Mineure 28. Noise Music

Le genre est obsolète

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L’étiquette « noise » désigne moins un no man’s land dans le paysage des genres musicaux qu’un lieu d’interférences multiples et multidirectionnelles. Quoique souvent menacées de tomber dans la complaisance facile et le stéréotype, les pratiques relevant du noise conduisent, chez leurs meilleurs adeptes, à une pulvérisation systématique, joyeuse et libératrice des clichés ressassés par les encroûtements génériques. Deux exemples paradigmatiques, To Live and Shave in LA et Runzelstirn & Gurgelstock, permettent d’illustrer ces procédures d’évasion, qui prennent à rebours à la fois les routines transgressives de la sub-culture et les maniérismes guindés de l’académisme conceptuel.

1. La « noise » fait aujourd’hui office de raccourci commode qui permet de regrouper un ensemble hétéroclite de pratiques sonores – qu’elles soient universitaires, artistiques ou contre-culturelles –, qui n’ont guère en commun qu’une réticence manifeste à l’égard des conventions en vigueur dans les musiques classiques et populaires. La « noise » ne désigne pas seulement le no man’s land entre la recherche électro-acoustique, l’improvisation, l’expérimentation avant-gardiste et le sound art. Elle renvoie aussi, et c’est plus intéressant, aux zones troubles de l’interférence entre les genres : entre post-punk et free jazz ; entre musique concrète et folk ; entre composition stochastique et art brut. Pourtant, en étant utilisée pour catégoriser toutes les formes d’expérimentation sonore qui défient ostensiblement les classifications musicologiques – qu’elles soient para-musicales, anti-musicales ou post-musicales – la « noise » est devenue une étiquette générique qui s’applique à tout ce qui est censé subvertir les genres établis. Elle désigne à la fois un sous-genre particulier de l’avant-gardisme musical et tout ce qui se refuse à être subsumé par quelque genre que ce soit. Il en résulte que le fonctionnement du mot « noise » oscille entre celui d’un nom et d’un concept ; il interdit de trancher entre l’anomalie nominale et l’interférence conceptuelle. Loin d’être embarrassés par un tel paradoxe, les praticiens les plus aventureux de ce pseudo-genre ont aménagé et utilisé cette indétermination pour réaliser un travail capable d’accomplir effectivement les prétentions subversives de la « noise », en identifiant et en pulvérisant sans merci cet ensemble de tropes et de gestes génériques à travers lesquels la confrontation s’atrophie si vite en convention. Deux groupes sont exemplaires à cet égard : To Live and Shave in LA, le groupe de l’irréductible iconoclaste américain Tom Smith, dont la devise « Le genre est obsolète » fournit le modus operandi d’une œuvre tout entière caractérisée par sa minutieuse démence([[Voir l’interview de Smith sur : http://www.toliveandshaveinla.com/bio.htm) ; et Runzelstirn & Gurgelstock, le groupe de l’énigmatique Rudolf Eb.er, ce fol Helvète connu pour être « l’horrible troll du kung-fu »([[Description d’Eb.er par Smith dans une interview (http://pragueindustrial.org/interviews/ohne). Eb.er est un instructeur certifié d’arts martiaux.), dont les concoctions audiovisuelles hallucinatoires amplifient les tendances psychotiques (aujourd’hui bien estompées) de l’actionnisme viennois. Il est significatif de relever que tous les deux refusent l’application à leurs travaux de l’étiquette « noise » – explicitement pour Smith, implicitement pour Eb.er. Cela n’a rien d’une coïncidence : tous deux reconnaissent ainsi la stéréotypie débilitante engendrée par l’impuissance à reconnaître les paradoxes propres à un genre fondé sur la négation de genre.

