89. Multitudes 89. Hiver 2022
Majeure 89. Contre-enquêtes en open source

Contemplation, examen et affect forensique
GeoMarkr, GeoGuessr, Chris Marker

, et

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Co-écrit par Chloé Galibert-Laîné et Guillaume Grandjean, l’essai vidéo GeoMarkr (22 minutes, 2022) explore différentes pratiques de l’enquête spatiale médiatisée, des explorations filmiques de Chris Marker au jeu vidéo GeoGuessr. Les deux auteurices ont proposé à Corentin Lê de se joindre, le temps d’un échange, à leurs déambulations théoriques 1.

Corentin Lê : GeoMarkr est un film « à deux têtes » : vous intervenez tous les deux en voix off, et le film s’inspire d’un texte lui-même basé sur une conversation. Comment ce dialogue au long cours a-t-il pris forme, de la conception du texte à l’élaboration du film ?

Guillaume Grandjean : Le texte original est né à l’hiver 2020. Connaissant mes recherches sur l’espace vidéoludique, la revue Immersion m’a contacté pour écrire un texte à destination d’un numéro sur le thème des « frontières » dans le jeu vidéo2. L’année précédente avait été marquée par les longues périodes de confinement liées à la pandémie de COVID-19, durant lesquelles j’avais passé beaucoup de temps à jouer en ligne à GeoGuessr. GeoGuessr est un jeu sur navigateur, qui catapulte le joueur ou la joueuse en un point géographique au hasard sur Google Street View, et lui demande de déterminer sa position précise en plaçant une épingle sur une carte à l’issue d’un temps limité. Je me suis dit que ce serait un bon objet d’étude pour parler d’espace, de frontières, à travers une expérience personnelle ancrée dans l’actualité de cette période. Très tôt, je me suis rendu compte que la dimension sociale de mon expérience était primordiale : le fait de jouer avec quelqu’un, et d’utiliser GeoGuessr comme support à une conversation, à une interaction avec des amis que je ne pouvais plus voir en personne, était à la racine de ma fascination pour le jeu. J’ai donc décidé d’entremêler ma réflexion personnelle sur GeoGuessr avec des retranscriptions de conversations réelles enregistrées lors d’une partie avec un ami. Ces bribes de dialogues étaient d’une nature très spécifique : leur indexicalité produit quelque chose de légèrement étrange pour le lecteur ou la lectrice qui n’a pas les images de notre partie sous les yeux – relativement similaire à l’expérience de décentrement qu’impose le jeu.

Chloé Galibert-Laîné : J’ai ensuite lu cet article, qui m’a intéressée pour plusieurs raisons. D’abord, ça fait plusieurs années que je travaille sur les expériences spectatorielles, et que je cherche des manières de mettre en récit nos expériences vécues face aux écrans – les grands écrans du cinéma d’abord, puis les plus petits écrans d’internet. De ce point de vue, j’ai trouvé dans l’article de Guillaume Grandjean un récit à la première personne, très subjectif, de sa relation avec ce jeu, qui m’intéressait beaucoup. En deuxième lieu, il y avait le fait que GeoGuessr est un objet très étrange, le résultat d’une « gamification » d’une plateforme en ligne préexistante, Google Street View : ça le situe à l’intersection exacte entre le terrain de recherche de Guillaume, le jeu vidéo, et le mien, à savoir les interfaces de navigation en ligne.

C. L. : On trouvait d’ailleurs des images de Google Street View dans l’un de tes films précédents, Flânerie 2.0.

C. G. L. : C’est vrai. Et puis j’étais fascinée par ces fragments de sessions de jeu retranscrites, dont Guillaume vient de parler, que j’ai trouvées très « documentaires », dans le sens presque cinématographique du terme. J’ai eu envie de les mettre en image, et assez rapidement la filmographie de Chris Marker s’est imposée à moi, à la fois comme base de données visuelles dans laquelle puiser des images de voyage, et comme point de référence pour l’écriture essayistique.

