81. Multitudes 81. Hiver 2020
Majeure 81. Kinshasa Star Line

Covid 19
Oxymores des totems et des signes de vie à Kinshasa

Partagez —> /

Cette modeste contribution se veut une « riposte », au sens dialectique et préventif : je tente de dresser une grille de lectures descriptive et énonciative sur les signes des temps ingrats actuels, sous la férule de la pandémie de Covid 19, dans la période incluse entre le 1er mars et le 30 mai 20201. Il s’agit d’énoncer la série de paradoxes liée aux tendances fortes et aux survivances telles que nous le rappellent les totems et les traditions culturelles marquantes de chez nous, en contrepoint avec les défis d’une civilisation actuelle bousculée dans ses fondements et ses repères spirituels par la hantise de la mort, au point d’interpeller les chances de survie et de vie au futur2. Par ailleurs, en médecine curative, l’expression « signes vitaux » ne rappelle-t-elle pas le contrôle préalable des indicateurs de santé (glycémie, température, tension, poids) ? En d’autres termes, en termes de la riposte actuelle contre la pandémie, en termes symboliques de résilience sociale et culturelle, ces signes de vie ne se présentent-ils pas comme des symptômes inédits de résistance culturelle face au mal envahissant, sous le masque hideux de l’apocalypse ?

Quant au choix de la ville de Kinshasa, il s’est imposé de façon factuelle comme épicentre de la pandémie en République Démocratique du Congo, mais parallèlement, au point de vue théorique, Kinshasa apparaît comme l’expression d’une mise en abyme d’un psychodrame enchâssé dans le mélodrame ambiant, permanent, complexe, intense, paradoxal. C’est ici l’énonciation des signes du retour des vieux démons impénitents, s’agissant des tendances superstitieuses ou des expressions parodiques du commun des habitants face aux autorités politiques. Kinshasa, n’est-elle pas une sorte de laboratoire du pire et du meilleur et symbolique du destin africain contemporain, dans ses élans de Sisyphe, comme dans ses illusions de paradis artificiels… D’où sans doute les discours répandus de dérision ou de fatalisme, les passerelles trans-textuelles entre les traditions orales de résilience et donc de « riposte » à distance ou en imitation des héritages culturels de l’Occident.

Au total, à la date du 30 mai 2020, les statistiques suivantes ont été disponibles au niveau mondial : 6 075 786 cas confirmés, 2 571 797 guérisons, 366 848 décès3.

Face à une tragédie unique par son ampleur planétaire, par sa sournoiserie et par sa brutalité ; et par rapport aux mesures prises ici et là, dont les stratégies de base sont les mêmes en théorie, analysons à présent la conjugaison des signes verbaux, non-verbaux et rituels, tels qu’ils ont été manipulés dans les discours dominants et dans les discours communs, notamment comme expressions de la résilience selon le contexte de la ville de Kinshasa.

Paradoxes des logos et des expressions iconographiques

L’icône illustrative du Coronavirus telle qu’hyper-médiatisée, apparaît paradoxalement sous les dehors attractifs d’une « couronne » (« corona » en latin), d’une boule mirifique parsemée d’antennes pittoresques comme un totem mystique et magnétique.

Pour les Bantous qui observeraient de près ce totem, il rappelle curieusement les statuettes à clous, du Bas-Congo : ces statuettes – fétiches détiendraient un pouvoir ambivalent, maléfique et bénéfique ; et les clous piqués au cœur ou au ventre du fétiche sont soit des vœux dédicacés soit des actes ciblés d’exorcisation4. La panique que nous inspire Covid 19 ne peut s’inscrire que dans la logique du Mal… et les clous sont autant de menaces contre le fléau, autant de gestes de riposte anti-pandémiques.

