91. Multitudes 91. Eté 2023
Majeure 91. Conspirations hors complots

Boîte à outils pour l’étude des conspirationnismes

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DO YOUR OWN RESEARCH ! semble être devenu un slogan largement partagé dans les milieux conspirationnistes. Le statut de ce quil faut entendre par « recherche » dans ce slogan est au cœur de ce qui fait légitimement débat. À laide de quelques distinctions utiles glanées dans des études récentes, de quelques évidences à garder en tête, de quelques principes contre-intuitifs pour revisiter ces évidences, et de quelques pistes bibliographiques, les pages qui suivent proposent une petite trousse de premier secours visant à outiller les intelligences en puissance qui se rassemblent (ou se confrontent) autour daccusations de conspirationnisme. FAISONS NOS RECHERCHES NOUS-MÊMES !

Quelques types de conspirationnisme

I.1. En caractérisant la croyance conspirationniste comme le fait de « croire qu’une organisation composée d’individus ou de groupes a agi ou est en train d’agir secrètement à des fins malveillantes », Michael Barkun (2003) en propose trois traits constitutifs : a) rien narrive par accident ; b) rien nest vraiment ce quil paraît ; c) tout est connecté. Il distingue aussi trois échelles de croyances conspirationnistes : l’événement (ponctuel), le système (économico-politique) et la superconspiration (universelle).

I.2. Barkun (2003) articule par ailleurs le lien fréquent entre conspiration et millénarisme à travers trois types, qui correspondent à trois phases historiques : à un millénarisme religieux aurait succédé un millénarisme séculier d’ordre idéologique, typique de la modernité, auquel succèderait depuis deux décennies un millénarisme improvisationnel. Il caractérise ce dernier par l’emprunt incessant et indiscriminé d’éléments parfaitement hétéroclites, comme les religions occidentales et orientales, l’ésotérisme New Age, des idéologies politiques radicales de l’extrême-gauche comme de l’extrême-droite, sans conscience apparente des incompatibilités potentielles entre les éléments ainsi réunis. Au sein de telles improvisations, le conspirationnisme, plus ou moins légitimement méfiant envers les savoirs officiels émanant des pouvoirs en place, tend à surcompenser sa critique de l’ordre établi en favorisant a priori ce que Barkun appelle les savoirs stigmatisés, c’est-à-dire les prétentions au savoir marginalisées ou rejetées par les universités, les gouvernements, les administrations, etc.

I.3. Russel Muirhead & Nancy Rosenblum (2019) ont opposé un (ancien) conspirationnisme denquête, qui servait de catalyseur à de réelles investigations visant à dévoiler des collusions secrètes (potentiellement réelles), à un (nouveau) conspirationnisme dinvectives (dont les représentants emblématiques seraient Donald Trump et ses partisans), qui se contenterait de faire circuler des accusations sans faire l’effort de chercher à les soutenir par la moindre apparence de preuve. Au lieu de « théories du complot », on aurait ici des allégations de complot sans théorie.

I.4. En relevant que « les recherches » menées par certains milieux complotistes (QAnon) se contentent souvent de taper deux mots dans un moteur de recherche et de considérer tout résultat comme l’indice d’un lien de causalité entre les deux phénomènes ainsi nommés, Wu Ming 1 (2022) propose d’opposer les « fantasmagories de complot », à vertus hallucinatoires, aux « hypothèses de complot », à vertus heuristiques. Dans le même registre, Nadia Urbinati (2022) propose de distinguer le conspirationnisme pragmatique, qui se mobilise en vue d’opérer des transformations sociales ciblées selon une stratégie réaliste (et qui fait le quotidien de la plupart des partis politiques), du conspirationnisme systémique, qui berce ses adeptes dans des lamentations impuissantes, ne leur laissant le choix qu’entre des imaginations paralysantes et des emballements incontrôlables.