C. L. : En regardant GeoMarkr, j’avais l’impression de revoir certains segments de Sans Soleil, en particulier dans la manière où le film nous emmène aux quatre coins de la carte sans que l’on ne sache tout le temps d’où proviennent les images. Le fond noir sur lequel apparaissent les photos et les vidéos n’y est pas étranger, puisque nous n’avons pas, contrairement à d’autres de tes films précédents Chloé, l’ensemble de l’interface qui est affiché : les images sont parfois délocalisées, des informations nous manquent pour les situer. Une forme de confusion s’installe. Je pense également à ces séquences où des extraits de dialogue en jeu se superposent à des travellings, que l’on croit provenir de GeoGuessr alors qu’il s’agit d’images tournées par Marker lors de ses voyages.

C. G. L. : Je voulais explorer l’esthétique de la navigation spatiale en ligne en reproduisant ses bonds en avant très caractéristiques, et ses arrêts sur image, à partir de plans tournées par Marker, qui appartiennent visiblement à une époque antérieure de l’histoire des formats audiovisuels. Et ce qui est intéressant, c’est que Marker, à la fin de sa vie, avait déjà pensé une forme de mise à disposition para-ludique, ou quasi ludique, de ses images – des images qu’il a tournées et des images qu’il a collectées en tant que spectateur (de Vertigo, du Cuirassé Potemkine, etc.). Dans Immemory, il nous place en position d’inventer nos propres trajectoires, de faire nos propres connexions à l’intérieur de sa collection d’images, de sons et de textes.

C. L. : … un CD-Rom qui est d’ailleurs un peu un ancêtre du desktop film ! Outre Immemory, rien qu’un petit film comme La Théorie des ensembles témoignait déjà d’une volonté, chez lui, de dessiner sur les images infographiques et embrassant la syntaxe visuelle de l’informatique, qui combine motifs, chiffres, lettres et figures géométriques. Je ne sais pas si c’est quelque chose qui t’est aussi apparu au fil de tes recherches durant ta thèse, Chloé, mais le lien me paraît assez net entre ce que pouvait faire Marker dans les années 1990 et la vague des films-interface que l’on a vu croître ces dix dernières années.

C. G. L. : Je suis d’accord, on peut investir Marker comme un pionnier, ou en tout cas un défricheur : dans le domaine de l’essai filmique, mais aussi dans ses incarnations les plus numériques, avec la forme contemporaine du desktop documentaire. Mais pour en revenir à la question de la confusion, ce que je trouve particulièrement inspirant dans sa filmographie, c’est qu’il ne s’agit jamais de provoquer de la confusion pour le seul plaisir d’embrouiller les esprits : il prend la confusion comme objet d’étude. Ça m’a inspirée dans mes tentatives de superposition de l’interface de GeoGuessr sur les images de Marker : j’espérais inviter à réfléchir sur ce que l’on ressent lorsque, en jouant, on doit comprendre où l’on se trouve en menant l’enquête sur son environnement. Je pense que ça informe la raison pour laquelle toi, Guillaume, c’est un jeu qui te plaît, et que moi je déteste : on n’a pas la même tolérance à la confusion spatiale et à l’état d’ignorance relative dans lequel le jeu nous plonge. Quant à l’expérience spectatorielle que j’ai voulu produire pour le film, ça m’intéressait que ce soit structuré par les cinq extraits de partie indiqués comme « Round 1 », « Round 2 », etc, mais que l’avancée de l’argumentaire soit un peu fragmentaire, qu’on ne sache pas en permanence où l’on en est, de la même manière que le joueur ou la joueuse de GeoGuessr se retrouve perdu·e à nouveau toutes les cinq minutes. En fait, dans GeoMarkr, il y a une double enquête à l’intérieur de la filmographie de Marker, qui fait écho à la mécanique de jeu de GeoGuessr. Une à laquelle on peut jouer en regardant le film, si l’on connaît un peu Marker, en essayant de se rappeler d’où vient chaque image. Et avant ça, il y a eu l’enquête à laquelle j’ai joué, moi, en faisant le film : je me suis retrouvée à revoir la filmographie de Marker en cherchant ces travellings dont tu parlais, Corentin, pour trouver des passages qui puissent rappeler le mouvement de la Google Car dans l’espace. Et en fait, il n’y en a pas tant que ça ! Son montage est souvent très rapide, il y a peu de plans longs, peu de traversées linéaires de l’espace.