2. Comme la subculture « industrielle » de la fin des années 1970 qui l’a engendrée, l’émergence de la « noise » comme genre identifiable dans les années 1980 a suscité l’accumulation rapide d’un répertoire de gestes typiques, relâchant les critères qui permettent de distinguer l’innovation du cliché, au point que l’expérimentation menaçait de se confondre avec la platitude([[Pour un repérage de la culture industrielle, voir V. Vale et A. Juno (éd.), Industrial Culture Handbook, San Francisco, Re/Search Publications, n°6/7, 1983. Le meilleur aperçu de la scène noise émergente du tournant des années 1980/90 reste le fanzine de Seymour Glass, Bananafish, dont la parution vient de cesser avec le numéro 18, en 2006. Une anthologie regroupant les quatre premiers numéros a paru chez Tedium House Publication, San Francisco, en 2004.). S’accrochant à cette paresse intellectuelle, les esthètes de l’avant-garde qui affichaient leur dédain pour la vulgarité du genre industriel ont exprimé une aversion du même ordre envers les tendances stéréotypées de sa progéniture « noise ». Mais en faisant étalage de ses références artistiques, l’esthétisme expérimental a fini par se rabattre sur les stratégies complaisantes de distanciation réflexive qui caractérisent depuis longtemps la pratique de l’art conceptuel – une réflexivité épidermique que le commentaire académique a consacrée comme une garantie de sophistication. À cet égard, l’anti-esthétisme lucide de la « noise » et ses affinités avec l’insouciance clairvoyante du rock comptent parmi ses aspects les plus revigorants. Adoptant la furie analeptique des racines post-punk de la « noise », mais refusant sa coagulation en répertoire de maniérismes, Smith et Eb.er ont produit des œuvres qui allient la rigueur conceptuelle à la hargne anti-esthétique, tout en rejetant avec une égale violence les clichés du sous-académisme et les lieux communs de l’aliénation. Chacun d’eux parvient à brancher son dérangement libidinal sur une lucidité délirante – « imposant à l’intellect et à la libido une torsion simultanée »([[http://www.toliveandshaveinla.com/bio.htm), débouchant sur une interpénétration unique d’analyse et de complaisance.

3. To Live and Shave in LA parvient à produire une expérience sonore sans précédent : alors que l’orthodoxie « noise » identifie trop souvent l’extrémité sonore avec un continuum ininterrompu de crissements distordus, To Live and Shave in LA sculpte des tornades finement ciselées de sons contorsionnés où se combinent de la parole désarticulée, un oscillateur élégiaque, des éclats abstraits de basse et de guitare, ainsi qu’un bric-à-brac vertigineux de musiques échantillonnées (glam rock, metal, musique contemporaine, jazz, pop et country). Le tout forme un maelström en perpétuel déséquilibre où surnage le chant aussi suave qu’affolé de Tom Smith qui déverse des torrents d’insanités bilieuses. La « noise » orthodoxe compresse l’information, elle enfouit le détail dans un torrent de sons. To Live and Shave in LA construit des chansons à partir d’une surabondance époustouflante de détails sonores, qui mettent l’auditeur au défi de se montrer à la hauteur de ce trop-plein d’informations. Il y a toujours trop plutôt que pas assez à entendre à la fois – en un excès qui invite à multiplier les écoutes. La fascination auditive qu’exercent les chansons est accentuée par les liner notes de Smith, qui truffe ses livrets d’énigmes dont l’inventivité laisse le lecteur aussi enchanté que perplexe. De même que la musique de To Live and Shave in LA incorpore une surcharge d’informations sonores, de même les paroles de Smith incarnent-elles une hypertrophie sémantique qui ne peut être transmise que par un phrasé mimant les éructations agrammaticales de la glossolalie. Comme il se doit, les délires de Smith échappent au déchiffrage de par un excédent plutôt qu’un déficit de sens([[Smith : « Mes livrets ne sont pas composés au hasard. Ils ne doivent rien à des opérations stochastiques ou aléatoires, et relèvent dans leur spécificité de caractérisations rigides. J’ai une approche strictement cinématique. » http://www.toliveandshaveinla.com/bio.htm). Refusant de se plier à l’interprétation, sa déclamation est inséparable du son au sein duquel elle se niche. Ce serait pourtant une erreur de prendre le refus de signifier et l’esquive méthodique de tout cadre générique manifestés par To Live and Shave in LA pour une concession envers la polysémie et l’éclectisme typiques du postmoderne. Leur modèle est plutôt à chercher du côté du formalisme tonifiant de Pierre Guyotat ou de Iannis Xenakis, que dans les pastiches plaisants de John Barth ou d’Alfred Schnittke. En fait, la seule bannière sous laquelle Smith accepte d’inscrire To Live and Shave in LA relève de ce qu’il appelle l’esthétique « PRE ». PRE est « une négation de la supposition erronée selon laquelle les mouvements nouvellement éclos seraient voués à supplanter les précédents, qui seraient bons pour la retraite. (…) PRE ? Comme dans : toutes les possibilités existantes, même les plus désastreuses. »([[http://www.toliveandshaveinla.com/bio.htm) L’injonction à innover conduit à une antinomie dans quelque genre que ce soit : ou bien on se contente de répéter l’innovation dans sa forme, auquel cas on tombe dans la formule et on dénie rétroactivement son propre caractère novateur ; ou alors on cherche en permanence de nouveaux types d’innovation, et le défi consiste à identifier de nouvelles formes qui échappent à la répétition pure et simple de l’ancien. Mais on doit dans ce cas postuler un ensemble infini, et donc inactualisable, de formes si l’on ne veut pas se répéter, et les limites de l’imagination finie déterminent alors invariablement l’épuisement des possibilités. Il ne suffit jamais de multiplier les formes d’invention ; il faut aussi produire de nouveaux genres qui engendrent à leur tour des formes nouvelles. La « noise » s’avère générique dès lors qu’elle devient une forme d’invention qui est obligée de remplacer la négation abstraite du genre par la production de genres inconnus jusqu’alors([[Il est intéressant d’observer l’émergence des sous-catégories qui ont vu le jour au sein du genre « noise » au cours des dernières années : « harsh », « quiet », « free », « ambient », etc. La noise paraît engagée dans un processus de subdivision comparable à celui qu’a connu le metal dans les années 1980 et 1990 (« thrash », « speed », « black », « glam », « power », « doom », etc.). Quoi qu’il en soit, la prolifération de qualifications internes à un genre existant n’est pas tout à fait la même chose que l’actualisation de genres jusqu’alors inexistants. Il reste à voir si ces sous-catégories parviendront à produire quoi que ce soit de véritablement frappant.). La « noise » générique est condamnée à réitérer ad infinitum sa négation abstraite du genre. Les résultats n’en sont pas nécessairement dépourvus d’intérêt. Mais « PRE » esquisse un paradigme alternatif : comme la totalité des possibilités est un synonyme de Dieu, auquel on doit renoncer, la seule totalité disponible (indéfectiblement séculaire) réside dans les incompossibles. Si toutes les possibilités existent, il n’y a qu’une totalité des incompossibles qui puisse offrir un lieu aux genres encore inactualisés et incommensurables. L’impératif d’actualisation des incompossibles ne conduit pas à l’éclectisme, mais à une ascèse d’invention perpétuelle qui s’efforce de tenir le pastiche à distance en forgeant des liens jusqu’alors inimaginables entre des genres inexistants. C’est l’injonction à produire les conditions pour l’actualisation des incompossibles qui a pour fonction d’exorciser le risque d’une régression vers la répétition générique. Les enregistrements récents de To Live and Shave in LA portent témoignage de cette ascèse de l’invention en ce qu’ils essaient des textures, des tempos et des techniques qui abjurent leurs propres canons antérieurs d’hétérodoxie, jamais sombrer pour autant dans le relaps d’un style musical identifiable([[Noon and Eternity, Menlo Park, 2006.). Alors que leurs œuvres précédentes avaient privilégié le spleen, le déséquilibre et le discontinu, ces enregistrements privilégient une majesté mesurée, une expansivité troublante et une continuité épique.

