77. Multitudes 77. Hiver 2019
Mineure 77. Vivre avec les esprits

Des génies accueillants  au Laos

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Sous la coupe d’un État-parti communiste depuis 1975 dans la foulée du Sud-Vietnam, le Laos, où s’est importée et imposée la révolution, présente une configuration très originale en raison de la conjonction inédite de différentes caractéristiques : un État-parti rigide et coupé de la société, une pléthore d’ONG sous tutelle, des rituels de possession qui puisent dans la croissance économique un nouvel essor, de jeunes homosexuel-le-s qui trouvent dans les images numériques thaïlandaises leur inspiration et dans les cultes aux génies un refuge éventuel  sur lequel je vais ici me pencher.

Les cultes aux génies apparaissent, aujourd’hui comme toujours, des révélateurs des transformations de la société laotienne. Alors que s’y manifestent dans l’imaginaire au début des années quatre-vingt-dix une forte opposition politique à l’État-parti et un souhait vif d’ouverture au marché1, les cérémonies mettent en scène en 2016 des transversalités contradictoires de ce nouveau capitalisme et paraissent imprégnées de dérégulations indéniables. Dans ces scènes symboliques structurelles se disent et s’entendent, par la voix des génies, les affects personnels et les flux collectifs de transgressions de toutes sortes, véritable caisse de résonance d’économies libidinales aux facettes multiples sur laquelle nous allons nous pencher.

Refuges cultuels

À en croire les mediums et ceux qui courent à leurs cérémonies, il y aurait aujourd’hui au moins 1 000 médiums à Vientiane. En une seule journée de juillet  2016 –  période autrefois peu propice aux rituels  – j’ai connaissance de trois cérémonies qui rassemblent chacune un nombre impressionnant de médiums. Dans chaque cas, des banquets plantureux et onéreux rassasient médiums et assistance. La bière et l’alcool de riz sont si abondants que beaucoup d’officiants titubent, buvant sans cesse au goulot, remplissant les verres de leurs pairs, arrosant sans mesure les piliers de l’aire consacrée dans laquelle ils évoluent. Si quelques danses –  comme celle accompagnée d’un jeu d’épées  – restent fidèles aux anciens schèmes, la majorité offre un spectacle étonnant où la libre inspiration des médiums puise plus dans les pratiques contemporaines vues à la télévision que dans le capital culturel local. Force est de constater que les cérémonies sont marquées par une hubris souvent à la limite de l’obscénité, que les formes contrôlées de possession ne sont plus la règle dominante, cédant le passage à des gestuelles exacerbées, caricaturales, que des enregistrements musicaux diffusés par des appareils de mauvaise qualité à un taux sonore quasi insupportable, sont bien loin des tonalités envoûtantes des anciens orchestres, parfois encore présents.

Mes observations de cérémonies de ce type en 1994, 2000, 2009 montraient des fluctuations qui étaient liées aux moyens financiers des médiums et de l’assistance mais ne touchaient guère la forme elle-même des rituels. Selon les périodes, les cérémonies s’appauvrissaient au sens propre du terme comme durant la crise asiatique de 2000, végétaient ou, au contraire, rivalisaient de magnificence comme en 1994 où la répression de l’État sur les « superstitions » se relâcha. Dans tous les cas, ces changements étaient traduits du point de vue des génies qui, ainsi en 2000, étaient dits divorcer pour se tourner vers des contrées plus fortunées où leurs réceptacles humains pourraient les honorer richement. Les génies sont comme nous : voilà ce que répétaient les médiums qui disent maintenant que les génies s’adaptent à leur temps, mettant ainsi l’accent sur une différence majeure. En 1994, une extraordinaire éclosion de nouveaux génies, saluant l’arrivée du marché, s’était accompagnée de multiples vocations médiumniques, intégrant des jeunes femmes et quelques hommes, contrairement à la période monarchique durant laquelle les femmes d’âge mûr dominaient et où les cérémonies restaient ancrées dans le ban, le village, autour de son phi.

