Depuis la création du Bitcoin en 2009, le champ des cryptomonnaies est devenu une culture à part entière. Des milliers de projets sont apparus, des plus sérieux comme le Bitcoin ou Ethereum aux plus inutiles, tels le Dogecoin et le Shiba Inu, qui ont transformé certains chanceux en milliardaires.
Nées aux confins de la culture cypherpunk, les cryptomonnaies mélangent deux mouvements totalement opposés. Se retrouvant dans le rejet d’un capitalisme régulé par l’État, un mouvement hyper-capitaliste et un mouvement porteur d’un projet démocratique se côtoient sans jamais s’avouer leur différence. En effet, profitant du peu de régulations de ce secteur, un certain nombre de fonds d’investissement issus de la finance traditionnelle ont très rapidement introduit leurs capitaux dans ce nouveau marché pour capter ses aspects technologiques les plus innovants.
Sans être dupe de l’importance de la tendance hyper-capitaliste dans le champ des cryptomonnaies, cet article montrera que la culture qu’elles ont fait émerger est aussi porteuse de modèles de gouvernance beaucoup plus horizontaux que ceux que nous connaissons. Sous la forme de DAO (Decentralized Autonomous Organization), ces modèles sont encore en construction et il est nécessaire de mettre en lumière leurs potentialités et leurs contradictions pour comprendre la voie qu’ils ouvrent pour repenser la notion de gouvernance.
Qu’est-ce qu’un cypherpunk ?
Difficile de parler de la dimension politique du Bitcoin et autres cryptomonnaies sans évoquer le mouvement cypherpunk. Ce mouvement informel regroupe des personnes soucieuses de la préservation de leurs données personnelles et de la confidentialité de leurs échanges (transactions monétaires ou communications). Son histoire se confond de plus avec celle d’internet car sa date de naissance est le 19 septembre 1992, précédant de peu l’apparition du premier navigateur internet et le développement du world wide web. Ce jour-là, une discussion importante sur le rôle de la cryptographie dans la modernité rassemble le mathématicien Eric Hugues, l’informaticien John Gilmore, l’activiste et hackeuse Judith Milhon et l’ancien ingénieur d’Intel Timothy May. Ce dernier y lit certains passages de son Manifeste crypto-anarchiste qu’il avait écrit 4 ans auparavant :
« Tout comme la technologie de l’imprimerie a altéré et réduit le pouvoir des corporations médiévales et la structure sociale de pouvoir, les méthodes cryptologiques altèrent fondamentalement la nature de l’interférence du gouvernement et des grandes sociétés dans les transactions économiques1. »
Judith Milhon déclare alors « Vous êtes tous des crypto-anarchistes – ce que j’appellerai des cypherpunks ». Cet acte de naissance aux allures de société secrète rapproche les cypherpunks du cyberpunk, un genre de science-fiction dystopique qui explore les potentialités fictionnelles des nouvelles technologies et de l’informatique. Alors que le cyberpunk décrit une société décadente, les cypherpunks pensent au contraire que la technologie, en particulier internet et la cryptographie, peuvent être des facteurs d’émancipation. Cet utopisme est fortement inspiré par l’économiste libéral Friedrich Hayek et son idée d’un ordre spontané qui pourrait émerger d’un marché non contrôlé par l’État.
Le mouvement Cypherpunk a très vite des démêlés avec la justice américaine dans l’affaire du PGP, un logiciel libre de chiffrement créé par Phil Zimmermann qui s’est diffusé à travers le monde. En effet, les lois américaines considèrent les produits cryptographiques comme des munitions et il est donc impossible de les exporter sans autorisation. En 1996 Bill Clinton assouplit heureusement la loi sur les produits cryptographiques et cette première bataille s’achève rapidement. Cependant, la création du site WikiLeaks par Julian Assange en 2006 scellera le divorce définitif entre les Cypherpunks et les autorités américaines. En créant une plateforme pour les lanceurs d’alerte, Julian Assange met en application les principes d’un internet libéré du contrôle des gouvernements. Mais depuis la publication de documents américains datant des guerres en Afghanistan et en Irak, il est accusé d’espionnage par les États-Unis et pourrait être condamné à 175 ans de prison. Il est pour l’instant incarcéré en Angleterre et peut être extradé d’un moment à l’autre aux États-Unis.