4. Eb.er place explicitement Runzelstirn & Gurgelstock sous l’égide de l’actionnisme viennois. Leurs performances ne sont pas des concerts, mais plutôt des « tests psycho-sociaux et des épreuves », où le test et l’épreuve sont dirigés aussi bien vers le performeur que vers le public. La logique en repose moins sur le choc et la confrontation que sur la discipline et la concentration. Eb.er et son complice Dave Philips se claquent répétitivement le visage dans des assiettes de spaghettis munies de micros-contacts. Eb.er gazouille dans un piano qu’il martèle, ne s’interrompant que pour faire feu à répétition sur le public à l’aide d’une mitraillette (dont ledit public ignore qu’elle est chargée à blanc). Une femme hurle sa souffrance, un tube enfoncé dans l’anus, tandis qu’Eb.er souffle à l’intérieur avec des accents de mélodies élégiaques pour cordes. Eb.er lutte pour tirer des sons du poisson mort équipé d’un micro-contact qui repose sur la table. Trois femmes ingurgitent des liquides selon un ordre de couleurs strictement déterminé, avant d’aller vomir dans des saladiers selon une séquence elle aussi savamment orchestrée. Ce sont autant d’expériences d’une absurdité guindée, en équilibre sur le fil du rasoir qui sépare le divertissement comique de la provocation intolérable. Le délire contrôlé de ces actions est encore affûté et perfectionné dans les enregistrements de Runzelstirn & Gurgelstock, qui sont autant d’exercices méticuleusement agencés de variations discontinues. Soupirs, halètements, rots, mugissements, vomissements, aboiements, grognements, chiens, coqs, accordéons, yodels, cordes, pianos, cuivres, cris, grondements, hurlements et bruits de scie circulaire sont ponctués d’intervalles de silence très précisément définis, lesquels sont à leur tour périodiquement ébranlés par des crescendos de gémissements industriels qui se métamorphosent en chœurs d’ululements lugubres. Le son d’un bâillonnement est suivi par celui de chairs matraquées et d’os écrasés ; de délicats froissements acoustiques sont cousus avec de violentes explosions de vacarme synthétisé. L’oscillation perpétuelle entre des mauvais coups des dessins animés et une malveillance psychotique produit des résultats tout à la fois comiques et inquiétants. Eb.er décrit ainsi ses procédés de monteur sonore : « En Suisse, j’utilisais des bobines ouvertes et des scalpels, de façon quasi chirurgicale. Couper, couper, couper, recoudre. Je creuse un trou et j’y reste avec toutes ces lames, bandes et ciseaux. Je ne voulais pas mélanger les choses, mais placer le couteau dans le son de ce que je faisais et enregistrais, à l’intérieur et à l’extérieur. Tout est vrai dans les sons de Runzelstirn & Gurgelstock. L’action et le corps sur lequel elle se produit. Je me borne à découper les membres, je les recouds à l’envers et je les re-découpe – dans ce laps de temps, 15 années de Runzelstirn & Gurgelstock se trouvent divisées et divisées encore, elles repoussent et repoussent encore. Je fais pousser mes sons biologiquement, comme des cellules qui se divisent pour mieux se multiplier. Couper et laisser pousser. »([[Extrait d’un entretien avec Drew Daniel, « Aktion Time Vision », in The Wire, n°227 (2003), pp. 21-25.) Cette métastase chirurgicale trouve un écho dans les peintures d’Eb.er : des portraits ironiques d’anomalies inorganiques situées quelque part entre Hans Bellmer et Nigel Cooke. Un Mickey Mouse transsexuel arborant des organes génitaux défigurés se vautre en poses lascives. Une écolière à la tête fissurée et dotée d’un téton unique et proéminent se perd, la bouche ouverte, dans un regard absent, tandis qu’un paysage malade bâille à travers le trou de son visage. Chez des artistes moins talentueux, de tels symptômes de dérangement mental ont depuis longtemps dégénéré en simple affectation. Une trop grande familiarité a rendu banale l’iconographie de l’actionnisme viennois : sang, gore et transgression sont désormais devenus les marques communes du divertissement de supermarché. Mais la judicieuse fermentation que propose Eb.er du monstrueux avec l’esthétique de dessin animé, de même que ses fines transpositions de la détresse psychique en bouffonneries infantiles témoignent d’une suspicion envers le stéréotype qui a permis jusqu’ici à ses expérimentations dérangées d’échapper à toute prédictibilité.