I.5. Pour faire converger ces différentes distinctions, et même si l’usage n’en est pas encore établi, on pourrait établir une polarité entre d’une part, le complotisme, défini comme la tendance à se liguer (plus ou moins) secrètement en réponse à l’imagination délirante qu’un complot caché, universel et tout-puissant contrôle intégralement l’ordre du monde et, d’autre part, le conspirationnisme, qui anime des démarches de recherches para-institutionnelles à propos de collusions documentables entre des formes (partielles) d’hégémonie associant savoir et pouvoir. Par cette animation de recherches, le conspirationnisme nourrit la constitution de collectifs conduits à « respirer ensemble » (con-spirare) contre des ordres politiques perçus comme oppressifs. « Le complot évoque l’image de conjurés réunis dans la même pièce, et ourdissant ensemble un plan précis d’après une volonté explicite et partagée. Il repose sur un secret commun qui peut donc aisément être trahi. La conspiration n’a, elle, aucun besoin de réunir ses membres. Elle flotte. Son élément est aérien. L’ entente, ici, peut rester tacite, diffuse, aussi insaisissable qu’une idée » (Manifeste conspirationniste 52). Peter Szendy (2022) relève pour sa part que, dans la Rome de Cicéron, « conspirer oscille entre, d’une part, la parfaite unité ou unanimité sympneumatique et, d’autre part, la sédition ou la sécession ».

I.6. On serait alors conduit à distinguer entre les cas de complotisme émanant de groupes sociaux en position majeure, c’est-à-dire profitant de dominations systémiques qu’ils cherchent à perpétuer (comme les Blancs suprématistes réunis autour de QAnon, ou comme les mâles frustrés autoqualifiés d’Incels), et les cas de conspirationnismes émanant de groupes en position mineure, c’est-à-dire en lutte contre des dominations systémiques dont ils sont les victimes (comme les Black Panthers).

I.7. À partir d’une telle polarité, il serait possible de se situer d’une façon plus fine envers les phénomènes observés. Pour ce faire, passons par une analogie : on peut parfaitement être opposé à l’islamisme (défini comme une interprétation intégriste de l’islam instrumentalisée par certains groupes pour accéder au pouvoir et perpétuer un patriarcat révoltant), tout en dénonçant en parallèle les dangers bien réels de l’islamophobie, qui se pare régulièrement des attraits de l’anti-islamisme. De la même façon, on peut lutter fermement contre les facilités et les méfaits du complotisme (de QAnon ou des Incels), tout en dénonçant en parallèle les dangers de l’anti-conspirationnisme, aussi qualifié de ratio-suprématisme, qui s’arc-boute sur une définition intégriste de « la raison » (conjuguée au singulier et alignée sur les savoirs-pouvoirs dominants) pour disqualifier les pratiques et les contenus des revendications « conspirationnistes ».

Faute de pouvoir prétendre couvrir lensemble des phénomènes complotistes ou conspirationnistes, ce dossier de Multitudes sattache surtout à proposer des outils de critique de lanti-conspirationnisme ratio-suprématiste qui tient le haut du pavé sur la scène intellectuelle et médiatique officielle française actuelle.

Quelques éléments de déniaisage littéraire
de l’anti-conspirationnisme

II.1. Comme l’a développé Bruno Latour tout au long de son œuvre, les faits (objectifs, scientifiques) ne tombent pas « tout faits » des arbres de la nature : il faut les fabriquer à l’aide d’artifices techniques souvent très élaborés (et coûteux). Cela les expose à l’accusation d’être des « fabrications ». Leur caution de validité tient à la capacité des scientifiques à expliciter les démarches (et les motivations) qui ont guidé leur fabrication.

II.2. Comme l’a bien exprimé Lisa Gitelman dans le titre d’un de ses ouvrages, la notion de donnée brute est un oxymore (raw data is an oxymoron) : les données (data) résultent de saisies (capta) émanant d’appareils de capture qui ne saisissent que quelques facettes très limitées de nos réalités multi-faciales.

II.3. Comme l’a bien établi la tradition herméneutique, ni les faits, ni les données ne parlent par soi-même : il faut toujours les interpréter pour leur trouver/forger un sens. Or ce travail d’interprétation relève le plus généralement d’une dynamique circulaire, le cercle herméneutique, ancêtre lointain de nos « bulles informationnelles » : c’est parce que je lis les données à partir d’une certaine grille interprétative (rarement arbitraire, mais toujours discutable) que je suis conduit à y trouver telle ou telle signification, telle ou telle valeur pratique ou affective – et c’est parce que je lis tel quotidien que j’en ai tiré cette grille interprétative.