Hal Finney, autre figure du mouvement Cypherpunk morte en 2014, s’intéresse au lancement du Bitcoin, et Satoshi Nakamoto lui envoie la première transaction Bitcoin en janvier 2009. Atteint de sclérose en plaque, il a continué à travailler sur le Bitcoin jusqu’à la fin de sa vie. Il a publié le 19 mars 2013 sur le forum Bitcoin Talk le post « Bitcoin and Me2 » dans lequel il raconte son histoire et son rapport au Bitcoin. Depuis sa mort en 2014, certains considèrent qu’il pourrait être Satoshi Nakamoto (un pseudonyme) lui-même.
Bitcoin, Ethereum et contrat intelligent
Il n’est pas anodin que Satoshi Nakamoto publie le livre blanc du Bitcoin en 2008 sur un forum Cypherpunk car, en réalité, l’architecture de ce réseau et sa sécurité sont l’héritier du travail des personnalités les plus influentes de ce mouvement. Qu’est-ce que le Bitcoin ? Avant d’être une monnaie numérique, il s’agit d’un programme informatique appelé blockchain3. Une blockchain est un registre comptable numérique dont l’authenticité est garantie par un réseau d’ordinateurs. Grâce à un calcul cryptographique, ces ordinateurs ajoutent continuellement de nouveaux blocs à cette chaîne pour enregistrer chaque nouvel état de ce livre de compte. Pour garantir la sécurité de la blockchain, c’est-à-dire garantir la validité de ce livre comptable, ces ordinateurs appelés « mineurs » effectuent un calcul cryptographique complexe. En récompense, ces mineurs reçoivent la monnaie de cette blockchain : le Bitcoin.
La force subversive du Bitcoin repose sur trois éléments : le fonctionnement et la sécurité du réseau Bitcoin ne dépendent que d’un réseau d’ordinateurs anonymes, les utilisateurs ont leur vie privée protégée puisque seule l’adresse de leur compte est visible sur le réseau, et le nombre d’unités possible est limité à 21 millions. Il y a néanmoins une inflation puisque les Bitcoins sont créés peu à peu en récompense du minage mais il n’y aura jamais plus de 21 millions de Bitcoin, le dernier devant être créé en 2140. Puisqu’il y a actuellement plus de 19 millions de Bitcoin, l’inflation est en réalité dérisoire. C’est pour cette raison qu’on a vu dans cette monnaie une réponse à la crise monétaire de 2008. Depuis, le Bitcoin a peu à peu acquis le statut « d’or numérique » grâce à sa rareté.
Après le Bitcoin, d’autres blockchains sont apparues dont Ethereum, la plus célèbre après le Bitcoin. Ethereum a été créé par Vitalik Buterin, un jeune informaticien russo-canadien qui a intégré la communauté Bitcoin dès 2011 à l’âge de 17 ans. Après avoir tenté d’améliorer le réseau Bitcoin pour le rendre plus polyvalent, il développe sa propre blockchain et en publie le livre blanc en 20144. Soucieux aussi de la protection des données personnelles, Vitalik Buterin voit rapidement les potentialités ouvertes par les blockchains sur les questions de gouvernance. Cette nouvelle génération de blockchains permet la construction d’applications basées sur des smart-contracts. Ces smart-contracts ou « contrats intelligents » sont des programmes automatisés qui permettent d’effectuer des transactions sans l’intervention de tiers de confiance. Ils se déclenchent dès que les conditions initiales indiquées dans ce smart-contract sont réunies. Ces applications décentralisées forment une nouvelle étape d’internet, ce qu’on appelle le « web3 », qui se définit avant tout en réaction au web2, celui des GAFAM, qui n’était pas soucieux de la vie privée des utilisateurs car trop centralisé. Dans le web3, au contraire, ceux-ci redeviennent propriétaires de leurs données personnelles. S’ils décident de les monétiser, ceci se fera justement en toute transparence grâce aux smart-contracts. Peu à peu, les cas d’utilisation de la technologie blockchain se sont multipliés : finance, gaming, réseaux sociaux, internet des objets – mais aussi gouvernance décentralisée grâce aux DAO.