Ajoutons à cela le code scientifique de « Covid 19 », comme un besoin de cerner et d’identifier le mal afin de mieux le contrer sans doute. D’ailleurs chez les scientifiques, c’est un réflexe curieux, courant (et comme superstitieux !) de devoir surnommer les phénomènes catastrophiques, à l’instar des typhons et des ouragans meurtriers, comme des codes de guerre : une façon sans doute de personnaliser l’épouvantail afin de mieux l’anéantir…

Anecdote indicative : le 12 mai 2020, les « Immortels » membres de l’Académie Française ont décidé de donner un… sexe à la pandémie. « Covid 19 », contrairement à la pratique grammaticale répandue en France et dans le monde francophone est… féminin : il s’agit de la Covid 19…

Paradoxes des signes verbaux et des consignes

L’adjectif déterminatif « positif » prend une signification paradoxale également, à la fois dangereuse et fatale. Par rapport à la phase de test du virus, la sanction « positive » est en fait « négative », péjorative en termes pathologiques. Il ne s’agit surtout pas d’être… « positif », ce qui manifestement est un mauvais signe. Cela n’empêche pas les soignants des hôpitaux de dire à peu près ceci : « ne souhaitez pas être… positifs ; mais positivez ! ».

Le substantif « confinement » est tout aussi paradoxal, si l’on se reporte à une sorte de comparaison inter-lexicale français-lingala, et surtout à des consonances qu’on peut rapprocher… En langue lingala (une des quatre langues nationales et véhiculaires de la R.D.C. à côté du swahili, du kikongo et du tshiluba), « confinement » fait aussitôt penser au verbe « ko-fina » qui signifie « comprimer », « compacter », « ensardiner ». Rien à voir donc avec cette sorte de litote, de sens lisse, « civilisé » attribué à « confinement ». En réalité, dans le fond, dans les faits, « confinement » ne se réfère-t-il pas, de près ou de loin, au synonyme « cantonnement » d’allure militaire, avec le même résultat de « casernement », « isolement » ?

Le mot composé « gestes-barrières » comporte en partie une connotation… militaire : dans un pays post-conflit, comme la République Démocratique du Congo, « barrière » fait penser à « check-point ». Or, dans le contexte actuel de la prévention de la pandémie, les « gestes-barrières » paraissent proportionnellement, et a priori dérisoires : comme se laver constamment les mains, éviter les postillons en les évacuant au creux du coude, ne pas saluer ni embrasser, garder la bonne distance…

On pourrait disserter également sur le concept de « masque » tel qu’il pourrait être appréhendé par la conscience populaire. Voilà un totem symbolique habituellement sacralisé en contexte de représentation magico-religieuse (comme épouvantail terrible ou comme fétiche protecteur) et qui en apparence et en l’occurrence, durant la campagne sanitaire, s’est profané en forme de tissu banal, de cache-nez, de cache-poussière, parfois même de colifichet de « sape » à la kinoise…

Autre oxymoron : « quarantaine ». L’histoire et l’étymologie de « quarantaine » renvoient au départ à un « espace rituel de 40 jours » (référence notamment au Carême chrétien). Puis à partir du sens « mystique » le mot a pris un sens de type sanitaire (« quaranta » en italien), c’est-à-dire la séparation, la ségrégation et la détention des sujets suspectés de maladies contagieuses. Le mot désigne aussi la période de cet isolement.

Le paradoxe de la « quarantaine », dans les circonstances sanitaires actuelles, est qu’en fait la quarantaine n’a été généralement décrétée que pour… 14 jours, au besoin, renouvelables.

Le terme « distanciation sociale » est tout aussi décalé. Pour les grammairiens comme pour les sociologues, « distanciation sociale » indique les écarts entre les classes et les catégories sociales. La distance physique est plutôt celle que nous devrions observer par temps de la Covid 195.

En fin de compte la stratégie verbale utilisée par les instances communicationnelles en charge de la lutte contre la pandémie a été l’usage de l’hyperbole imprimée à chaque mot d’ordre sciemment sorti de l’ordinaire, et sciemment cuirassé.