C. L. : Je me permets un petit aparté à ce sujet, parce qu’il me semble que ce que la rencontre entre GeoGuessr et les images de Marker nous révèle, c’est aussi qu’un travelling n’est en substance rien d’autre qu’une succession d’images fixes. Une avancée dans GeoGuessr ou sur Google Street View est pareillement toujours heurtée. On a moins l’impression de se déplacer en continu que de se téléporter au fil d’une série de bonds, en éprouvant ce qu’Antoine Gaudin, à propos du montage au cinéma, évoquait comme le « petit trauma spatial de la coupe3 ». Mais au sujet de l’enquête que tu évoques Chloé, il y a une réplique clé de Guillaume, au milieu du film, dans laquelle il est question de passer « de la contemplation à l’examen ». Il y a quelque chose de décisif qui se joue à mon sens ici, dans l’affirmation de deux degrés de « comportement navigatoire », pour reprendre un terme issu de ta thèse, Guillaume, sur le level-design4. Ces deux termes, contemplation et examen, résonnent chez moi avec les deux « attitudes de navigation » que Pierre Lévy avait tenté de définir ainsi dans Cyberculture : « La première est la “chasse”. Nous cherchons un renseignement précis, que nous voulons obtenir le plus rapidement possible. La seconde est le “butinage”. Vaguement intéressés par un sujet mais prêts à bifurquer à tout moment sous l’effet de l’inclination du moment, ne sachant pas exactement ce que nous cherchons mais finissant presque toujours par trouver quelque chose, nous dérivons de site en site, de lien en lien, ramassant ça et là de quoi faire notre miel5. » Il précisait toutefois « que chaque navigation réelle [reposait] généralement [sur] un mélange des deux6 ». On retrouve cette dynamique au moment, assez amusant, où un zoom s’effectue sur un oiseau, suivi d’un raccord avec une chouette filmée par Marker. On est d’abord en chasse, à la recherche d’un indice précis (le volatile), mais cet examen nous ramène à une attitude plus flottante d’interrogation. On se demande ce que cet indice-là peut bien signifier, et nous voilà de retour en phase de butinage.

G. G. : Cette distinction entre la contemplation et l’examen était déjà présente dans l’article original. Je l’ai empruntée à une chercheuse suisse, Marie-Laure Ryan, qui distingue deux rapports à l’espace vidéoludique : une conception « émotionnelle » et une conception « stratégique » de l’espace7. La conception émotionnelle, c’est la contemplation, l’émerveillement devant les paysages, proche de ce que tu entends, Corentin, par le terme de « butinage » ; dans un second temps, parce qu’on est dans un jeu vidéo et qu’on a généralement une série d’objectifs, de contraintes et de règles à honorer, intervient la conception stratégique, qui pourrait se résumer par : « comment vais-je tirer le meilleur parti de cet espace pour atteindre mon but ? quelles informations en extraire ? ». Cela s’applique bien à GeoGuessr, parce qu’à la racine du jeu, il y a cette dimension de « balade touristique » que le créateur du jeu défend, en disant qu’il a développé GeoGuessr pour exprimer son amour des pays lointains8. Cette première dimension est problématique sous certains aspects, et on l’interroge d’ailleurs dans le film. Il est vrai que quand tu joues, tu peux vivre ces moments d’émerveillement, catapulté soudainement à un endroit dont tu ne connais rien, et que tu contemples pour la première fois. Mais très vite, la logique vidéoludique reprend ses droits : tu as cinq minutes pour déterminer ta position, et engranger plus de points que ton adversaire. C’est le moment de l’examen, de l’enquête. Dans les bribes de conversation que j’avais retenues pour l’article, il y avait néanmoins beaucoup de passages qui traduisaient une forme d’étonnement face à des « anomalies » du paysage, qui précèdent l’enquête et la recherche d’indices.