Tous ceux qui participent aux web3 ne partagent pas les mêmes valeurs éthiques. Au contraire, si les puristes restent fidèles aux principes du Cypherpunk, beaucoup d’entrepreneurs utilisent le web3 comme une nouvelle étape du marketing digital. Pour ces derniers, la décentralisation et la réappropriation des données personnelles ne sont que des outils pour renforcer l’engagement des communautés qui se construisent autour des marques et produits. Les partisans des DAO voient au contraire le potentiel communautaire et démocratique de cette technologie.
Les DAO, origines et enjeux
Les DAO ou « organisations autonomes décentralisées » sont des communautés dont la gouvernance est liée à la technologie blockchain et aux cryptomonnaies. Aux yeux de certains, elles représentent un modèle radicalement nouveau de coordination des actions humaines à large échelle, grâce à leurs six qualités définitoires : « les DAO sont auto-poïétiques, a-légales, super-scalables, exécutables, accessibles sans permission, alignées, co-propriétaires et mnémoniques5. »
Dès septembre 2013, Vitalik Buterin publie une série d’articles sur les « Decentralized Autonomous Corporation6 » dans Bitcoin Magazine, avant d’utiliser le sigle DAO à partir de 2014. Dès ces premiers articles, Vitalik Buterin se questionne sur l’apport de l’informatique et en particulier du Bitcoin sur les prises de décision. Un programme informatique automatise en effet certains processus mais cela ne nous renseigne pas sur celui qui écrit ou qui déclenche ce programme. Vitalik Buterin propose une réponse apparemment simple à ce problème : la prise de décision sur le code revient au « distribued computing ». Le réseau Bitcoin est déjà un modèle de gouvernance décentralisée. Lorsqu’un développeur veut changer le code de la blockchain, il ne peut obliger les mineurs à faire la mise à jour sur leur machine. Si le changement est refusé, la blockchain gardera son ancien code. Cette gouvernance décentralisée se fait donc sans vote et de manière complètement anonyme, le pouvoir de vote de chaque mineur dépendant uniquement de la puissance de calcul qu’il fournit au réseau. Cependant, cette gouvernance reste encore très informelle et est limitée aux problèmes de la mise à jour du réseau.
Lorsque Vitalik Buterin publie sa seconde série d’articles sur le même sujet en 2014, Ethereum est en pleine construction. Grâce à ses smart-contracts, cette blockchain permet d’imaginer de vraies DAO. Les smart-contracts en effet permettent de créer des jetons (tokens) aux multiples usages. Une DAO peut ainsi avoir son propre jeton qui symbolise un pouvoir de vote. Chaque détenteur de ce jeton pourra voter et le vote déclenche un autre smart-contract qui applique automatiquement la décision.
Une des toutes premières DAO construites sur la blockchain Ethereum a porté le nom symbolique de The DAO et a été créée par la société Slock.it en 2016. Le whitepaper de The DAO7 définit clairement son but : « The DAO est un code hébergé sur la blockchain qui émule le fonctionnement d’un fonds de placement, et qui peut financer et percevoir des fonds d’autres entités ayant des activités sur une blockchain. » En d’autres termes, The DAO a un but proche des sites de crowdfunding classiques. Une communauté de 4 000 membres s’est construite autour de ce projet, aidant les développeurs à construire le code à la fois pour la collecte, la distribution des fonds et pour la procédure de vote. Cependant, aucun cadre juridique ou aucune procédure précise pour l’examen des dossiers des projets à financer n’ont été élaborés. Malgré le sérieux de Slock.It, The DAO est avant tout une expérimentation qui sera au fondement de toutes les autres DAO et le début de The DAO a été un remarquable succès. Une phase de souscription a été ouverte pendant 28 jours pour acheter ses tokens. Ceux-ci avaient trois fonctions (qui sont souvent utilisées dans les jetons de DAO) : ils représentent un pouvoir de vote ; ils permettent de récupérer une partie des revenus de la DAO ; et ils peuvent évidemment être revendus. Le projet a récupéré l’équivalent de 150 millions de dollars à la fin de la période de souscription.
Malheureusement, cette success story s’est vite transformée en drame. Le 17 juin 2016, un hacker a réussi à détourner 50 millions de dollars. Ce hack historique, même s’il n’est pas le plus important vécu par l’écosystème blockchain, a révélé la fragilité de ces modèles de gouvernance en termes de sécurité. La gestion des fonds par un code n’évite pas automatiquement tous les problèmes de gestion, et ce hack a montré la naïveté des fondateurs de cette première DAO.