Près de vingt ans plus tard, un premier constat s’impose sur une augmentation importante du nombre d’hommes âgés de 20 à 50  ans, et sur les jeux sexuels souvent provocants des médiums femmes plus âgées à leur égard. Beaucoup de ces hommes sont plus ou moins ouvertement homosexuels ou transsexuels et ils semblent attirer une assistance en partie composée de jeunes homosexuels masculins. En revanche les femmes jeunes sont plus rares, parmi les médiums. Mais les génies sont supposés « prendre » de plus en plus d’enfants comme réceptacles, garçons ou filles que seul le phi peut guérir et faire échapper à la mort. Des médiums femmes âgées suggèrent que les bouleversements actuels de la nature –  c’est-à-dire, des paysages transformés par les processus d’urbanisation sauvages en cours  – conduisent à ce que les génies possèdent « n’importe qui », suite à la perte de leurs lieux-dits. Jeunes et surtout jeunes garçons sont cependant l’objet de critiques plus ou moins voilées de la part de certaines femmes médiums ou non, plus âgées : « Ils font semblant » (sous-entendu d’être possédés par le génie) ; danser dans les cérémonies serait une façon de « s’amuser », un divertissement. En même temps, cette réprobation reste dissimulée car l’idée qu’elle puisse susciter des actions malveillantes de la part de ces médiums récents et de leurs génies reste vive, ce qui, de fait, revient à invalider en partie l’accusation de légèreté et de falsification jetée sur leurs pratiques. « Il ne faut pas le dire car ils feraient du mal » entend-on ainsi parfois. Devenir médium –  nangthiem  – est, rappelons-le, au Laos, se marier avec un génie et s’engager dans une économie libidinale particulière dans laquelle les métaphores explicitement sexuelles sont abondantes. Les couples sont modifiés par l’intrusion du génie et les médiums femmes âgées racontent aisément comment elles ont privilégié le génie –  mari symbolique qui les domine et les possède  – au mari humain, obligé de se soumettre à la prééminence de ce maître imaginaire. La question sexuelle se complexifie dans le cas de médiums homosexuels, quel que soit le sexe du génie qu’ils épousent. Le phi masculin les refoule vers une position fictivement féminine et pourrait faire glisser le duo homme-phi vers une forme d’homothétie. Le phi féminin les identifie à des femmes et constitue une sorte d’inversion chimérique des identités sexuelles.

Dans tous les cas, un horizon de flexibilisation des catégories sexuées instituées et de leurs manipulations se dessine, laissant ouvertes toutes les portes. Le caractère de réceptacle du génie face au médium dresse donc dans l’imaginaire une foule d’opportunités pour les homosexuels masculins pour lesquels le mariage avec le génie, et ensuite comme cela est courant, avec des membres masculins et féminins de la famille du génie, serait à même de décalquer des expériences vécues (en substitution ou en collusion). C’est pourquoi l’hypothèse peut être faite que les homosexuels masculins trouvent désormais dans les cultes aux génies, en perpétuel remaniement tant au plan des pratiques que des élaborations des personnages mythiques, une atmosphère accueillante, très séduisante en regard des barrières auxquels ils se heurtent dans la vie quotidienne. Les cérémonies se présentent alors, en résonance avec les images en provenance de Thaïlande, comme des dépassements possibles d’une réalité contraignante, reproduite par les ONG qui, ailleurs, sont des voies d’émancipation relative. Cette dimension de refuge des cultes et en même temps d’échappement par le haut à des oppressions de toutes sortes en est un trait récurrent, manifeste en particulier dans les années quatre-vingt-dix dans l’exaltation des figures royales, opposées aux cadres politiques rendus impuissants de l’État-parti communiste. Le détour sexuel que proposent aujourd’hui les cérémonies s’appréhende de façon similaire, dans un contexte de globalisation idéologique où les plateaux LGBT rayonnent de leurs potentialités libératoires. La reconnaissance par les génies de médiums homosexuels prend son sens présentement dans cette configuration marquée par la fermeture du Laos qui contraste avec l’apparente ouverture de la Thaïlande.