C. G. L. : … et qui y résistent. Même lorsque l’on joue de manière compétitive, en temps limité, ces poches de contemplation et d’expérience esthétique de l’espace continuent à exister. C’était assez beau à écouter, dans l’enregistrement des parties. J’ai retrouvé ça chez Marker – parce que je pense que les deux modalités du butinage et de la chasse étaient déjà présentes dans sa manière de filmer. Il déambule dans Tokyo, dans Paris… Mais dans Chats perchés par exemple, la caméra cherche des choses très précises dans l’espace, en zoomant au sein de plans très larges de Paris, jusqu’à arriver sur le petit dessin d’un chat sur une cheminée. Là, la dimension prédatrice de la caméra est très sensible. Pour en revenir au passage avec les oiseaux, j’ai beaucoup conçu le montage du film par magnétisme, à partir de motifs similaires : je repérais des éléments visuels chez Marker, ça me donnait envie de voir si je pouvais les retrouver dans GeoGuessr, et je créais comme ça des rapprochements par capillarité. C’est ce qui m’amusait avec ce raccord entre l’oiseau trouvé dans le jeu et la chouette de Marker : en zoomant brusquement dans l’interface de GeoGuessr, ça donne la sensation qu’un indice a été trouvé, même si – à moins d’être un·e ornithologue très calé·e, ce qui n’est pas mon cas – le fait d’observer tel oiseau n’apporte aucune espèce d’indication géographique, donc c’est vraiment un faux indice.

C. L. : La chouette de Marker me fait penser à celle de Jérôme Bosch nichée au milieu du chaos figuratif du Le Jardin des délices – tableau qui a inspiré un jeu de réalité virtuelle, Eye of the Owl, dans lequel, équipé d’une loupe, on peut examiner l’image dans ses moindres détails sans pour autant savoir ce que l’on cherche. On retrouve aussi cette tension entre examen et perdition chez Francis Bacon, lorsqu’il peint de grandes flèches rouges ou bleues, évoquant le pointeur d’une souris, qui orientent notre regard vers des éléments parfois très abstraits, comme dans Dune de sable. La signification résiste à notre désir de clarifier l’information, et les objets signalétiques (souvent des figures géométriques : flèches, traits, cercles, etc.) sont privés de leur efficacité. C’est quelque chose que, Chloé, tu évoquais déjà dans Forensickness : dans les enquêtes en réseau, le plaisir, ou plutôt le côté grisant de l’enquête et de la recherche d’indices, provient moins du fait de trouver l’information que du processus d’investigation en lui-même, aussi rudimentaire soit-il.

G. G. : Concernant le « méta-jeu » auquel le spectateur ou la spectatrice peut se livrer en regardant le film – c’est-à-dire essayer d’identifier de quel pan de la filmographie de Marker provient telle image – Chloé, tu invites le spectateur ou la spectatrice à porter un regard critique, ou en tout cas curieux, sur les indices disséminés dans le film. Mais ce qui est gratifiant, c’est que tu apportes une réponse à la fin, comme le ferait la quatrième de couverture d’un livre d’énigmes. Dans le générique, tu listes les films de Marker avec les images correspondantes, de façon à ne pas maintenir à distance le spectateur ou la spectatrice qui, comme moi, connaît mal cette filmographie.

C. L. : … à l’instar d’une fin de partie sur GeoGuessr, où nous est révélée la distance en kilomètres qui séparent notre hypothèse finale et le lieu précis où nous avions été catapultés ! J’ai moi-même essayé de reconnaître les travellings. J’ai d’abord reconnu la texture de la pellicule, puis j’ai essayé de deviner de quels films provenaient les extraits, en me prêtant au jeu. Et puis à la fin j’ai pu évaluer ma performance.