Le hacker ne pouvant obtenir ses fonds qu’après un délai de 35 jours, il était possible de chercher une solution pour les récupérer. La communauté des développeurs et des mineurs d’Ethereum s’est alors déchirée autour d’un choix symbolique. Soit on corrigeait les effets du piratage en reprenant un état de la blockchain avant le hack, soit on considérait que le code devait rester immuable. Les votes ont conduit à une victoire très claire de la décision de reprendre un état antérieur de la blockchain pour annuler le hack. Une minorité a alors décidé de garder la blockchain originelle pour respecter l’immutabilité du code, en la renommant Ethereum Classic. Une fois les fonds récupérés sur la blockchain Ethereum, le projet The DAO a été fermé, le hack ayant eu raison de cette expérimentation originelle. Cependant, au-delà de la nécessité de sécuriser davantage les smart-contracts, la résolution du hack a permis de mettre à jour le problème de la gouvernance, non pas du projet The DAO mais de la blockchain Ethereum elle-même. Le déchirement de la communauté qui a conduit à la création de deux réseaux est lié à la fois à l’illusion de l’immutabilité du code et à une imprécision des règles de la gouvernance de la blockchain. Cela montre que la question de la gouvernance est inséparable de la technologie blockchain. Son fonctionnement en réseau crée inévitablement du collectif.
Cette gouvernance collective implique en fait la définition de beaucoup de paramètres. Il faut définir le pouvoir de vote de chacun et donc le poids de chaque jeton. Nous reviendrons sur ce problème car il entraîne le plus souvent un capitalisme au sein même de la gouvernance dans la plupart des DAO existantes. De plus, il faut définir le périmètre d’action de la DAO, d’autant plus si elle est liée à un projet particulier construit par une équipe. Dans ce cas, la DAO a-t-elle tout pouvoir sur l’avenir du projet même si l’équipe considère qu’une décision est néfaste ? Ou au contraire la DAO a-t-elle un champ d’action limité à un domaine ? Enfin, il faut définir le processus de décision : qui a le droit d’émettre une proposition ? Quel temps allouer aux discussions précédant le vote ? Combien de temps les membres de la DAO ont-ils pour voter ? Toutes ces questions montrent que ni la décentralisation ni l’automatisation de la prise de décision ne peuvent être complets. On constate que beaucoup de projets commencent par un mode de gouvernance centralisé et progressent peu à peu vers la décentralisation.
Polkadot, un exemple de décentralisation progressive
Les conséquences du hack de The DAO, qui ont conduit à un déchirement de la communauté Ethereum, ont eu un effet positif car elles ont permis de prendre conscience de la nécessité d’édicter des règles claires de gouvernance. Cette prise de conscience est renforcée par le statut ambigu des actifs numériques dans le monde de la finance et en particulier dans la législation américaine. En effet, celle-ci distingue en particulier les Commodities, telles que les matières premières, et les Securities, qui sont des actifs mobiliers comme les actions boursières. Cette seconde catégorie est contrôlée par la SEC (Securities and Exchange Commission) qui définit quel actif est une security et qui a le droit de servir d’intermédiaire dans les échanges de ces actifs. Depuis les années 1940, la SEC utilise le test de Howey 8 pour définir si un actif est une security. Un actif est considéré comme une valeur mobilière selon ce test s’il répond à trois critères : l’argent des investisseurs est géré par une entreprise commune, les investisseurs s’attendent à générer des gains, les bénéfices ne dépendent pas des investisseurs. La décentralisation de la gouvernance est donc souvent vue dans les projets de cryptomonnaies comme un moyen de contourner le premier et le troisième critère. Cette question ouvre évidemment un débat sur le statut de ces actifs (security ou nouvelle catégorie de la finance capitaliste ?) qui dépasse le cadre de cet article.
