Du commun au comme-un

Du commun au comme-un

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Qu’est-ce aujourd’hui qu’un collectif ? Telle est peut-être la question des questions qui se pose à notre époque. Sociologues et théoriciens de la politique y réfléchissent bien entendu depuis des siècles, mais elle devient de plus en plus urgente au fur et à mesure que nos modes d’interaction et d’interdépendance se complexifient, s’intensifient et se diversifient. Ce numéro spécial de Multitudes entend l’aborder de front, ce qui implique toutefois de la diffracter en une multiplicité de problèmes adjacents. « Pourquoi et au nom de quoi agissons-nous ensemble ? », « Comment échouons-nous à mieux être et agir ensemble ? », « Comment pourrions-nous y réussir autrement ? », « À quoi tenons-nous ? » : autant de questions dont la réponse s’accorde au terme même de « multitudes », tant les modes de production du collectif, échappant aux modèles et concepts élaborés par la philosophie politique classique, sont aujourd’hui multiples, proliférants, objets d’expérimentations dans des champs hétérogènes, tenant tout autant de l’action que de la théorie.

Comme une question

On pourrait résumer à l’extrême la réflexion politique menée au cours des 15 dernières années dans le sillage de Foucault par la revue Futur antérieur, la trilogie de Michael Hardt et Toni Negri (Empire, Multitude, Commonwealth) et la revue Multitudes comme un effort pour sortir la politique d’une pensée du comme-Un et pour la brancher sur une pensée du commun. La République, l’État-nation, le peuple, le contrat social, l’union de la gauche, la prise de pouvoir, la politique sont apparus comme des référents mystifiants, auxquels on s’est efforcé de substituer une approche valorisant les différences, les pluralités, les singularités, les hétérogénéités : les « multitudes ». On reprochait à tous ces termes d’être conjugués au singulier, comme si l’on avait à faire à chaque fois à une Unité indépassable – à l’image du nom d’Un, ce nom et ce corps du Prince fonctionnant comme un point focal aux pouvoirs adhésifs, créateurs d’amour et de servitude, dont La Boétie fait le ressort du politique dans le Discours de la servitude volontaire, texte aussi connu sous le titre de Contr’Un.

Cet effort de pensée orienté contr’Un nous a exposés à une critique récurrente – qui a rassemblé dans une improbable unanimité aussi bien les souverainistes que les trotskistes, aussi bien les défenseurs réactionnaires de l’idéal républicain que les penseurs dont nous pourrions nous sentir par ailleurs les plus proches (Jacques Rancière, Alain Badiou, Slavoj Žižek). Chacun à sa manière (au nom de références au peuple, à l’organisation, à l’État ou à la logique du fantasme) nous a accusés de nous complaire dans un « spontanéisme » naïf, qui accorderait une confiance excessive aux développements immanents des forces productives (sous la magie du « capitalisme cognitif ») pour transformer ces multitudes hétérogènes et dispersées en une force politique consistante (la « multitude », conjuguée au singulier), capable par elle-même de combattre les forces de « l’Empire ». Comme s’il suffisait d’« être plusieurs » pour « agir ensemble » ; comme si le passage du premier au second était naturel, spontané, nécessaire, automatique.

Nous savons pertinemment qu’il n’en est rien. Nos façons d’être-à-plusieurs sont non seulement multiples, elles sont surtout éminemment problématiques (et fragiles). Quant à nos façons d’agir-ensemble, elles sont à la fois données, puisque c’est par elles que se reproduisent nos existences quotidiennes, et à (ré)inventer, puisque le moins qu’on puisse dire est que cette reproduction laisse beaucoup à désirer. Durant ses dix ans d’existence, la revue Multitudes a opéré autour d’un certain nombre de points de nodalité, de concepts-étais, d’échafaudages sémiotiques qui lui ont donné sa forme et sa spécificité – et qui s’avèrent pour la plupart tenter de répondre à la question commune qui traverse et anime explicitement ce dossier : comment repenser aujourd’hui l’être et l’agir collectif ? Ces points semblent appartenir presque systématiquement au registre du politique puisque, à travers la variété des thèmes évoqués et des prismes disciplinaires (économie, littérature, sociologie, esthétique, philosophie, etc.), il est question des modes d’association, d’organisation, d’agencement ou de fonctionnement des agrégats ou des collectifs humains – que ce soit pour opérer une critique des formes aliénantes ou une mise à jour de modalités nouvelles ou émergeantes.