Mais, un certain nombre de questions restent en suspens : à force d’intimidations, et sans résultats efficaces, les boursouflures lexicales ne se sont-elles pas dégonflées d’elles-mêmes ? Ces méthodes d’intimidation ou de censure ont-elles été, pour le cas des Kinois, en mesure de convaincre ou de contraindre ? N’y a-t-il pas eu au contraire des effets de banalisation, notamment auprès des catégories moyennes de la population ?

Paradoxe des signes non-verbaux et des rituels à la kinoise

Pour rappel, entre autres mesures prises par le gouvernement congolais à partir du 19 mars 2020, on retiendra l’abrègement des rituels funéraires et festifs. Et parmi les « gestes-barrières », l’embargo sur les salutations main-dans-la-main ou par embrassades, transgressant ainsi les habitudes typiquement kinoises. L’on sait que comme signe d’affinité ou d’amitié, à quelque degré que ce soit, les Kinois se saluent à temps et à contretemps, en boucle et de façon répétitive. Avec cette coquetterie sans doute importée naguère par les « Belgicains6 », celle de se donner l’accolade par « trois coups de cornes » conventionnels (deux sur la joue et le dernier front contre front…). Si, en plus, on tient compte des rituels consacrés, concernant le protocole social de salutations en milieux traditionnels ou tradimodernes, notamment chez les Anamongo7, avec la kyrielle des « salamalecs » interminables, assortis de proverbes circonstanciels, métaphoriques et évocateurs, on mesure le dépaysement mental des Kinois.

Plus poignante est l’interdiction des manifestations : les funérailles et les mariages, c’est-à-dire là où justement s’extasient orgies et excentricités kinoises, en termes de dépenses passionnelles et exhibitionnistes8. Les Kinois ont appris alors à raccourcir au strict minimum la cérémonie funéraire, réduite ainsi à l’embaumement, à l’hommage discret et à l’enterrement expéditif. Quant au mariage, il a pris coutume de se limiter au consentement civil avec témoins triés sur le volet ; le mariage religieux avec ses « ambiances » connexes, excessives et festives, a été simplement interdit. Bars fermés, églises fermées, les « ambianceurs » et les « serviteurs de Dieu », les gens « d’en-haut-en-haut » et ceux « d’en-bas-en-bas », tous ont retrouvé des mœurs autrement contingentées ; tous se sont retrouvés « pembenisés9 », comme disent les Kinois, c’est-à-dire acculés et réduits à une vie austère, morose, voire monacale…

Au demeurant, il est trop tôt pour mesurer l’impact à long terme de ce changement de comportement ; mais en attendant des enquêtes serrées, les sondages informels montrent combien bon nombre de Kinois se réjouissent des mesures qui poussent à la mesure, en termes de contraintes budgétaires certes, mais aussi en termes de restrictions du tapage diurne et nocturne des bars ou des églises ; mais la volonté politique se conformera-t-elle avec efficacité aux vœux des citoyens ?

Dérision de la mort, mort de la dérision

Raillée au départ, lors de son apparition médiatique, la pandémie a pris pour le Kinois lambda, des allures de jeu tragicomique de cache-cache avec la mort. Au départ donc, que de quolibets ! « Radiotrottoir10 » et ses rumeurs « virales » ; les réseaux sociaux avec leurs montages sophistiqués, surréalistes, tous ont contribué à ces tentatives utopiques et obliques de mise à mort de la pandémie, de mise à mort… de la mort, pour ainsi dire. Le rire a été utilisé comme l’arme de la riposte cathartique, comme une réaction d’exorcisation subconsciente, voire inconsciente11. Par exemple cette déclaration attribuée à un artiste musicien de Kinshasa (dont le talent sur scène ne concurrence nullement sa compétence de locuteur de la langue française) ; il aurait répondu à une question de journaliste sur le bilan de la Covid 19 en R.D. Congo que « jusque-là, aucun mort n’a survécu ». Par exemple cet anonyme qui se plaint du fait que sur les réseaux sociaux son téléphone a réceptionné à l’excès de messages sur la pandémie, au point de déplorer une sorte de contamination suspecte : l’appareil s’est mis à tousser dangereusement et « coroniquement »… Par exemple ce malade bègue qui se présente devant le personnel des urgences du dispensaire de son quartier, et qui, parce qu’il commence à énoncer les symptômes de son malaise par la syllabe « co… co… », fait déguerpir tout le monde, alors qu’il s’efforçait d’annoncer non pas « corona », mais… « constipation » !