Parmi tous les exemples possibles, la transformation du modèle de gouvernance de la blockchain Polkadot peut être privilégiée car celle-ci a été construite par Gavin Wood, un des cofondateurs de Ethereum avec Vitalik Buterin, et parce qu’elle est considérée comme une des blockchains les plus décentralisées. La gouvernance de Polkadot est en réalité passée par trois étapes. La première étape a été celle de la création du réseau lui-même. Gavin Wood a ensuite mis en place une fondation à but non lucratif, la Web3 Foundation, qui a pour but de suivre le développement du réseau. C’est cette fondation qui a fait la levée de fonds pour le financement de ce projet. La Fondation a engagé ensuite la société Parity, créée aussi par Gavin Wood, pour construire le code et les infrastructures de la blockchain. Parity ne possède donc pas la blockchain Polkadot mais a le statut de prestataire de service.
Une fois la blockchain Polkadot mise en route, la deuxième étape a permis de définir une première forme de gouvernance, un début de décentralisation. Cette première gouvernance était composée de trois instances : les détenteurs de la cryptomonnaies DOT, le concile et le comité technique. De plus, les détendeurs de DOT pouvaient déléguer leur pouvoir de vote à des représentants s’ils ne voulaient pas voter eux-mêmes. Le concile était composé de treize membres élus parmi les détenteurs de DOT et avait trois rôles : il servait à proposer les référendums les plus sensibles, à annuler les référendums malveillants par son droit de véto et à élire le comité technique. Quant à ce dernier, il était composé d’experts qui avaient déjà contribué au réseau ; il avait également pour rôle d’annuler les référendums malveillants mais aussi de résoudre les bugs qui pouvaient se produire sur le réseau. Dans cette première forme de gouvernance, il ne pouvait enfin y avoir qu’un vote référendaire à la fois. Elle est donc encore loin d’être décentralisée car un organe central avait encore un droit de véto et pouvait décider du moment où une proposition était soumise au vote.
La deuxième forme de gouvernance a été mise en place en 2023 et s’appelle « OpenGov ». Cette gouvernance ouverte se propose d’expérimenter une décentralisation quasi intégrale. Le concile a été dissous et les membres de la communauté ont alors tout pouvoir sur les référendums. De plus, plusieurs votes référendaires peuvent avoir lieu en même temps, ce qui donne une plus grande agilité à ce dispositif. La délégation du pouvoir de vote est toujours possible mais on peut maintenant choisir des représentants différents selon le domaine de la proposition soumise au vote. Enfin le comité technique est remplacé par l’association technique Polkadot dont l’accès sera facilité. Décentralisation et agilité sont donc les maîtres mots de cette nouvelle organisation dans laquelle Parity, la société qui a créé le code de Polkadot, n’est plus qu’un acteur parmi d’autres dans l’avenir de cette blockchain. Malgré cette volonté de décentralisation extrême, il ne faut pas être naïf sur sa réalité car le pouvoir de vote revient aux détenteurs de DOT, token qui a un prix en équivalent dollar. Comme toute DAO, celle-ci risque d’être prisonnière d’une ploutocratie qui ne veut pas dire son nom.
Les DAO sont-elles des ploutocraties écocidaires ?
Malgré leurs potentialités dans le renouveau des modèles de gouvernance, les DAO souffrent de plusieurs maladies structurelles. Même si elles peuvent varier sur l’étendue de leur domaine de décision, les DAO appliquent souvent la même règle pour déterminer le pouvoir de vote de chacun : celui-ci est proportionnel au nombre de tokens possédé. Certaines DAO essaient de donner plus de pouvoir de vote à ceux qui conservent plus longtemps leurs tokens mais cela ne change pas le problème fondamental : ce sont souvent les plus riches investisseurs qui contrôlent les décisions de la communauté.
Une première piste serait de ne pas donner de prix à ces tokens. S’ils ne peuvent être ni achetés ni vendus9, la DAO peut définir librement comment les obtenir : cela peut être en proportion des tâches effectuées au sein de l’organisation, selon une estimation du degré de compétence. Dans ce cas, la technologie blockchain permet de construire des modèles de gouvernance qui allient transparence du processus, reconnaissance de l’implication et de l’expertise, et confidentialité des votants.