Repenser la politique implique donc de reprendre cette question commune en l’articulant sur au moins deux niveaux. Le dossier qui suit visera d’une part à proposer une explicitation de ces échafaudages sémiotiques qui définissent nos façons actuelles d’aborder la question de l’agir collectif : il s’agira de faire sortir ces concepts-étais de leur relative latence ou dissémination afin de les rendre manifestes. On s’efforcera d’autre part de mettre à jour la prolifération des modes d’organisation et de formation des collectifs contemporains à travers de nombreux exemples où l’on verra comment travaillent ces points de nodalité dans la réalité politique.

Ce double effort nous a semblé devoir impliquer trois mouvements, que ce dossier ne réalise bien entendu que très imparfaitement. Il s’agit d’abord d’élargir l’aire sur laquelle on tente de repérer les pratiques et les conceptions de l’être-à-plusieurs. Au lieu de rester fasciné par le face-à-face caricatural de l’État républicain endiguant l’assaut des « communautarismes », il est essentiel de décaler nos regards pour aller chercher l’agir-ensemble là où on ne le cherche pas habituellement (ailleurs qu’en France ou qu’en Europe, dans les zones d’ombres de nos métropoles, dans des lieux de rencontre improbables mais reconfigurants). Il s’agit ensuite de sonder l’épaisseur de nos relations sociales afin de montrer que ces pratiques et ces tâtonnements de l’agir-ensemble ne se situent pas tous dans le même type de hauteur ou d’ambition, mais que certaines expérimentations modestes dans leur projet et leur échelle peuvent induire des transformations importantes. Il s’agit enfin de faire dialoguer ces différentes expérimentations et ces différentes théorisations, qui se développent souvent aujourd’hui dans un état de séparation diminuant à la fois leur visibilité et leur potentiel de rayonnement.

Trois registres des communs

La question de l’être-à-plusieurs et de l’agir-ensemble a pris depuis quelques années une expression nouvelle : Comment se fabrique le commun ? Aux confins de la pensée écologique (comment préserver notre habitat commun, demandent les verts), de la réflexion politique (comment mobiliser la puissance du commun, demande Toni Negri) et de l’analyse économique (comment rendre compte des biens communs, demande Elinor Ostrom), la catégorie du « commun » s’avère aussi problématique qu’elle est dans l’air du temps[1]. Ce qui se trouve regroupé (et souvent confondu) à cette enseigne mérite d’être distribué sur au moins trois niveaux distincts, dont les dynamiques sont tout à fait différentes.

1. D’une part, nous vivons au sein d’un commun préhumain, fait des ressources naturelles dont nous avons besoin pour vivre, que la planète Terre ne peut nous fournir qu’en quantités forcément limitées. L’atmosphère que nous respirons, l’eau qui irrigue nos plaines et nos corps, les ressources minières, les forêts et les terres arables dont nous tirons notre subsistance, tout cela constitue bien un matrimoine commun, que nous sommes en train d’endommager d’une façon accélérée et dramatique, que nous pourrons peut-être un jour aider à reconstituer, mais qui nous apparaît essentiellement – à l’ère de « l’anthropocène »[2] – sous la forme d’un donné dont les paramètres ne sont que marginalement compressibles. Ce donné repose toujours, en dernière analyse, sur des territoires singuliers : ce champ que je cultive à longueur d’année, cette montagne sous laquelle repose tel minerai ou du sommet de laquelle coule tel fleuve, cette planète que nous sommes appelés à habiter ensemble – non seulement sous la forme d’un espace commun que nous sommes « contraints » de partager, mais aussi sous la forme d’un lieu à investir par des formes communes et « choisies » de partage.