G. G. : Alors, est-ce que tu es un bon arpenteur cinématographique ?

C. L. : Pas du tout ! On voit à quel point notre mémoire peut être trompeuse, et que les images de Marker nous plongent volontiers dans des limbes, comme celles de son installation Zapping Zone

C. G. L. : Marker était lui-même capable de réutiliser les mêmes images dans des œuvres différentes. Il a déjà pas mal brouillé les pistes ! Sur cette question de l’enquête, c’est intéressant de réfléchir à la différence qui existe entre la recherche d’indices visuels à partir d’images du monde réel, comme les photos prises par la Google Car, et celle qui prend place dans un environnement généré par ordinateur, comme dans la plupart des jeux vidéo. Dans GeoGuessr, il est possible de rencontrer un certain nombre d’éléments, comme par exemple des oiseaux sur un arbre, qui ne sont pas là pour nous aider. On peut en tirer des informations – mais ils ne sont pas là pour nous. J’ai l’impression que c’est l’une des singularités de GeoGuessr à l’intérieur d’un corpus vidéoludique plus large, dans lequel l’espace me semble davantage conçu pour faire sens, faire signe, donner de l’information. Avec un régime de coïncidence très mince, qui correspond à une lecture de l’espace beaucoup moins vraisemblable que lorsqu’on navigue dans des images prises soit par Marker, soit par la Google Car.

G. G. : C’est un point vraiment passionnant. Dans mes recherches, j’ai essayé d’interpréter l’espace vidéoludique – le level design – comme partie intégrante de la situation de communication installée par le jeu, et notamment la manière dont les level designers se servent de l’espace pour transmettre de l’information. On pourrait penser que cette question est inapplicable à GeoGuessr, puisque le jeu repose entièrement sur des photographies de notre monde réel, extra-ludique. Mais le rapprochement reste valable, parce que notre espace humain est évidemment conçu pour transmettre lui aussi de l’information. Tout le jeu de collecte d’indices et d’enquête fonctionne, pas tant parce que GeoGuessr ressemble à un jeu vidéo, mais parce que GeoGuessr est ancré dans une réalité qui, elle-même, est déjà un théâtre informationnel.

C. L. : Un réseau de signes…

G. G. : Exactement. La deuxième raison pour laquelle cela fonctionne, et Chloé pourra en parler mieux que moi, c’est que dans GeoGuessr, l’enquête naît principalement du fait qu’il y a un enquêteur ou une enquêtrice. Même quand il n’y a rien à trouver ou à voir, le jeu nous pousse à nous mettre en quête. Il suffit d’un système de points et d’un chronomètre pour transformer le promeneur ou la promeneuse en un enquêteur ou une enquêtrice qui va faire feu de tout bois, pour qui la moindre ombre portée indique l’hémisphère dans lequel on se trouve. Le jeu encourage cette attitude de décryptage et de recherche de sens face aux images.

C. L. : Ce qu’il y a de fascinant avec GeoGuessr, c’est que la simple téléportation soudaine à un point donné de la carte suffit à nous révéler la dimension labyrinthique de notre monde humanisé. Ne pas savoir comment on est arrivé là, dans une forme d’amnésie de la déambulation, suffit pour se perdre. C’est une problématique markerienne : au fond, ce qui déclenche l’attitude de l’enquête tient à une absence d’information, comme le souvenir d’un trajet que l’on aurait oublié en un clic, et que l’on essaierait ensuite de retrouver. On pourrait d’ailleurs croire que cette téléportation numérique produit, comme le pensait Paul Virilio dans les années 1980, une abolition de « l’écart du proche et du lointain9 », mais j’ai l’impression que se retrouver, comme vous le montrez dans le film, mal à l’aise à l’idée de déambuler au Guatemala, implique au contraire un rappel soudain de la distance qui nous en sépare concrètement – une distance géographique, culturelle, économique.