Une autre serait d’expérimenter d’autres mécanismes de vote rendus possibles par la technologie blockchain. L’université des sciences sociales de Singapour a ainsi proposé un nouveau modèle de gouvernance10 pour éviter la concentration du pouvoir de vote par ceux qui détiennent le plus de jetons de la DAO. Ce modèle utilise la notion de conviction pour changer le rythme des votes. Un vote ne pouvant être accepté que dans une durée déterminée, il est possible de parier pour ou contre le vote en fonction de l’issue du vote qu’on estime majoritaire. Cela a pour effet de l’accélérer ou de le ralentir selon le choix de la majorité des parieurs. Selon l’issue du vote, les parieurs qui ont gagné seront récompensés ainsi que celui qui a fait la proposition si elle est acceptée. De plus, contrairement aux votes eux-mêmes, les paris sur le vote sont anonymes et obligent à engager des jetons. Cette possibilité de prendre un risque supplémentaire pour supporter ou rejeter plus fortement une proposition selon ses convictions a pour but de favoriser les bonnes propositions et de rééquilibrer le pouvoir de vote. Pour l’instant, ce nouveau modèle construit à partir de la théorie des jeux n’a pas encore été appliqué, ce qui ne permet pas de savoir s’il atteint son but. Il montre néanmoins la plasticité des modèles de gouvernance qu’il est possible de construire grâce à la technologie blockchain.
Une autre maladie souvent dénoncée dans les blockchains est leur consommation d’électricité. Les estimations de la dépense énergétique causée par le minage du Bitcoin sont vertigineuses : on parle d’un tiers de la consommation électrique de toutes les infrastructures numériques dans le monde, l’équivalent des dépenses électriques d’un pays comme la Finlande, ou encore de 75 % des ménages français. Comme l’écrit l’artiste et théoricienne Hito Steyerl :
« En raison du gaspillage d’énergie, les cryptomonnaies ont provoqué des pannes de courant et des problèmes de réseau dans des endroits comme le Kosovo, la Géorgie/Abkhazie et le Kazakhstan. Les gens ont commencé à protester contre les pannes d’électricité causées par les protocoles Proof-Of-Work des cryptomonnaies. Paradoxalement, la tentative d’automatisation de la confiance par les cryptotechnologies finit par saper leur condition même, à savoir un approvisionnement stable en électricité. […] Tout projet de décentralisation basé sur le Web manque d’une base fiable tant que le pouvoir électrique et gouvernemental n’est pas décentralisé11. »
Toutefois, le 15 septembre 2022, Ethereum est passé du mécanisme de Proof-of-Work, utilisé par le Bitcoin et cause d’une dépense énergétique proprement délirante, vers un mécanisme Proof-of-Stake. Cette opération, intitulée The Merge, aurait permis à la blockchain de réduire sa consommation énergétique de 99,95 %, réduisant les consommations mondiales d’électricité de l’équivalent de celle d’un pays comme le Chili.
Expérimenter une gouvernance sans confiance
Les DAO sont-elles un nouveau modèle de gouvernance ou ne sont-elles qu’une nouvelle technologie utilisable pour des modèles de gouvernance classique ? Même si on opte pour la seconde interprétation, on peut cependant noter qu’elles permettent de gagner en transparence et efficacité. De plus, elles ont le mérite de nous obliger à penser les règles électorales qui seront à l’origine des prises de décision. Cette mise en lumière de procédures qui nous semblent quasi-naturelles est donc salutaire pour prendre une distance critique vis-à-vis de ces anciens modèles de décision.
Hito Steyerl adresse aux DAO une critique radicale : « Le contrat social évoqué par le projet d’organisation autonome décentralisée est souvent implicitement un contrat antisocial – parce qu’il n’a tout simplement aucun concept du social. […] L’horizon politique des DAO – en tant que communautés de copropriétaires – résonne intimement avec un contexte de privatisation rampante » (ibid.). Une approche plus nuancée soulignerait que les DAO et leur automatisation entraînent un modèle de gouvernance implicitement rousseauiste. L’acte politique se concentre ici dans le moment du choix de la loi. Il incarne la volonté générale du peuple comme celui de la DAO. Si on peut complexifier à loisir le modèle de décision, le moment de l’application n’est guère pensé. Les DAO peuvent être alors considérées comme des gouvernances sans tiers de confiance car elles ne dépendent d’aucun pouvoir exécutif, l’application étant automatisée par le smart-contract. Appliqué au monde de l’entreprise, qui est un des terrains privilégiés des partisans des DAO, ce mode d’application peut conduire à un management brutal, qui serait l’envers de cette gouvernance horizontale. Sous couvert d’une « tyrannie de la majorité », ce management risque de gagner en légitimité si le moment de l’application reste un impensé des DAO.