2. Notre existence d’êtres « communicants » se nourrit par ailleurs de communs auto-constitués, qui n’ont pas grand-chose de « naturel », qui relèvent bien de l’agir humain dans sa diversité culturelle, mais qui se sont institués et qui se renouvellent selon des logiques échappant largement à tout effort de contrôle intentionnel. Les langues, souvent prises comme exemples du « commun », illustrent au mieux ce mode d’existence qui ne relève certainement pas d’un donné pré-humain « naturel », mais qui ne répond toutefois pas à la définition que nous nous faisons généralement d’une « institution ». Une langue n’existe en effet nulle part en dehors des corps et des esprits individuels de ceux qui la parlent : que ces corps individuels disparaissent un à un et la langue disparaîtra avec eux. Une langue ne se réduit toutefois nullement à ce qui peut en exister dans l’esprit de tel ou tel de ses locuteurs individuels : c’est très précisément entre eux qu’elle existe, dans l’espace commun qui leur permet tout à la fois (et simultanément) de communiquer et de s’individuer. Ce registre très particulier – pour lequel Gilbert Simondon nous fournit le mot précieux de transindividuel – nous apparaît comme « auto-constitué » dans la mesure où il ne réagit que marginalement à nos tentatives de maîtrise rationnelle. Ce sont les logiques endémiques propres aux relations s’établissant « entre nous » qui dirigent l’évolution de cette forme très particulière de commun.

3. Nos existences sont enfin structurées, orientées, canalisées, alimentées par des communs institutionnalisés, dont nous pouvons retracer l’émergence et les évolutions au fil de décisions humaines et de projets de maîtrises (plus ou moins) rationnelles. Un service comme l’audiovisuel public peut illustrer ce type de commun institutionnalisé : une loi humaine peut le créer, le réorganiser ou le supprimer presque du jour au lendemain. Depuis le réseau de chemins de fer, de routes et de canaux jusqu’au phénomène éminemment institutionnel de la monnaie – avec tous les organes d’administration et de pouvoir qui l’accompagnent (banque centrale, doctrine économique, imprimerie, police de répression des fraudes, etc.) –, c’est ce commun-là qui a fait l’objet des principaux débats générés par l’assaut néolibéral des trente dernières années contre les diverses formes de service public.

Alors que le « commun donné » nous arrive comme un héritage du passé, le « commun institutionnalisé » doit avant tout être envisagé comme un horizon d’avenir : bien moins comme un territoire à occuper (en inévitable rivalité avec des occupants antérieurs) que comme un bâtiment à construire, dont la disposition, le partage et le nombre d’étages restent encore presque complètement à inventer.

Les dynamiques des communs

Le mouvement multiséculaire d’« explicitation » que Peter Sloterdijk nous invite à repérer au cœur du mouvement de la modernisation[3] pourrait se caractériser comme une tendance à « élever » progressivement toutes nos formes de communs donnés et auto-constitués au niveau de communs institutionnalisés, de façon à mieux pouvoir gérer leurs évolutions et leur développement. De fait, ces trois registres tissent entre eux des liens tellement intriqués que toute réalité concrète tient forcément des trois à la fois, si bien qu’il faut les considérer comme des tendances ou comme les angles d’un triangle plutôt que comme trois couches séparées les unes des autres. L’internet semble a priori devoir illustrer le type idéal du commun institutionnalisé, puisqu’il a été créé quasiment du jour au lendemain (du point de vue du temps long de l’histoire humaine), puisqu’il est régi par des administrations fortement explicitées (ICANN, Internet Governance Forum, etc.), puisqu’un certain nombre de décisions peuvent en altérer le fonctionnement (pour le meilleur comme pour le pire).

Il va de soi pourtant, d’une part, que la « soutenabilité » (sustainability) de l’internet est directement liée à son impact sur le donné pré-humain de notre environnement commun (on sait que le mal-nommé « immatériel » repose sur une infrastructure de serveurs qui sont en passe de compter parmi les plus grands contributeurs au réchauffement climatique) ; il apparaît clairement aussi, d’autre part, que les multitudes d’usagers qui tissent de nouvelles relations par l’entremise d’internet acquièrent au fur et à mesure de son utilisation un pouvoir auto-constituant (bottom-up) amené à résister de plus en plus fortement aux décisions prise par toute administration centrale (top-down) pour régimenter ses usages[4].

