Au début, j’ai trouvé que l’utilisation de l’anglicisme cluster pour nommer les foyers épidémiques du Covid 19 relevait d’une véritable usurpation d’identité. Le concept de cluster vient du champ de l’économie. Il a été inventé par l’économiste anglais Alfred Marshall à la fin du XIXe siècle pour désigner une forme d’organisation des entreprises distincte de l’organisation fordiste : cluster en anglais, district en français.

Leur rapport à l’espace est opposé. La firme fordiste se localise sur un site. Le district industriel puise ses ressources dans un territoire. Il mobilise l’emploi dans la proximité, famille élargie, voisinage ou bassin d’emploi local. L’écosystème du district et la densité de ses échanges internes génère une « atmosphère industrielle » (selon Marshall), une confiance sociale et une « coopétition » (alliage de la coopération et de la compétition) propices à l’innovation. De ce fait, le district est mondial et intégré dans les marchés internationaux.

En y réfléchissant à deux fois, j’ai trouvé finalement des ressemblances entre le cluster industriel et le cluster épidémique de la Covid 19. Ils connaissent tous deux cette ambivalence faite de local et de global, mais dans une relation inversée. Le cluster industriel part du local pour se déployer mondialement. Le cluster covidien arrive du global pour se répandre localement. Les portes d’entrée internationales du virus sont généralement des aéroports (Wuhan, Roissy, les hubs de Ryanair à Bergame et Beauvais). Puis, sa diffusion se fait de proche en proche, par intensification des liens, jusqu’à buter sur une frontière invisible, configurant un treillis territorial délimité.

Mais une autre dynamique, locale/locale cette fois-ci, caractérise le foyer et le mode de propagation virale. Il s’agit d’évènements collectifs fortement concentrés dans le temps et l’espace : match de la Ligue des champions à Milan entre l’Atalanta de Bergame et le Club de football de Valencia, carnaval de Gangelt en Allemagne près de la frontière hollandaise, rassemblements religieux divers. Dans ces regroupements très denses, la contamination via les sécrétions respiratoires est maximale et s’auto-amplifie. Car, plus la dose infectieuse est forte, plus les symptômes sont graves, et plus la contagion est longue. Ce processus fait que la létalité peut varier du simple au double selon que l’on se situe à l’intérieur ou en dehors d’un cluster – ce qui explique pourquoi l’âge moyen des réanimations peut y être bas. Le cluster viral a la violence d’un volcan.

Dans cette logique de foyers débordants, j’ai été intriguée par les épicentres d’origine religieuse. Il est stupéfiant de constater leur nombre, leur particularité et leur diversité : on les rencontre dans toutes les parties du monde et ils concernent toutes les religions. À Mulhouse, ce sont les évangéliques de la Porte Ouverte Chrétienne qui ont ouvert la porte au virus dans le Grand-Est ; en Corée du Sud, c’est la secte apocalyptique de l’Église Shincheonji de Jésus ; à Singapour, deux églises évangéliques, Life Church and Missions et Grace Assembly of God ; en Iran, dans la Ville sainte de Qom, les prières collectives de masse n’ont jamais cessé ; au Pakistan, le cluster est né d’un rassemblement du groupe islamique Tabligui Jamaat à Lahore ; aux États-Unis, c’est dans la synagogue Young Israel de New Rochelle, proche de New York, que le premier cluster a pris. Les fondamentalismes religieux unissent leurs croyants dans le déni du risque épidémique.

D’autres clusters se répètent dans toujours les mêmes lieux à risque. Les cabinets de médecine de ville et les hôpitaux sont, dans le monde entier, placés en première ligne. L’infection y frappe sans distinction l’ensemble des soignantes, de la médecin urgentiste à la « technicienne de surface », en passant par les infirmières. En France, en Allemagne, au Canada, en Inde, dans les abattoirs, les dépôts logistiques, les sites industriels et les exploitations agricoles, les activités d’exécution se poursuivent malgré le confinement, multipliant les risques de propagation. Le Covid 19 éclaire d’une lumière crue la division spatiale du travail et exacerbe la stratification sociale.

[voir Spatialités]