Si cet impensé peut se comprendre lorsqu’il s’agit simplement de modifier un programme informatique, il devient plus problématique s’il a des conséquences sur des comportements humains. Si elles veulent éviter ce management brutal, les DAO se retrouvent face à un dilemme qu’elles ne pourront pas éviter : soit elles devront limiter leurs domaines d’application, soit elles devront lever cet impensé. Malheureusement, l’anarchisme inhérent aux pères fondateurs de cette gouvernance décentralisée risque d’être très facilement subverti par ce management car, en réalité, le modèle applicatif des décisions d’une DAO n’est autre que celui de la sous-traitance. Une DAO n’a en soi pas d’employés, elle a simplement des actionnaires. Lorsque l’application de la décision ne peut pas être automatisée dans un code informatique, elle est déléguée à une entreprise externe. C’est pour cette raison que l’attention s’est constamment portée sur les règles et la prise de décision et non sur l’application de ces décisions.
La technologie peut-elle nous aider à changer nos modèles de gouvernance ? Lointaine héritière du mouvement Cypherpunk et de ses idéaux de décentralisation, la technologie blockchain a développé la promesse d’une gouvernance horizontale grâce aux DAO, ces organisations décentralisées autonomes utilisant la technologie des smart-contracts pour construire des processus de votes transparents et paramétrables. Cependant, cette volonté d’éliminer tout tiers de confiance laisse impensé le moment de l’application et introduit implicitement le modèle économique de la sous-traitance. Les idéaux de décentralisation sont ici rongés par un culte inavoué de l’efficacité, et seule l’évolution des DAO nous dira si ce nouveau modèle de gouvernance est autre chose qu’un outil récupéré par un doux capitalisme.
1Timothy May, Le manifeste crypto-anarchiste, août 1988, envoyé sur la mailing list cypherpunk : https://cypherpunks.venona.com/date/1992/11/msg00204.html. Consulté en juillet 2023.
2« Bitcoin and me », forum Bitcoin Talk, 19 mars 2013, consulté en janvier 2024 : https://bitcointalk.org/index.php?topic=155054.0
3Pour une introduction sur les blockchains, voir « Total Record. Les protocoles blockchain face au post-capitalisme », Multitudes no 71, 2018, p. 70-79.
4Vitalik Buterin, Ethereum whitepaper, 2014, https://ethereum.org/en/whitepaper/, consulté en janvier 2024.
5Kei Kreutler, « Eight Qualities of Decentralised Autonomous Organisations » in Ruth Catlow & Penny Rafferty, Radical Friends. Decentralised Autonomous Organisation and the Arts, London, Torque, 2022, p. 96-100.
6« Bootstraping a decentralized autonomous corporation », Bitcoin magazine, 19 sept. 2013, 21 sept. 2013 et 24 sept. 2013. https://bitcoinmagazine.com/technical/bootstrapping-a-decentralized-autonomous-corporation-part-i-1379644274 ; https://bitcoinmagazine.com/technical/bootstrapping-an-autonomous-decentralized-corporation-part-2-interacting-with-the-world-1379808279 ; https://bitcoinmagazine.com/technical/bootstrapping-a-decentralized-autonomous-corporation-part-3-identity-corp-1380073003 (consultés en janvier 2024).
7Whitepaper de The DAO, consulté en juillet 2013 : https://github.com/the-dao/whitepaper
8Ce test est issu du procès de la SEC contre W. J. Howey Co. en 1946.
9Il est possible en fait de créer des tokens non transférables et même des tokens, appelés Soulbound Tokens, qui synthétisent l’activité d’un utilisateur sur les applications d’une blockchain.
10Ce modèle est décrit dans l’article « Singapore University of Social Sciences proposed a new voting mechanism for DAO governance », DAO Times, 26 mai 2023. Consulté en janvier 2024 : https://daotimes.com/singapore-university-of-social-sciences-proposed-a-new-voting-mechanism-for-dao-governance
11Hito Steyerl, « Walk the Walk. Beyond Blockchain Orientalism » in Ruth Catlow & Penny Rafferty, Radical Friends. Decentralised Autonomous Organisation and the Arts, London, Torque, 2022, p. 127-132.