Mort de la dérision

Mais à force de comptabiliser morts sur morts, jour après jour, bon nombre de Kinois ont fini par suspecter le danger, par se rendre compte que la mort rôdait, que la mort avait le dernier mot, qu’elle détenait le secret du dernier… rire. Preuve de la psychose : le jeudi 2 avril, un convoi d’agents expatriés de la société pétrolière française, PERENCO, venu de Moanda (province du Kongo Central) et en escale à Kinshasa pour son évacuation en France, a été attaqué et leur autocar lapidé par les jeunes de la commune « rouge » de Kingasani. Il a fallu le secours de la police pour exfiltrer en catastrophe les infortunés passagers de l’autocar. Motif de la colère des jeunes : la Covid 19 est une maladie importée par les Européens blancs.

Les autorités sanitaires et politiques ont vite pris la mesure du danger et ont décrété un certain nombre de mesures d’encadrement, avec plus ou moins de bonheur…

Gestion mélodramatique de la crise

On ne peut pas dire que la crise « Corona-19 » ait été en tout point gérée correctement par les instances politiques et morales du pays. Par moments, l’émotivité semble avoir supplanté la rationalité ; et la pandémie a semblé être… politisée.

À ce sujet, à partir de mi-mars 2020 jusque mi-mai 2020, la situation a été riche en rebondissements. Après les mesures d’urgence prises le 17 mars par le président de la République Démocratique du Congo, le gouverneur de la Ville-Province de Kinshasa, en a précisé les applications au niveau de sa juridiction : il a annoncé le confinement intégral de la ville, « mais par intermittence afin de laisser souffler la population et lui permettre de s’approvisionner ». Vingt-quatre heures après, sur ordre du gouvernement central, le confinement de Kinshasa a été « reporté ». Motif officiel : la mesure édictée par le gouverneur a créé une surenchère des produits maraîchers de première nécessité ainsi qu’une dangereuse psychose… C’est alors que l’Archevêque de Kinshasa est monté au créneau et a pris position, en s’accordant sur le principe du confinement, mais avec des garanties d’accompagnement psychologique et humanitaire, ainsi que de sécurité économique et alimentaire, notamment pour les populations les plus démunies.

Puis nouveau coup de théâtre : le gouverneur de Kinshasa est revenu au-devant de la scène le 4 avril, pour annoncer le confinement, du 6 au 19 avril 2020, de la commune de la Gombe, commune administrative et huppée de Kinshasa, centre des affaires, mais épicentre de la pandémie.

Entretemps, l’émotivité de certains responsables s’est traduite par une hyperinflation médiatique, avec des incantations et des parades exhibitionnistes. Bon nombre de gens « d’en-haut-en-haut », au nom de leurs « fondations » préfabriquées à la hâte, sous prétexte de l’amplification de la campagne anti-virus, ont déployé des prodiges de mises en scène (à la radio, à la télévision, sur les espaces publics ou privés). La plus cocasse de ces mises en scène a été la « marche miraculeuse » du lundi 30 mars du « pasteur » Ne Muanda Nsemi, chef spirituel de la secte kongo Bundu-dia-Mayala (c’est-à-dire Eglise régnante), marche sous forme de démonstration de force des adeptes dans le quartier Ma Campagne, lieu de résidence du gourou12. La fameuse marche dont les motivations n’ont pas été claires avait essentiellement dénoncé l’incurie des responsables politiques face à la menace virale ; en revanche, le « chef spirituel » et ses adeptes revendiquaient le droit d’invoquer l’alternative de la solution de la crise par une éradication spirituelle et mystique… La marche s’est mal terminée : la police a dispersé de façon musclée les adeptes, avec des blessés sur le trottoir…

Avec le confinement de la commune de la Gombe, la situation semble s’être compliquée : ni vraiment de confinement à Kinshasa, ni vraiment de couvre-feu, ni vraiment de « guerre sanitaire ». Avec comme conséquences : la surchauffe des prix sur le marché, la multiplication des panacées en tous genres les unes aussi charlatanesques que les autres contre le fléau, avec le risque d’occulter ainsi les précautions d’ordre scientifique et technique, le professionnalisme même de la coordination nationale chargée de la riposte contre le virus, sous la responsabilité du professeur Jean-Jacques Muyembe Tamfum.