Malgré ces intrications constantes et multiples, il est essentiel de distinguer les trois registres en question. Une large part des impostures idéologiques mises en avant au nom de la prétendue « tragédie des communs » tient à la confusion de ces niveaux : les terres communes, les eaux internationales ou les ressources hydrauliques non soumises au droit de propriété seraient, dit-on, destinées à faire l’objet de pillages et de gaspillages incontrôlables auxquels ne pourraient mettre bon ordre que leur enrôlement sous les lois de la privatisation et du profit marchand[5]. Il convient donc, selon la même logique, de vendre les ondes à qui peut les acheter, de privatiser la poste, les universités et les transports en commun. De tels paralogismes ignorent non seulement que, comme l’ont montré les études d’Elinor Ostrom, les sociétés humaines ont d’autres moyens que la privatisation pour gérer leurs biens communs, mais aussi que ce qui a pu, dans certains cas précis, s’appliquer à ce « commun donné » qu’est une forêt ou un lac n’a guère de raison de s’appliquer à un « commun institué » comme une université – qui reste essentiellement à construire et à inventer.

Davantage que des distinctions entre ces différents registres des communs, ce sont surtout des dynamiques qu’il importe de comprendre, que ce soit pour les neutraliser ou pour les exploiter. Malgré quelques convergences ponctuelles, c’est souvent un dialogue de sourds qui régit encore les rapports entre les mouvements que l’on peut qualifier grossièrement d’écologistes, d’un côté, et d’anti-capitalistes, de l’autre. La contradiction fait surface lorsque des manifestants affirmant qu’Un autre monde est possible rencontrent – souvent dans le même défilé – d’autres manifestants reconnaissant qu’Il n’y a pas de plan(ète) B. Les demandes (légitimes) d’une élévation massive des niveaux de vie des plus pauvres semblent devoir buter fatalement contre l’exigence (tout aussi légitime) d’économiser drastiquement les ressources naturelles que nous dilapidons aujourd’hui sans compter.

C’est sur notre capacité ou notre incapacité à articuler ces deux revendications apparemment contradictoires – c’est-à-dire à faire converger (plutôt que se neutraliser réciproquement) les traditions « rouges » et « vertes » – que repose la viabilité des mouvements politiques progressistes des décennies à venir (ainsi que, à travers eux, la viabilité de notre habitat terrestre lui-même). Or cette articulation exige un double effort : il faut commencer par distinguer ce qui relève des communs donnés, des communs auto-constitués et des communs institutionnalisés, de façon à sérier les problèmes et à leur apporter des solutions pluralistes qui respectent leur diversité ; il faut ensuite comprendre les dynamiques complexes qui relient ces trois registres de communs en superpositions constantes et multiples.

Penser le comme-un

Les œuvres et les textes réunis dans ce numéro spécial s’efforceront de mener ce double travail de distinction des différentes formes de communs et d’observation de leurs dynamiques. Les contributions s’attacheront plus particulièrement à nous faire entrevoir, derrière les références (aujourd’hui fréquentes) au « commun », un montage toujours particulier que nous proposons d’écrire un « comme-un ». Une telle écriture entend suggérer à la fois que les humains agissent toujours à travers des collectifs qui tendent à les unifier, mais que « l’un » qui résulte de cette unification relève toujours d’une fiction, d’un comme. L’ambition convergente de bon nombre d’interventions sera de faire voir, concevoir, sentir et mesurer la prégnance du comme qui travaille au sein de tout « Un ».

Loin de tout spontanéisme naïf, la tentative de saisie du comme-un qui traverse ce numéro soutient la dimension de fiction qui habite, voire constitue – quoi que l’on puisse en dire et quoi que l’on fasse pour tenter de la réduire – le rapport des hommes entre eux autant que celui des hommes avec le monde. Ainsi s’introduit ou se maintient en toute élaboration une distance, une forme de « désadhérence » d’avec soi-même, un « comme », une manière de « hors de soi » tramée par la fiction. Cette non-coïncidence des choses avec elles-mêmes – que Derrida a cerné du terme de différance – évoque la parole glissée par Shakespeare dans La Tempête : We are such stuff as dreams are made on. Elle garantit au fond qu’aucun projet ne puisse jamais coïncider durablement avec lui-même, nourrissant en chaque processus de potentielles arborescences, c’est-à-dire des ferments de liberté.

