peut-il prétendre construire autrement le politique ? La magie de la rhétorique politique permet de virevolter d’une posture à une autre en fonction des conjonctures et des situations, quitte à sacrifier quelques lampions, dans le but de rester le maître du jeu.

Des propos sinueux

Convenons le peu de crédit qu’il est possible d’attribuer à ces propos sinueux, jouant à la fois sur sont retrait du cinquième mandat et le maintien au pouvoir pour une durée non précisée, afin d’engager les « changements » qui s’imposent selon une démarche interne au pouvoir. Celui-ci désigne les mêmes hommes confortement installés dans les cercles dominants, disciplinés comme il se doit, et prêts à mettre en exécution les décisions de ceux qui les ont placés. Le contraste est lourd de sens : de la continuité, comme conviction politique forte et répétée pendant 20 ans, objectivant un bilan chiffré produit pour soi et pour ses obligés, sans aucun débat public, le régime politique face au mouvement social, évoque de façon manipulatoire et avec une légèreté qui dépassent tout entendement, la nécessité de réformer un système politique fabriqué par eux ! Faut-il donc être prêt à se renier pour vouloir coûte que coûte, continuer à jouir du pouvoir ?

Tout s’efface face au maître de séance. Rien ne devient important. La constitution est balayée du fait qu’aucun article ne permet de façon aussi cavalière le report des élections présidentielles, sauf en cas de guerre. Deuxième question : Que devient dans ce tour de passe-passe le droit fondamental pour tout Etat tant soit peu respectueux des normes qu’il a lui-même initié ? Elles semblent être oubliées en cours de route, pour nous informer du report des élections, lui permettant de continuer son « œuvre ». Le ton devient doucereux, « respectueux » de la population à l’origine de ce report. La rhétorique se reproduit. Rappelons-nous : le président-candidat ne s’est présenté au 5ème mandat que sous la « pression du  peuple ». Le « sacrifice » aura été le maître-mot dans la première lettre de candidature à l’élection présidentielle. Il redevient modeste et disponible, malgré sa maladie et son âge, nous dit-il, pour relever le défi de la nation. Tout est dans l’inversion sémantique : il est dans « l’obligation » de répondre aux exigences de la population. Il ne le souhaite pas ! Allons donc. C’est plus fort que lui !

La disqualification du droit

Dans la dernière missive, il s’agit de faire taire toute « appréhension ». Convenons de la légèreté du mot qui semble très inadéquat et irrespectueux en eu égard à la colère de tout un peuple. Il dit en substance ceci : «  Le report de l’élection présidentielle qui a été réclamé vient donc apaiser les appréhensions qui ont été manifestées afin d’ouvrir la voie à la généralisation de la sérénité, de la quiétude et de la sécurité publique dans l’objectif d’entreprendre ensemble les actions d’importance historique qui permettront de préparer le plus rapidement possible l’avènement d’une nouvelle ère en Algérie ». Autrement dit, les mots ensorcelants et envoutants évoqués (« quiétude, nouvelle ère, importance historique ») doivent encore nous permettre de « dormir » paisiblement pour permettre à la situation de retrouver la fameuse « stabilité » au cœur de la grammaire du pouvoir politique. Il n’a donc que faire du droit devenu secondaire et marginal. Face aux revendications politiques exprimée par la population durant plus de 3 semaines, exigeant la rupture avec le système politique en vigueur, il est important, quitte à s’inscrire dans le déshonneur politique, à décridibiliser son image sociale, à faire abstraction de toute conviction, d’affirmer : « J’y suis, j’y reste ». Le pouvoir ne lui reste qu’une seule alternative : user de la malice pour poursuivre le quatrième mandat. L’implicite de la lettre peut se lire comme suit : « Malgré toutes vos manifestations que j’ai entendu, je resterai au pouvoir sans votre consentement. Je fabriquerai « le changement » dans la continuité, avec les mêmes acteurs politiques qui me sont dévoués corps et âme. Je préparerai ma succession à partir de mes propres normes ». La lettre est enrobée de mots mystificateurs et paternalistes pour concrétiser l’objectif essentiel : sauver ce qui reste d’un système politique en empruntant des chemins tortueux dominés par la tactique politicienne la plus saugrenue au détriment de la rigueur morale et juridique.

« L’angélisme politique »

« L’angélisme politique » dit avec dérision, se poursuit. La lettre annonce la tenue d’une « conférence nationale inclusive et indépendante ». Le chef est toujours le même. Ses adjoints vont organiser cette conférence. Elle n’est dés lors plus indépendante. Ce sont d’anciens compagnons appelés en urgence, hommes du sérail, en l’occurrence Lakhdar Brahimi et Lamamra. Paradoxal tout de même ! Les jeunes générations ont pourtant montré avec force et détails, leurs capacités à dire le sens de leurs luttes, semblent bien loin de ce processus politique. Mais qu’importe ! La conférence doit se tenir avec un personnel politique qui a l’assentiment du cercle politique dominant. La rhétorique réapparait avec des mots puissants et forts qui donnent faussement l’impression que tout se décidera au cours de cette conférence. « Parlez ! C’est moi qui décide » !   Les mots sonnent faux. Ils sont évoqués surtout pour sauver la face du pouvoir. Il faut être naïf ou peu connaisseur des arcanes du pouvoir fonctionnant à l’intrigue et à la manipulation depuis de longues décennies, pour prendre pour argent comptant les éléments généraux de cette lettre concernant la conférence. Elle se donne à lire au premier degré, comme l’espace de pouvoir par excellence ! Cette conférence fourre-tout, sans objectifs précis, se présente comme totalisante : « La conférence nationale inclusive et indépendante sera une enceinte dotée de tous les pouvoirs nécessaires à la discussion , l’élaboration et l’adoption de tous types de réformes devant constituer le socle du nouveau système que porte le lancement du processus de transformation de notre État-nation ».

Peut-on sérieusement croire qu’une conférence de quelques jours dont on ignore la composante sociale et politique, puisse être à même, dans un État peu performant, dans le flou socio-organisationnel, puisse répondre à autant d’objectifs généraux à la fois ? Il faut gagner du temps. Pour cela, la conférence devient l’espace de rencontré idéal pour le cercle politique dominant !