5. Tandis que l’orthodoxie « noise » substantialise sa négation affichée du genre dans un stéréotype sonore qui reste finalement très facile à digérer (la malheureuse mais néanmoins divertissante distorsion du feedback), To Live and Shave in LA et Runzelstirn & Gurgelstock élaborent le son d’une anomalie générique en fusionnant des catégories sonores jusqu’ici incommensurables : le cut-up dub, le free glam et le punk électro-acoustique dans le cas de To Live and Shave in LA ; la musique concrète de dessin animé et l’art brut bouffon dans celui de Runzelstirn & Gurgelstock. Ils déploient l’un comme l’autre un délire analytique qui refuse obstinément les clichés creux de la « transgression » subculturelle, tout en esquivant les maniérismes guindés du conceptualisme académique. Aucun de ces deux groupes ne sonne comme de la « noise ». Et pourtant, c’est leur refus de substantialiser la négation du genre musical qui les a conduits à produire une musique qui ne ressemble à rien qui ait été fait auparavant. La négation abstraite du genre débouche sur les orthodoxies stériles d’une « noise » devenue pseudonyme de l’avant-gardisme expérimental, avec un résultat qui relève soit de la préciosité suffocante de l’art musical officiellement reconnu, soit (pire encore) des ennuyeuses machinations du sound-art. Mais en court-circuitant violemment des genres incommensurables, To Live and Shave in LA et Runzelstirn & Gurgelstock engendrent le « noise » de l’anomalie générique. C’est du noise qui n’est pas de la « noise » : un noise sui generis, qui actualise les potentialités de désorientation que la « noise » appelle de ses vœux depuis longtemps([[On trouvera des informations complémentaires sur les sites des groupes : http://www.toliveandshaveinla.com/ et http://www.artnotcrime.net/r+g/
).

Traduit de l’anglais par Christophe Degoutin