Sans doute pour consolider les stratégies de la lutte anti-virus, et surtout pour mieux gérer les flux des prodigalités en faveur de cette lutte, le président de la République, après consultation des chefs spirituels des Églises exerçant dans le pays, a signé, le 29 avril 2020 une ordonnance créant un Fonds de solidarité. Pressentis pour diriger ce Fonds, les chefs spirituels ont fini par renoncer, estimant que leurs charges pastorales n’allaient pas de pair avec la gestion des fonds publics.

Puis, l’état d’urgence sanitaire, arrivé à échéance dans un premier temps le 11 avril a été prorogé jusqu’au 23 mai 2020, puis de nouveau jusqu’au 9 juin 2020.

Tous ces reports concernant la fin de l’état d’urgence ont mis en émoi l’opinion des catégories modestes. Leurs interrogations tournaient constamment sur le bilan de la pandémie. Ce bilan tel qu’il leur était annoncé au jour le jour, maîtrisait-il les approches statistiques en termes de quadrillage systématique des zones de suspicion de la pandémie à Kinshasa, en termes de détection des vrais malades, en termes de tests de dépistage et de « traçage » ? Les hôpitaux et le personnel sélectionnés pour accueillir les malades ou les suspects en quarantaine ont-ils été préparés à un afflux inattendu et problématique des patients ? Peut-être est-ce pour cela, pour apaiser à la fois l’opinion et les malades inquiets ainsi que le personnel soignant débordé, que le Président Tshisekedi a entrepris, le mardi 12 mai 2020, une visite des sites sélectionnés… Quel a été finalement le bilan du confinement de la Gombe, sans que des précautions sanitaires aient été formellement appliquées ? Le confinement d’une partie de la ville de Kinshasa, avec la désignation des secteurs à protéger ou à promouvoir (banques, surfaces alimentaires, services hospitaliers, etc.) ne porte-t-il pas les germes d’un clivage social en faveur de la fameuse « république de la Gombe13 » ? N’a-t-on pas renvoyé dans les oubliettes des statistiques et des stratégies concernant ces autres résidents marginaux (et parfois natifs) de la Gombe, à savoir : la plupart des « shegués » (enfants de la rue), des mendiants, des « Londonniennes » (prostituées), des « chayeurs » (petits vendeurs au noir et à la sauvette), des « ban’a mayi » (passeurs de nuit entre les deux rives Kinshasa-Brazzaville), des « bongolateurs » (cambistes au noir), tous citoyens à part entière ? A-t-on valablement appréhendé le calvaire des vendeuses du grand marché situé à Gombe, privées de leurs étalages emportés dans la vague d’« assainissement » du « zando », mais privées de leur clientèle la plus fidélisée ? Et qu’en a-t-il été exactement de la suite des mesures sanitaires d’urgence à Kinshasa, notamment du confinement sanitaire des autres communes à problèmes ? Faudrait-il nécessairement copier les tentatives de déconfinement adoptées ailleurs, et souvent pour des raisons inavouables de rentabilité lucrative, économique et commerciale, quitte à sacrifier l’humain ?