II.4. Comme l’a bien soutenu Donna Haraway, tout savoir – aussi objectif se prétend-il – est toujours nécessairement situé à partir d’une certaine position historico-sociale qui conditionne la perspective adoptée envers les réalités considérées. Le travail fait pour situer le savoir proposé ne relève nullement du subjectivisme, mais d’une objectivation à la puissance 2 : j’essaie non seulement d’objectiver les données et les faits établis par mon investigation, mais aussi les conditions de capture des données et de fabrication des faits qui ont guidé ma construction de connaissances. Le ratio-suprématisme tend à nier (ou à sous-estimer systématiquement) le besoin de viser à cette objectivation à la puissance 2, que le conspirationnisme pousse à expliciter.

II.5. Comme l’ont relevé depuis longtemps les théoricien·nes du récit, les faits isolés ne prennent sens existentiellement pour nous autres humain·es qu’insérés au sein de schèmes de causalité plus ou moins simples que nous appelons des histoires. C’est en nous racontant des histoires (toujours partielles, donc toujours plus ou moins partiales) que nous nous positionnons dans ce que nous sommes conduit·es (par les media à notre disposition) à considérer comme « notre monde ». Et puisque les histoires, comme les faits, ne tombent pas toutes faites des arbres de la vérité, la fabrication d’une histoire risque toujours d’inclure une certaine part de fiction (due au choix des événements narrés, des points de vue adoptés, des voix énonciatrices). Le conspirationnisme a donc raison de clamer qu’« on nous raconte des histoires » : le complotisme est dangereux non pas tant parce qu’il nous raconte des histoires (ou parce qu’il prétend qu’on nous raconte des histoires), mais parce que les histoires qu’il nous raconte sont « horribles » (comme le dit Stefania Consigliere dans ce numéro de Multitudes).

II.6. Comme l’a bien souligné Vilém Flusser, nos conceptions dominantes de « la raison » et de la causalité restent dépendantes du modèle de lécriture linéaire, selon la flèche unique et monodirectionnelle reliant une cause → un effet. Nos imaginaires sociaux et nos modes de rationalité sont tragiquement inadaptés aux déferlements de « techno-images » bi- ou tri-dimensionnelles qui nous plongent dans des modes d’affections radicalement multidimensionnels, récursifs et non-linéaires. Davantage que comme le symptôme d’une idiotie individuelle ou d’une bêtise de masse, le conspirationnisme gagnerait à être interprété comme la manifestation locale de cette inadéquation systémique.

II.7. Comme l’avait bien signalé Fredric Jameson (1992), ce qui est dénoncé comme complot résulte généralement d’un effort pour se doter d’« une vision impossible de la totalité (…) retrouvée au moment où la possibilité du complot confirme la possibilité de l’unité même de l’ordre social ». Alors que l’anti-conspirationnisme est essentiellement analytique, selon une approche ponctuelle de la vérité (fake news, fact checking, etc.), le conspirationnisme répond à un irrépressible, légitime et salutaire besoin de synthèse (faire monde, faire sens, s’orienter). C’est ce que Jameson épinglait du terme de cognitive mapping, tout en reconnaissant que l’époque « postmoderne » tendait à fragmenter et désorienter nos perceptions du monde. Dès lors que tout savoir est situé, toutes prétention de synthèse totalisante ne présente toutefois la totalité qu’à partir d’une perspective limitée.