C. G. L. : C’est paradoxal, parce qu’avec ces téléportations successives, un round après l’autre, on ne voit pas le trajet que l’on effectue depuis notre domicile où l’on est en train de jouer. Mais ensuite, on parcourt l’espace de clic en clic. On avance très vite, en apparence, avec une sorte d’accélération foudroyante, alors que l’on parcourt en fait très peu de terrain. On peut passer cinq minutes à cliquer le long d’une autoroute au Brésil et ne même pas avoir atteint le prochain panneau. On devient des arpenteurs ou arpenteuses, prenant la mesure de ce qu’est un kilomètre, même numérique. Cela donne une expérience je trouve assez tangible, malgré tout, de l’espace que la Google Car a réellement parcouru pour prendre ces images. Et bien sûr, ça touche à la question que tu soulèves sur le décalage spatial et ses enjeux géopolitiques, sur le fait que je n’ai vraiment rien à faire sur une autoroute au Brésil – d’ailleurs je n’y suis pas, c’est la Google Car qui y est, et elle non plus n’a peut-être rien à faire là-bas.

C. L. : Ce qui est aussi une question centrale dans la filmographie de Marker !

C. G. L. : Absolument. Quelles sont les conditions de ma présence dans cet espace ? Une question récurrente chez Marker, et qui est redoublée lorsque l’on a affaire à des « voyages » sur internet, au sens où ces déplacements nécessitent une multitude d’infrastructures et de médiations : la Google Car, évidemment, mais aussi les serveurs, les ordinateurs, les câbles, etc., qui conditionnent la visibilité de ces images sur nos écrans. C’était d’ailleurs déjà présent dans les enregistrements audio de Guillaume : on entend les clics des souris, le bruit des touches des claviers, les grésillements des micros. On devine que la connexion est instable. Ça raconte aussi les différents degrés de médiation qui conditionnent la possibilité d’une partie du jeu. Et autre chose qui m’est apparue en faisant le film, c’est la possibilité de faire l’expérience de l’excitation de l’enquête, cette sorte d’affect forensique, dans un contexte complètement détaché de toute situation judiciaire. Dans GeoGuessr, on ne mène pas l’enquête, comme c’est beaucoup le cas dans le cinéma de fiction, sur un crime ou un délit, pour identifier les coupables. Le jeu montre qu’une expérience de cet affect forensique est possible dans n’importe quelle situation, y compris la plus quotidienne qui soit : se trouver quelque part…

C. L. : Oui, et l’on pourrait imaginer d’autres variantes de GeoGuessr, en enlevant le « Geo » pour ne retenir que le « Guessr ». C’est selon moi le cœur du jeu, mais aussi du film en tant que production scientifique : peut-être qu’en contexte ludique et/ou artistique, le sel d’une enquête, d’une énigme ou d’une recherche réside moins dans la résolution que dans la méthode. Cela m’évoque une pratique plus souple et ouverte de la recherche et, plus généralement, de la navigation informatique, où la conclusion-destination importerait moins que le cheminement que l’on a emprunté pour y parvenir. Dans « L’enthousiasme conjuratoire » en 1995, Grégory Chatonsky s’alarmait par exemple sur la tendance du remplacement de l’errance par la navigation, la première étant libérée de tout impératif concernant la destination, quand la seconde implique de savoir à l’avance où l’on veut aller : « Au labyrinthe et au danger de se perdre, de ne jamais voir le bout du tunnel, on répond par des instruments de navigation, car cette crainte est analogue à celle de l’immersion, elle en est le symbole. Le cybernaute n’est plus seulement casqué et empaqueté, il est maintenant muni de compas, de cartes et de boussoles en tout genre10. » J’ai le sentiment que GeoGuessr permet a posteriori de nuancer cette inquiétude, puisque l’on est dans un entre-deux : un pied dans la recherche active d’une finalité par l’entremise d’une navigation outillée, un autre dans une dérive davantage tournée vers les aléas, la contingence et le hasard. On serait là dans une forme de « navigation à vue » qui consiste, certes, à naviguer pour trouver une réponse à nos questions (où sommes-nous ?) mais en adoptant, pour cela, une posture souple et ouverte à l’imprévu, en s’orientant grâce à ce que l’on a sous nos yeux, quitte à papillonner. Une voie intermédiaire serait donc possible entre l’investigation volontariste et l’accueil de phénomènes imprévisibles, que le film synthétise de façon exemplaire. C’est une invitation à penser, à écrire, à enquêter et à naviguer autrement, avec autant de rigueur que de relâchement.