Dans le comme-un, nous mettrons donc l’accent sur ce comme, qui permet à la fois de préciser notre traditionnelle critique de l’Un, mais qui invite surtout à déployer les pouvoirs propres des médiations de composition politiques nécessaires au soin des communs. À différentes échelles, sur différents objets, les contributions qui suivent préciseront quel est le commun dont émane notre puissance individuelle et collective, par quel comme-un il peut ou doit passer pour exprimer ses forces propres, quels sont les risques et les vertus spécifiques de ce comme, et quelles formes de commun affermi s’esquissent à l’horizon de telles médiations.

Comme un dossier

Une première partie du dossier pose quelques cadrages préliminaires, conceptuels et programmatiques. Un texte de Bruno Latour esquisse le cadre « ontologique » de cette démarche : « il n’y a pas de monde commun : il faut le composer ». Une certaine sensibilité écologiste, en insistant sur la conservation (nécessaire) de notre matrimoine, risque de nous aveugler au fait que nos communs sont plus souvent à inventer et à construire qu’à conserver. En proposant de passer du vocabulaire du communisme ou du communautarisme à celui du « co-immunisme », c’est-à-dire de la co-immunité, Peter Sloterdijk dégage le cadre à la fois le plus large et le plus fin pour penser ce par quoi chacun de nous tient à tous les autres. De façon plus spectaculairement militante, Hakim Bourfouka propose des modalités concrètes d’institution d’un tel « commun qui protège » à l’aide d’un Manifeste pour un Commun Intermittent. Cléo Collomb montre de son côté que le commun ne peut se penser comme tel que dans le cadre d’une ontologie relationnelle, tandis que Frédéric Neyrat propose d’envisager notre monde en termes de coalitions.

Une deuxième série de textes tente de repérer les vertus et les dangers inhérents aux nouvelles façons que nous avons d’envisager l’être-à-plusieurs et l’agir-ensemble : qu’on recourt au vocabulaire de « l’essaim » (Frédéric Bisson), qu’on questionne la notion de « projet » (Damien Almar), qu’on s’inspire de l’ensemble d’improvisateurs tel que l’illustre le free jazz (Alexandre Pierrepont) ou qu’on reconstruise un dialogue entre Blanchot, Duras et Foucault autour du type de communauté que constitue (et fait vaciller) l’homosexualité (Bruneau Perreau) – on éclaire à chaque fois des forces qui tout à la fois nourrissent et résistent à l’institutionnalisation du comme-un.

S’il a pour objet d’assurer une co-immunité, le commun paraît devoir simultanément faire l’objet de soins et être lui-même fournisseur de soins. C’est ce que discute une troisième section, dévolue à l’étude des relations de care (soin, attention, sollicitude) qui tissent le quotidien de nos existences. On y observe le care dans l’ordinaire de nos rapports de conversation (y compris dans la dispute) et dans l’émergence des revendications féministes portant sur des questions de voix (Sandra Laugier) ; on y fait la critique du modèle pastoral qui pousse constamment le biopouvoir à nous traiter comme un troupeau à soigner (Francesco Paolo Adorno) ; on termine avec un regard décentré sur les soins et négligences dont souffrent les vaches, qui font apparaître depuis l’extérieur les limites de certaines conceptions productivistes du commun (Marguerite Holstein).

Une quatrième section se concentre précisément sur la commune, entendue comme un territoire urbain qui devient l’espace d’initiatives et de luttes plus profondément démocratiques que nulle part ailleurs. Thierry Baudouin en pose le périmètre conceptuel, tandis que Jean Bacchetta et Lionel Vellas s’interrogent sur les « vélorutions » qui donnent périodiquement à des ensembles de cyclistes la force commune d’une « masse critique ». Sébastien Thiery évoque pour sa part la figure du sans-abri dont l’habitat de rue nous renvoie l’image renversée d’un commun dont nous ne voulons rien savoir.