II.8. Comme l’ont bien analysé les critiques littéraires depuis plusieurs décennies, les façons dont nous cherchons à rendre compte du monde mettent fréquemment en jeu des décalages énonciatifs subtils et nuancés (dialogisme, polyphonie, pastiche, ironie, auto-dérision, etc.). Ce n’est pas parce que je dis « je » que mon assertion peut être mise automatiquement au crédit de mon identité (de mes croyances, valeurs, finalités). Comme l’a bien exploré la psychanalyse lacanienne, nos subjectivités sont clivées entre des aspirations et des formulations souvent contradictoires entre elles. Des propos conspirationnistes énoncés dans tel ou tel cercle d’amis, postés sur tel ou tel réseau social, à tel ou tel moment, en réponse à telle ou telle provocation, pourront exprimer des rapports d’adhésion ou de distance très variables entre ce que dit une personne et ce qu’elle croit vraiment. Et dès lors qu’il est extrêmement difficile de déterminer ce que croit vraiment une personne, le pragmatisme est bien avisé de dégonfler les questions de croyances en questions d’agissements et de comportements.

II.9. Comme l’ont amplement exploré les arts du roman, du théâtre, du cinéma ou des séries télévisées depuis plus d’un siècle, les énonciations artistiques ont l’avantage sur les déclarations politiques de pouvoir élaborer des dispositifs multi-perspectivistes : un scénario peut nous faire revivre la même scène du point de vue de plusieurs personnages (et donc de plusieurs systèmes de valeurs) différents et souvent antagonistes entre eux. La totalisation interprétative proposée aux lecteurs et aux spectatrices passe par le décentrement de soi, par une « aliénation » qui fait temporairement adopter le point de vue alien de l’adversaire potentiel. Les principaux dangers du complotisme, du conspirationnisme et de l’anti-conspirationnisme tiennent à ce qu’ils convergent tous vers des dispositifs mono-perspectivistes, là où les pratiques artistiques permettent de cultiver les capacités multi-perspectivistes endémiques dans les multitudes – capacités devenues essentielles à la co-habitation multi-culturelle de la Terre à l’ère de la planétarité.

De par la sensibilité quelles ont développée envers toutes ces questions depuis des décennies, les études littéraires sont en avance sur les sciences sociales traditionnelles pour éclairer nos analyses des phénomènes complotistes et conspirationnistes. Leur exclusion des débats tenus à ce propos contribue à perpétuer des naïvetés pseudo-rationnelles que leur remobilisation aiderait à « déniaiser ». Cela passerait par un triple déniaisage : herméneutique (tout savoir est une construction interprétative), fictionnel (la factualité et la causalité sont à comprendre au sein de, plutôt quen opposition à, la narrativité et la fictionnalité) et énonciatif (dès lors que nous nous exprimons en public, nos voix ne reflètent jamais directement nos identités et nos croyances, mais jouent avec des décalages paratopiques complexes et souvent retors). Tentons maintenant dappliquer ces principes aux dynamiques qui semblent régir la propagation du conspirationnisme.

Quelques principes dynamiques du conspirationnisme

III.1. La motricité prime sur la sensorialité. Ce que nous sentons (voyons, entendons) est fonction de ce que nous avons besoin de percevoir pour pouvoir satisfaire nos besoins vitaux (se nourrir, se loger, pouvoir payer ses factures). Dans ses cours sur Imagination et invention, Gilbert Simondon suggère que la forme du sein maternel et la mise en forme des lèvres qui permet de le sucer constituent une « image a priori », où la motricité précède la sensorialité. Cela se poursuit dans notre rapport ultérieur à « la vérité ». Nos attentes pré-conditionnent nos attentions. Nous pouvons donc être poussés à préférer un délire complotiste contre une vérité d’évidence, dès lors que le premier semble plus conforme à nos besoins vitaux.

III.2. L hallucination précède la perception. Comme l’a montré Andy Clark dans Surfing Uncertainty, notre découverte et notre compréhension du monde reposent sur des processus de prédictions projectives : « les systèmes naturellement intelligents n’attendent pas passivement que leur arrivent des stimulations extérieures. Ils essaient constamment de prédire activement les flux de stimulations sensorielles avant que celles-ci ne leur parviennent », ne les corrigeant (parfois) que dans un second temps, lorsque ces données s’avèrent incompatibles avec les prédictions. Autrement dit, « la perception est une hallucination contrôlée » (Clark 2016, 14 & 52).

III.3. La socialité prime sur la factualité. Nous avons besoin de croire et nous croyons toujours avec d’autres (qui forment communauté). Or croire durablement avec autrui est parfois plus important que se conformer à l’évidence ponctuelle des faits.