Défis de la riposte altruiste et de la résistance créative

Défis de la riposte à Kinshasa

Voici, à la date du 30 mai 2020, le bilan de la pandémie en R.D. Congo : 3.069 cas confirmés positifs, 448 guérisons et 72 décès14. Comparativement aux autres pays, la situation est alarmante mais pas désespérée. En absolu, l’inquiétude s’installe quand même dans l’opinion avisée, du fait de l’accroissement des cas et surtout des morts sans que cela ne soit bien explicable. En réalité, comme évoqué plus haut, les hôpitaux ne semblent pas avoir été préparés à accueillir en urgence permanente des malades d’un statut aussi insolite. La preuve en est, si l’on croit les reportages en buzz sur les réseaux sociaux, la série d’incidents survenus à l’hôpital Bondeko dans la commune de Limete où des enfants du quartier populaire et marginalisé de Makala ont failli saccager le pavillon des urgences au motif que leur malade, un octogénaire, avait été éconduit parce que suspecté de coronavirus sans examen.

Des scènes analogues se sont déroulées à l’Hôpital Général de Kinshasa, et même au Complexe hospitalier du Cinquantenaire du fait, d’après les malades confinés, de l’indifférence du personnel soignant, alors que cette dernière clinique a été ciblée pour l’accueil de ces malades.

Conclusion d’un malade mal traité : « le serment d’Hippocrate s’est dévoyé en… sermon d’hypocrite15 ».

La crise de la Covid 19 a mis en lumière de façon exceptionnelle, le rapport entre la gestion politique et la gestion scientifique de la crise. Jamais auparavant les scientifiques n’ont été autant sollicités à temps et à contretemps par les autorités politiques, soit pour recueillir auprès d’eux des avis motivés, soit pour les récupérer tactiquement. À la décharge des scientifiques, il faudrait relever que jusqu’à nouvel ordre, malgré les controverses hâtives et agressives sur leur rôle jugé complaisant par une certaine opinion émotive (et passablement chauvine et populiste) concernant l’application en Afrique des vaccins à trouver, malgré les préjugés populaires sur une Afrique miraculeusement épargnée de l’hécatombe, leur position a été en général celle de la réserve et du doute méthodique : réserve et doute comme préalables à des tests expérimentaux techniquement rigoureux, et à des contre-expertises validées, revalidées et partagées, en tenant compte des marges de succès et du respect de la personne humaine… Y compris, d’ailleurs, pour l’expérience du traitement par le recours aux essences conditionnées de la plante artemisia…

Le sénateur Didier Mumengi s’est posé la question cruciale : « qui aurait cru que les responsables politiques congolais puissent aussi pleinement se mettre à faire ce qu’ils devaient faire d’ordinaire : parier sur la science, sur le savoir et sur la compétence ; imaginer un système national de santé publique, se rendre compte qu’une moto-taxi ne peut prendre qu’un passager, déplorer une économie nationale extravertie ; penser exorciser les vulnérabilités de l’économie nationale ; édicter des mesures prophylactiques pour freiner la propagation de l’épidémie… Le coronavirus ramène les dirigeants politiques à la résipiscence, en leur intimant l’ordre de s’acquitter de leur rôle premier : gouverner16 ».

D’où l’idée de plus en plus courante évoquée par les quelques intellectuels congolais préoccupés par l’après-Covid 19, celle de bureaux d’études prospectives, bureaux d’études capables de réévaluer les termes futurs d’une géopolitique multipolaire qui d’ores et déjà a montré les limites sanitaires et la récession des grandes puissances de la planète (contraintes, en pleine crise, de solliciter les secours d’un pays émergent comme la Chine ou d’un pays sous embargo sévère comme Cuba…) ; bureaux d’études capables également d’identifier et de promouvoir des scénarios plausibles du développement durable de tout l’Homme et de tout Homme congolais…17

Éloge de la résistance créative

Finalement quelles leçons morales et culturelles tirer de cette épreuve tragique de vivre, plus qu’avant, en proximité angoissante avec la mort18 ?

La première leçon est que le confinement obligatoire, les mesures-barrières, la hantise de l’apocalypse et les réflexions téléologiques et eschatologiques, tout cela a conduit, si on y pense profondément, au devoir et au pouvoir d’une appropriation de notre temps, de notre espace et de notre engagement qui tienne compte de l’essentiel, à savoir la foi solide envers l’énergie et le génie de l’esprit.