Une avant-dernière section, plus directement politique, confronte la question de la forme-parti, de son obsolescence, de ses résidus persistants, et peut-être de ses possibles métamorphoses. Philippe Pignarre s’interroge sur l’expérimentation à laquelle donne lieu actuellement l’aventure du NPA, Merjin Oudenampsen mobilise la pensée d’Ernesto Laclau ainsi que sa familiarité avec la situation hollandaise pour comprendre comment un « peuple » ne se constitue que par un mouvement essentiellement « populiste », alors que Partha Chatterjee tire des Subaltern Studies consacrées au Bengale de quoi reconfigurer l’activisme politique en le décollant du carcan de « la société civile » qui tend aujourd’hui à l’étouffer.

Enfin, une dernière section prend à bras le corps le comme que les contributions précédentes nous ont laissé entrevoir au cœur du comme-un. Patrick Chamoiseau nous invite à mettre à bas la fausse impression d’unité d’une littérature-monde. Pascal Nicolas-Le Strat montre que la mise en récit peut jouer le rôle d’un catalyseur essentiel pour « faire politique latéralement ». Céline Robin illustre par l’analyse d’un spectacle à quel point notre sentiment d’être-à-plusieurs dépend de dispositifs scéniques. Angélique Andréaz interroge Frank Vercruyssen du collectif Tg Stan et Nicole Genovese du collectif Le Foyer pour comprendre comment l’interaction entre acteurs, metteur en scène et public tout à la fois éclaire et constitue l’espace d’un commun politique propre. En guise de pirouette finale, Slavoj Žižon parodie une analyse « multitudinaire » du film Avatar pour y voir l’image renversée de nos tâches politiques actuelles.

Cet ensemble de textes sera imprégné de dispositifs visuels agencés pour l’occasion par Caroline Soyez-Petithomme, qui agira comme la commissaire de ce numéro où Icônes a investi l’ensemble des cahiers. L’exposition qu’elle propose au fil des pages qui suivent articulera entre (et avec) les articles une réflexion sur ce que signifie un collectif d’artistes (essentiellement dans le domaine des arts visuels, mais aussi de la littérature, de la musique et des pratiques artistiques proche de l’activisme). Une douzaine de collectifs, brassant différentes générations, diverses origines culturelles et des pratiques artistiques hétéroclites, ont été invités à répondre à notre interrogation sur le comme-un par une proposition visuelle ou textuelle.

Nouvelles politiques

Ce numéro souhaite apporter une contribution novatrice aux débats qui ne manqueront pas de se développer en France lors de l’année électorale en cours : en-deçà, au-delà ou à travers les urnes, comment comprendre et faire travailler le comme-un qui nous permet à la fois d’agir ensemble et de nous singulariser ? Voilà la question qui devra animer l’invention politique dont nos sociétés ont désespérément besoin à l’horizon des années à venir.

Ce dossier, bien entendu, ne va pas assez loin, ni dans l’élargissement de la perspective, ni dans l’analyse des multiples couches superposées du comme-un, ni dans le dialogue qu’il faut parvenir à établir entre elles (et entre nous). On peut le considérer comme le premier jalon d’une entreprise plus vaste – qui devra regarder davantage ailleurs (vers le sud), qui devra multiplier les exemples de constitutions concrètes de communs locaux, qui devra surtout faire la part (ici ignorée) que joue les différents médias dans la constitution de ces communs.

Avec toutes ces limites, ce numéro spécial propose moins un manifeste de la pensée de Multitudes qu’une mise à l’épreuve de ce qui fait la particularité de notre revue comme-une. Par l’effort de lisibilité qui a dirigé ce travail, nous espérons pouvoir faire venir à ce comme-un aussi bien de nouveaux contributeurs pouvant se reconnaître plus facilement dans notre projet, que de nouveaux lecteurs trouvant dans cette explicitation l’occasion de mieux comprendre le monde intellectuel dans lequel nous écrivons, que nous tentons de faire correspondre aux mondes réels dans lesquels ils vivent, tout en espérant aider à faire advenir des mondes possibles dans lesquels ils pourraient vouloir vivre – à plusieurs et ensemble…