III.4. La miniaturisation multiplie les perspectives. La miniaturisation et la multiplication des appareils de diffusion-réception d’images (smartphones, camécrans) tend à multiplier les perspectives contradictoires documentant nos réalités complexes sous leurs diverses faces. Comme l’illustrent les vidéos de rue YouTubant des cas de violences policières racistes, cette multiplication met en circulation des images (sons, discours, récits) qui expriment des points de vue et qui attestent des hypothèses très diverses – et potentiellement antagonistes – sur nos causalités enchevêtrées.

III.5. La complexité corrode lunanimité. Nos organisations sociales de plus en plus différenciées multiplient les perspectives partielles à partir desquelles chacun·e de nous envisage la complexité croissante de nos causalités enchevêtrées. La multiplication des sources d’images, due à la diffusion des smartphones servant à documenter des réalités de plus en plus fragmentées, contribue à cette multiplication des perspectives. Il devient donc de plus en plus difficile de se mettre d’accord sur la signification des images de plus en plus diverses que nos réseaux numériques font circuler entre nous.

III.6. L antagonisme consolide les communautés. Nous croyons d’autant plus fortement avec nos semblables que nous nous liguons pour croire-contre ce(ux) que nous identifions comme des ennemis. Les hypothèses complotistes aident à souder les communautés en attribuant la frustration de certains besoins à des intentionnalités malveillantes.

III.7. L intelligibilité prime sur la complexité. Toute compréhension de liens de causalités consiste en une simplification de l’intrication de chaines causales infinies dont résulte tout événement. Là où le complotisme tend à inventer des causalités imaginaires (la pédophilie gouverne le monde), le conspirationnisme se contente souvent de sélectionner une chaîne causale parmi beaucoup d’autres pour l’élever au statut de cause suprême. En ce sens, l’anti-capitalisme relève du conspirationnisme : il invite des activistes à respirer-ensemble dans une lutte contre la conspiration des capitalistes élevée au rang de cause première des problèmes contemporains. Le conspirationnisme permet de rendre (partiellement) intelligible un enchevêtrement de causalités dont l’hypercomplexité risque toujours d’inhiber toute intervention. Ce faisant, il opère comme un catalyseur de mobilisations politiques (parfois fourvoyées, mais néanmoins puissantes) : nous agissons parce que nous croyons (partiellement à tort) avoir identifié la cause décisive d’une situation. Cela n’est dangereux que quand on identifie les conspirateurs à un certain groupe social à réprimer et/ou quand on érige son principe d’intelligibilité partielle en source unique et exclusive d’explication.

III.8. L extractivisme attentionnel du modèle économique des plateformes commerciales oblitère le développement du multi-perspectivisme. Dès lors que nos appareils de communication opèrent à travers des réseaux régis par la marchandisation de l’attention (et du « surplus comportemental » de Shoshana Zuboff), et dès lors que les affects de détestation antagoniste et les bulles de filtre rapportent davantage de profit que la promotion du multi-perspectivisme, l’extractivisme attentionnel des GAFAM tend à exacerber la polarisation des attentions autour d’attracteurs complotistes. Cette logique commerciale centripète pousse à aligner l’interprétation de ces data pluralistes sur des schèmes explicatifs fortement polarisés par des positionnements antagonistes, qui neutralisent le pluralisme des perspectives.

III.9. Les vertiges du ludisme viral priment sur les calculs dintérêts et sur les rationalités politiques. Les appareils et les réseaux d’interaction par lesquels passent nos communications numériques titillent irrésistiblement les instincts de jeu de l’homo ludens qui sommeille en chacun·e de nous. La gamification conspiratrice accueillie par les diverses plateformes (Wu Ming 1 2022) stimule les quatre dimensions du jeu mises en lumière par Roger Caillois (1958) : on y joue fréquemment des rôles sous des identités d’emprunt (mimicry) ; on s’y expose au hasard de sérendipités plus ou moins heureuses (alea) ; on y ferraille abondamment à coup d’évaluations critiques et de dénonciations vengeresses (agôn) ; et enfin, quand un post ou un tweet devient viral et que les like ou retweet s’envolent en courbe exponentielle, l’emballement suscite un vertige de saut à l’élastique (ilinx). Les plus sinistres harcèlements en ligne comme les plus invraisemblables théories complotistes participent d’un vertigineux frisson ludique (et narcissique) dont les dénonciations ratio-suprématistes négligent la force d’attraction. De ce point de vue, le modèle le plus éclairant pour comprendre nos machines à communiquer est sans doute à trouver dans la brillante et inquiétante analyse développée par Natasha Dow Schüll (2014) à propos des machines-à-sous de Las Vegas.