L’énergie et le génie de l’esprit, c’est donc d’abord apprivoiser le temps, le « taï chi » chinois ou le « festina lente » latin ou encore le « tambula-malembe » kinois, autant de sagesses qui font l’éloge de la lenteur. Éloge de la lenteur19, c’est-à-dire éloge des musiques intérieures où l’on prend le temps d’écouter les parfums des fleurs, où l’on goûte le velours des symphonies ; bref où l’on danse la vie à petits pas, à petites lampées, à petits frissons…

L’énergie et le génie de l’esprit, c’est également occuper l’espace par l’imagination, la méditation, le silence créatif (« du vide surgit la création », a écrit Arthur Rimbaud) : dialoguer avec les volumes et les vides comme on joue une partition musicale et poétique. À l’exemple de ces évasions en symphonies orchestrées au-delà des balcons par des habitants confinés en Italie ou en Espagne, et qui donnaient de la voix pour se donner du courage, et se doper… Ou comme ces musiciens et ces comédiens kinois qui se sont coalisés autour d’une composition musicale concertée et dans un espace scénique virtuel (à l’initiative des souscripteurs de la Société Congolaise des Droits d’Auteur), afin d’exorciser les affres du fléau dans un tour de chant expiatoire, chaque artiste dans son style, et d’en appeler à une solidarité autrement agissante.

L’énergie et le génie de l’esprit, c’est enfin actionner les gestes les plus humanistes, et les réflexes les plus vitaux d’altruisme, de secours et d’accompagnement sanitaires comme en système « Care », système essentiellement d’empathie qui, en l’occurrence, a mis à contribution et en urgence des bénévoles et des volontaires de toutes catégories sociales, notamment les plus ordinaires et les plus proches de notre vie courante (aides-infirmiers, assistants médicaux stagiaires, médecins de nuit, garçons et filles de salles, ambulanciers, nettoyeurs désinfecteurs, policiers, etc.).

En ces temps intenses de stress, peut-être faudrait-il éviter la « paranoïa interprétative » (selon les termes de Umberto Eco20), autrement dit, éviter d’être otage de la pensée unique et dogmatique. Autrement dit, être… positif, au sens philosophique (et non sanitaire !).

Comme disait mon grand-père, « nzete ebetela kake, ebangaka likolo enginda te ; po bana-bitape tembe na liwa » (« l’arbre calciné par la foudre ne craint pas les orages ; parce que ses jeunes pousses résisteront à la mort »).

Kinshasa, 31 mai 2020

1 Lye M. Yoka, Kinshasa, signes de vie, Paris – Tervuren, L’Harmattan – Cahiers Africains, 1999.

2 Lire aussi Lye M. Yoka et Jean-Marie Ngaki, « La perception populaire et culturelle des pandémies et des épidémies à Kinshasa », dans Congo-Afrique, Kinshasa, no 491, janvier 2015.

3 Source : Le Monde et AFP du 30 mai 2020.

4 À propos des statuettes à clous, une abondante littérature anthropologique existe ; nous en signalons quelques titres : Wyatt Macgaffey, L’art et la guérison des Bakongo commentés par eux-mêmes, Bloomington, Indiana University Press, 1991 ; Wyatt Macgaffey, Religion et société en Afrique centrale : les Bakongo du Bas-Zaire, Chicago, Presses de l’Université de Chicago, 2000 ; Zdenka Volavka, « Le nkisi du Bas-Zaïre » dans African Arts, no 5, 1972, p. 52-89.

5 Joël Ipara Motema, « Approche anthropologique de la pandémie du Coronavirus en R.D. Congo », conférence au Musée Moderne de Kinshasa, 16 mai 2020.

6 « Belgicains » : surnom donné dans les années 70-80 aux étudiants congolais résidant en Belgique.

