Libération, mercredi 8 août 2007Livre ouvert, en devenir, traitant de la mutation non encore accomplie d capitalisme industriel vers autre chose que lui-même, le Capitalisme cognitif, la nouvelle grande transformation est un petit ouvrage dense qui ouvre la tête.
Il avance une interprétation cohérente des signes épars d’une mise au travail inouïe de l’intelligence sociale par le capital et, en même temps, travaille pour y échapper, tout en éprouvant cette puissance créative du collectif, cette «pollinisation» de thèmes et de recherches dont l’auteur, à la fois ruche et abeille, fait ici son miel. Yann Moulier Boutang est un ancien élève de Louis Althusser, à qui il a consacré une biographie de référence. Economiste hétérodoxe, il a su donner de la chair aux abstractions marxistes de l’accumulation primitive dans De l’esclavage au salariat. Proche un temps de l’ouvriérisme italien, il en a suivi la trajectoire théorique au-delà de Marx, ne s’éloignant jamais trop par exemple de Toni Negri, avec qui il a fondé des revues telles Futur antérieur et Multitudes. Le Capitalisme cognitif est une hypothèse explicative et un programme de recherches autour de la troisième «grande transformation» – selon l’expression que Karl Polanyi avait introduite pour caractériser le passage du capitalisme marchand au capitalisme industriel.
Les faits sautent aux yeux, à l’état brut, plus ou moins inquiétants ou rassurants, mais pour le comprendre, voire s’en défendre, la théorie manque, en grande partie. L’auteur entend y remédier et procède par paliers, un peu comme on construit un pont sans échafaudages, s’appuyant au fur et à mesure sur les éléments qui viennent d’être bâtis. Au fondement de cette mue capitaliste on trouve les NTIC, les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Cependant le capitalisme cognitif s’intéresse à la valorisation de l’intelligence et de l’innovation, et non pas à celle de l’information déjà largement opérée sous le capitalisme industriel. Entre-temps, des larges pans du capital et du travail sont devenus pour ainsi dire immatériels. Mais attention, la montée en puissance de l’immatériel ne veut pas dire que le travail concret, physique et encore moins le travail industriel se soit évaporé. Le contraire est sûrement vrai, puisque les anciennes associations du capital et du travail se sont délocalisées, comme on dit, investissant des nouvelles sociétés, voire des nouveaux continents.
La vraie nouveauté est que le capitalisme cognitif est de plus en plus au cœur du système, qu’il commande la valorisation de toutes ces autres formes de capital. Dans l’accumulation du capital immatériel, la diffusion du savoir et l’économie de la connaissance jouent un rôle moteur. Le travail en réseaux – que rend possible une société où la connaissance et la culture sont largement diffusées et partagées – s’impose comme la forme la plus performante de coopération productive. La liberté elle-même devient une force productive, puisque la coopération entre réseaux ne se déploie au mieux d’elle-même que dans la libre association entre individus et se tarît dans la contrainte.
Est-ce à dire qu’il faut laisser faire le capitalisme cognitif afin que les lendemains se mettent à chanter ? Yann Moulier Boutang n’est ni béat ni bête : dans sa troisième grande transformation le capital joue son avenir et non pas le futur de l’humain ou le bien commun. Il n’empêche : la révolution a déjà eu lieu et notre monde est désormais moins à changer qu’à prendre, justement parce qu’il n’est en rien idyllique.
En ce sens, le programme d’un «réformisme révolutionnaire» esquissé par ce livre à la fois savant et emporté, naïf et raisonné, pourrait paraître quelque peu décevant à front de la grande transformation qu’il dessine. Mais que faire quand la révolution a été déjà faite, sinon la reformer ?
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