Quelques pistes pour un médiactivisme expérimental progressiste

IV.1. Il est important de ne sous-estimer ni les dommages épistémiques ni les risques politiques d’un complotisme qui est pour l’instant l’apanage d’une extrême-droite suprématiste intoxiquant les populations avec des fantasmes d’« État profond » et de « grand remplacement » (Wu Ming 2022 ; Bronner 2022). Comme le remarque pertinemment Naomi Klein (2020), la vague actuelle de complotisme correspond parfaitement à la stratégie confusionniste exprimée par Steve Bannon, le conseiller de Donald Trump, visant à « submerger la sphère médiatique sous la merde » (flood the zone with shit), de façon à achever de désorienter politiquement des citoyens déjà passablement perdus par les complexités du monde. Cette conscience des dangers réels du complotisme ne doit toutefois pas conduire à absolutiser la démonisation de toute forme de conspirationnisme : le danger est de se trouver pris en tenailles entre un complotisme et un anti-conspirationnisme aussi simplistes et primaires l’un que l’autre. Or Katherine Thalmann (2019), Nicolas Guilhot (2022), Clare Birchall & Peter Knight (2022) rappellent que, contrairement à ce qu’on entend trop souvent,  notre époque n’est sans doute pas celle où le conspirationnisme a été le plus florissant (les années 1790-1800 ou la fin du XIXe siècle ont connu des fièvres sans doute plus aigües) ;  si la dynamique commerciale des plateformes joue un rôle central dans la diffusion du complotisme et la polarisation des opinions, Internet est loin d’en être le seul ni même le principal responsable (Fox News, Rupert Murdoch ou Bolloré méritant d’être incriminés à égalité avec les technologies digitales) ;  des études plus fines des bulles de filtres montrent qu’elles sont au moins autant dues aux perceptions humaines des pertinences qu’à la seule logique des algorithmes ;  un esprit complotiste semble parfois animer les ratio-suprématistes dans les réductions simplificatrices qui sous-tendent leur diabolisation du conspirationnisme.

IV.2. La panique morale entretenue par les anti-conspirationnistes ratio-suprématistes mérite d’être interprétée comme un réflexe de protection de la part de dominants sentant que l’ordre épistémo-politique établi, dont ils bénéficient, tend à leur échapper. Il ne faudrait pas oublier que les pratiques d’intoxication de l’opinion – dont les dénonciations ratio-suprématistes ciblent aujourd’hui en grande majorité des acteurs non-gouvernementaux – ont depuis très longtemps été (et restent largement) le fait de ces conspirateurs en chef que sont les gouvernements (depuis les armes de destructions massives irakiennes jusqu’à la dénazification de l’Ukraine) et les multinationales (depuis la promotion des denrées sucrées jusqu’au négationnisme climatique) (Becker 2002, 2009). Muir & Rosenblum (2020) suggèrent que le complotisme trumpiste a pour visée de saper certains fondements de la capacité des démocraties libérales à se gouverner. Mais cette stratégie d’ungoverning doit elle-même être comprise comme une réaction (désespérée) à la réticence croissante dont font preuve nos populations (éduquées et connectées) envers le fait d’être gouvernées (par des politiques largement ineptes) : le conspirationnisme den bas mérite dêtre interprété comme une résistance au conspirationnisme den haut. Les complotistes (bolsonaristes, trumpistes, zeymouristes) pratiquent « l’ingouvernement », tout en surfant sur le fantasme d’un gouvernement autoritaire, parce que les conspirations émergentes des multitudes s’avèrent ingouvernables : elles tendent à résister de plus en plus obstinément aux politiques surplombantes assurant le maintien en place des inégalités engoncées dans les rouages des collusions de fait entre capitalisme globalisé et État nationaux.