G. G. : Ce qui m’intéressait dans l’écriture de l’article d’origine, comme d’ailleurs dans mes autres textes sur le jeu vidéo, c’était la dimension peu conclusive du processus de pensée. Généralement, je me lance dans l’écriture en ayant bien sûr une idée de ce que je veux écrire, mais sans réellement savoir où je vais. Le texte sur GeoGuessr ne fait pas exception, et les dialogues du film redoublent cette impression : on y entend deux personnages qui discutent de choses lunaires, au sein de conversations qui ne traduisent pas d’expériences euphoriques d’investigation. C’est beaucoup d’échecs, de tâtonnements, beaucoup de plaintes sur le fait que l’on n’arrive pas à s’orienter. Et Chloé a souligné cet aspect dans la conclusion du film…

C. G. L. : J’ai trouvé ça fascinant : M. et toi dites que le plaisir n’est pas vraiment présent, mais vous relancez quand même une partie.

C. L. : Il s’agit à mon sens d’une fin idéale. Le constat n’est pas aussi clair qu’espéré, mais c’est précisément ça qui entretient le désir de continuer à chercher.

C. G. L. : C’est peut-être là que la pratique de l’écriture essayistique, inspirée de Marker, rencontre la mécanique ludique de GeoGuessr. Le plaisir vient davantage du processus que du résultat final. C’est dans l’activité de chercher, d’avancer, de faire des détours et de se perdre, pour prendre par exemple en capture d’écran un bâtiment particulier, que je reconnais mes pratiques de recherche sur internet. Et c’est ça qui a directement informé la fin du film : ce plaisir, et cet intérêt pour les chemins par lesquels on passe, davantage que la passion d’arriver au bon endroit.

1Le film en question sera mis en accès libre sur le compte viméo de la cinéaste Chloé Galibert-Laîné.

2Guillaume Grandjean, « GeoGuessr, La description du monde », Immersion, no 6, « Frontières », septembre 2021.

3Antoine Gaudin, L’espace cinématographique. Esthétique et dramaturgie. Paris, Armand Colin, 2015, p. 63.

4Guillaume Grandjean, Le Langage du level design. Analyse communicationnelle des structures et instances de médiation spatiales dans la série The Legend of Zelda (1986-2017), Sébastien Genvo (dir.), thèse de doctorat, Metz, Université de Lorraine, 2020, p. 18.

5Pierre Lévy, Cyberculture. Rapport au Conseil de l’Europe. Paris, Odile Jacob, 1997, p. 100.

6Ibid.

7Marie-Laure Ryan, « L’expérience de l’espace dans les jeux vidéo et les récits numériques », Cahiers de Narratologie, no 27, 2014.

8Will Coldwell, « Where in the world am I ? The addictive mapping game that is GeoGuessr », Independant, 2013, www.independent.co.uk/tech/where-in-the-world-am-i-the-addictive-mapping-game-that-is-geoguessr-8641265.html

9Paul Virilio, L’Espace critique. Paris, Christian Bourgois, 1984, p. 14.

10Grégory Chatonsky, L’enthousiasme conjuratoire. Un affect dans les discours du virtuel. Mémoire de maîtrise, Université Paris I – Saint-Charles, 1995, p. 91.