7 Gustave Hulstaert, Losako, salutation officielle des Nkundo, Bruxelles, Académie Royale des Sciences Coloniales (ARSC), Nouvelle Série, Tome XX, fasc1, 1959. Anamongo désigne un vaste ensemble de peuples de la République Démocratique du Congo qui se réclament d’un ancêtre commun Mongo. Les Mongo sont une population bantoue de l’Afrique centrale, que l’on retrouve dans le sud des provinces de l’Équateur et de l’Orientale (les Nkundo, Ekonda, Basengele), le nord de la province du Bandundu (les Basakata, Banunu, Baboma) dans les provinces du Sankuru et du Maniema (les Batetela, Kusu)…

8 Lye M. Yoka, Kinshasa, signes de vie, op. cit.

9 « Pembeniser », néologisme sous forme de verbe francisé à partir de la locution adverbiale lingala « pembeni », c’est-à-dire « à côté », « à l’écart ». « Pembeniser » signifie « mettre à l’écart ».

10 « Radio-trottoir », néologisme populaire synonyme de « rumeur ».

11 Lire par exemple Philippe Masegabio Nzanzu, Le rire, ses valeurs figuratives et ses fonctions dans l’œuvre poétique de Tchicaya U Tamsi, Thèse de doctorat, Université de Kinshasa (Faculté des Lettres), 2014.

12 Le « pasteur » Ne Muanda Nsemi va récidiver le 16 avril 2020, avec plus d’agressivité. Il sera arrêté et conduit au Centre Neuro-Psycho-Pathologique de Kinshasa…

13 Expression ironique pour parler du quartier huppé, le seul confiné comme pour favoriser les riches.

14 Source : bulletin du Comité multisectoriel de la Riposte du Covid 19 en R.D.C. : 68e Bulletin, 30 mai 2020.

15 Lire Olivier Marbot, « Que valent (vraiment) nos hôpitaux ? », dans Jeune Afrique, no 3068 du 27 octobre au 9 novembre 2019, p. 29 : « …le système public de santé (en Afrique) est malade et sous-financé, les infrastructures et le matériel sont mal entretenus, le personnel sous-payé et souvent démoralisé. Les médicaments indisponibles. Cependant, (…) les choses changent. (…) les systèmes de couverture maladie se développent. Les nouvelles technologies apportent des débuts de réponses à nombre de difficultés. On trouve même un peu partout sur le continent (…) des «pôles d’excellence»… ». Lire également le numéro du quotidien de Kinshasa, Forum des As, consacré au Coronavirus, no 6110, du 23 mars 2020, 16 pages.

16 Didier Mumengi, « Coronavirus, l’ultime procès », chronique du 24 mars 2020.

17 À signaler : le point de presse de l’Ambassadeur André-Alain Atundu Liongo, du regroupement politique confédéré « F.C.C. », Front Commun pour le Congo ; l’enquête du Professeur Ribio Nzeza Bunketi, Enseignant de Communications sociales à l’Université Catholique du Congo, sur « l’impact de la pandémie Coronavirus sur les économies de la culture en R.D. Congo » ; le projet « Islands of Innovation in Protacted Crises : A New Approach to Building Equitable Resilience from Below » qui réunit principalement l’IDS (Institute of Development Studies) en Grande-Bretagne, l’INA (Institut National des Arts de Kinshasa) en R.D. Congo, et le Département des Arts de l’Université Félix Houphouet-Boigny en Côte-d’Ivoire. À l’initiative du Front Patriotique Ivoirien, un Forum a réuni des intellectuels africains à Abidjan, en vue d’une prospective générale sur l’après-Covid 19.

18 Lye M. Yoka, Combats pour la culture, Brazzaville, Éditions Hemar, 2012.

19 Jean-Claude Carrière, « Les questions du sphinx », dans Entretiens sur la fin des temps avec Jean-Claude Carrière, Jean Delumeau, Umberto Eco, et Stephen Jay Gould (entretiens réalisés par Catherine David, Frédéric Lenoir, Jean-Philippe de Tonnac), Paris, Fayard, 1998, p. 226-228.

20 Umberto Eco, « À toutes fins utiles », ibidem, p. 242.