IV.3. David G. Robertson (2022) suggère que la qualification de « conspirationniste » opère aujourd’hui de la même façon que la référence à la « sauvagerie » ou à la « religion » pour disqualifier un uncivilized Other qui est perçu comme une menace par « l’ordre capitaliste-colonial-protestant-patriarcal ». Comme le colonisé, le conspirationniste « doit être gouverné pour son propre bien ». Selon Robertson, « l’ère « post-vérité » n’est pas l’apothéose de l’irrationnalité, mais la démocratisation (et la décolonisation) du droit à déclarer ce qui tient lieu de vérité ». Cette déclaration emphatique pourra paraître peu en phase avec la réalité du complotisme actuellement le plus en vue (d’extrême-droite), qui vise à défendre les privilèges suprématistes blancs bien davantage qu’à décoloniser quoi que ce soit. Le parallélisme entre conspirationnisme et religion mérite toutefois de retenir notre attention, particulièrement dans le contexte français encore largement structuré par « l’idéal républicain ». En réduisant le débat à une confrontation entre fantasmes complotistes et saine rationalité, on se laisse emprisonner dans l’opposition entre deux types d’intégrismes symétriques, aussi toxiques l’un que l’autre. Ce faisant, on écrase les formes mineures de socialités oppositionnelles souples, rassemblées autour des croyances vécues et pratiques, plutôt qu’autour d’un corpus de dogmes ou de principes abstraits. Ce sont ces socialités de proximités effectives et affectives, dénoncées comme appartenant à « l’autre non-civilisé », que Valentina Desideri & Stefano Harney appellent, dans ce dossier, des « conspirations sans complot » : quoique devant parfois recourir à la clandestinité quand les pouvoirs en place sont trop tyranniques, elles sont tissées de confiance, de sollicitudes mutuelles, de croyances communes et d’auto-dérisions partagées. Et ce sont sans doute elles qui constituent le meilleur contrepoison aux intégrismes et aux complotismes de tout poil.

IV.4. Lorsqu’Aris Komporozos-Anthanassiou (2022) analyse certaines de ces conspirations sans complot comme des « communautés spéculatives », il ajoute un élément crucial à la compréhension de la situation présente : la difficulté que les individus trouvent à se rassurer dans un monde dont tous les signaux d’alerte virent au rouge. Communions religieuses, associations activistes et solidarités communautaires font miroiter (et parfois incarnent réellement) des perspectives de rassurances mutuelles que complotismes et conspirationnismes ne font que mimer (largement à vide) tant qu’ils se cantonnent à des échanges en ligne. La caractéristique de ces communautés spéculatives – partiellement réelles (sur les rondpoints pour les Gilets jaunes), partiellement imaginaires (sur les groupes Facebook) – est que leurs sentiments et angoisses de précarisation peuvent les pousser aux paris les plus improbables (croire pouvoir faire fléchir un gouvernement par le port d’un vêtement fluo lors de rassemblement hebdomadaires).

IV.5. Ce que ravivent de telles conspirations spéculatives, c’est la dimension expérimentale de lactivisme politique. Tenter des coups improbables, croire à l’impossible, provoquer insolemment les certitudes en place, défier ouvertement ce que Mark Fisher (2022) a baptisé du terme de « réalisme capitaliste » : voilà ce qui se pratiquait joyeusement dans les années 1960, mais qui n’a guère de place dans la palette d’actions politiques actuelles – sauf peut-être dans le médiactivisme de l’écologie radicale, qui reprend de la vigueur depuis quelques années. Expérimenter à même la société est devenu le privilège de l’activisme néolibéral, qui ne s’est nullement embarrassé de prévisions scientifiques et de collectes de données empiriques pour « (contre-)réformer » nos institutions. C’est une foi et une hypocrisie toute religieuses qui ont nourri ses agissements (contre-)révolutionnaires. Les conspirationnistes de droite (évangélistes, libertariens, suprématistes, néofascistes) font preuve des mêmes audaces spéculatives : submergez la zone sous la merde, accrochez-vous au pinceau, et priez pour que tout finisse bien ! Cette attitude irresponsable n’a bien entendu pas à être prise en exemple – Vive la mort ! est le slogan fasciste par excellence. Mais c’est peut-être la soumission de la gauche à la rationalité illusoire du réalisme capitaliste qui a poussé une partie des multitudes dans les bras des communautés spéculatives d’extrême-droite – dont un cas emblématique est merveilleusement analysé par Fabian Muniesa (2022) au titre de la « finance paranoïaque ».

IV.6. Pour ne pas aligner symétriquement un « conspirationnisme de gauche » sur les aberrations et les horreurs du complotisme de droite, le défi est dès lors de nourrir et encadrer le médiactivisme expérimental avec la richesse des analyses en sciences sociales qui ont fleuri dans les universités et les collectifs de terrain au cours des dernières décennies (mais qui peinent dramatiquement à gagner en traction sur les opinions publiques). La force des politiques progressistes tiendra bien entendu à leur rationalité supérieure (plus inclusive, plus juste, plus durable, plus planétaire). Mais outre cette différence de contenu, il faudrait aussi viser à une différence de ton. Si un certain humour (souvent cruel) donne parfois une force ravageuse au complotisme d’extrême-droite, la puissance du comique doit pouvoir être (re)mise au service des causes progressistes. Une large partie de la gauche écologique est aussi victime de son esprit de sérieux (de ses geignements victimaires, de ses lamentations nostalgiques et de ses tonalités apocalyptiques) que de son automutilation pseudo-rationnelle dans le cadre du réalisme capitaliste. Apprendre à rigoler ensemble est peut-être le premier pas pour (ré)apprendre à respirer ensemble les atmosphères enjouées, expérimentales et expériencielles d’un médiactivisme à réinventer.

Face à lévidente toxicité du complotisme et face à linsuffisance des conspirations en ligne, le moment actuel semble avoir surtout besoin de mouvements sociaux progressistes – qui ne se contentent pas de retweeter des rumeurs, de diffuser des mèmes ou de fantasmer des complots, mais qui sont néanmoins intimement articulés avec ce qui circule sur les ondes et sur les réseaux. Si cette majeure de Multitudes – qui fait suite au no 89 consacré à lIntelligence en Open Source – appelle chacun·e À FAIRE SES PROPRES RECHERCHES (collectivement), ce nest pas tant pour enrôler le conspirationnisme sous la bannière dun médiactivisme renouvelé, mais bien davantage pour aider à repérer ce qui, dans certaines formes de mobilisations disqualifiées comme conspirationnistes, peut donner matière au renouvellement et au renforcement de tels mouvements sociaux progressistes.

Quelques lectures pour aider à réfléchir

Anonyme. 2021. Manifeste conspirationniste, Paris, Seuil.

Barkun, Michael. 2003. A Culture of Conspiracy. Apocalyptic Visions in Contemporary America, Berkeley, University of California Press.

Becker, Konrad. 2002. Dictionnaire de réalité tactique. Intelligence culturelle et contrôle social,
Paris, Supernova, 2017.

Becker, Konrad. 2009. Dictionnaire de réalité stratégique. Intelligence culturelle et politiques
invisibles de linformation, Paris, Supernova, 2018.

Birchall, Clare & Peter Knight. 2022. « Do Your Own Research: Conspiracy Theories and the Internet », Social Research, 89 (3), p. 579-605.

Bronner, Gérald (dir.). 2022. Les Lumières à lère numérique. Rapport remis au Président de la République.

Caillois, Roger. 1958. Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard.

Clark, Andy. 2016. Surfing Uncertainty. Prediction, Action and the Embodied Mind, Oxford University Press.

Cueille, Julien. 2020. Le symptôme complotiste, Toulouse, Érès.

Dow Schüll, Natasha. 2014. Addiction by Design. Machine Gambling in Las Vegas, Princeton University Press.

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