Inflation rituelle

Qu’une cérémonie, en l’honneur d’un génie originaire de Pataya, se tienne dans une maison ou sur fond de ken, mais comme un disque rayé qui crachote –  l’ambiance semble étrangement proche de celle d’un night-club  – ne saurait dans cette perspective surprendre l’observateur. La jeune femme aux cheveux teints en blond qui est le réceptacle de ce génie thaï est vêtue d’un costume « traditionnel » aux couleurs rose flamboyant et évolue dans la pièce principale un verre à la main comme sur une piste de danse. À côté d’elle, un homme énorme, aux mollets poilus, s’évente et s’évertue d’alléger ses mouvements pesants de façon maladroite avec  son sinh qui l’entrave. Un petit garçon de 7 ou 8  ans, captivé, aide les uns et les autres à se changer, tandis qu’une médium de plus de 50 ans, tout en rouge vif, très alcoolisée, titube et gesticule, tout en continuant à s’enivrer. Il est midi et la chaleur moite est étouffante. Dans un coin, une medium, en combinaison molletonnée, aux rayures zébrées blanches et noires, de toute évidence fabriquée en Chine, consulte et la queue des clients s’allonge, impatients de recueillir les conseils du génie. Les yeux brillants ou fermés lorsqu’elle éteint à intervalles réguliers six bougies dans sa bouche, dodelinant de la tête, elle explique à une jeune femme que des serpents ont trouvé refuge dans son corps et l’empêchent de rencontrer l’amour. Pour les en déloger, il faudra suivre les recommandations données par cette medium qui incarne un ermite. Alors que la consultation se poursuit, trois femmes dansent ensemble en fumant et buvant, se laissant de plus en plus gagner par l’ivresse qui les envahit. D’aucuns laissent entendre qu’actuellement les mediums ajouteraient à l’alcool des amphétamines, qui démultiplieraient ses effets désinhibiteurs, ce qui expliquerait une partie des comportements observés. Il n’en reste pas moins le constat d’une forme d’explosion rituelle –  traduisant les flux financiers et monétaires en jeu dans la période présente et les bouleversements urbains liés à l’investissement économique chinois, vietnamien et thaïlandais.

Ces processus d’inflation rituelle s’accompagnent d’un relâchement des structures elles-mêmes des rituels. Ils donnent à voir des célébrations imaginaires des modes de consommation dispendieux et ostentatoires en vigueur dans la société pour tous ceux qui n’y ont pas accès et ne peuvent que les contempler de loin. Abris d’une diversification sexuelle prohibée et opportunités d’une jouissance éperdue de l’instant, les cérémonies s’offrent comme une scène parallèle au spectacle élaboré des élites économiques. De façon lapidaire, on pourrait dire qu’il y a un aspect rave party de « pauvres » et d’exclus dans ces rituels, qui néanmoins ont un coût très élevé, de 20 à 30  millions de kips (2 500 à 4 000 US $). Les dons de familles riches dont des membres ont échappé à un accident comptent indubitablement dans le rassemblement de ces sommes. Ainsi, plusieurs avions emmenant des officiels s’étant écrasés dans les années  1990 et  2000  ainsi qu’entre  2010 et  2016, ne laissant aucun survivant, ceux qui, pour une raison ou une autre, avaient déplacé leur voyage, sont allés remercier les génies de leur entourage, comblant d’argent les mediums, très fiers de compter des généraux et leurs épouses dans leurs adeptes. Les périphéries de Vientiane mêlent en effet maintenant immenses villas du personnel politique ou d’investisseurs de toutes sortes –  comme ce Chinois qui s’est fait simplement construire une imitation de la muraille de Chine  – et petites maisons anciennes délabrées ou plus récentes modestes, faisant se côtoyer les classes sociales.

La popularisation du  statut  de médium

Dans un de ces villages périphériques, dans une très grande concession où les douze membres de sa parentèle possèdent chacun leur maison, habite Koa, un medium masculin dont les danses stylées, à l’ancienne manière classique, retiennent l’attention. Le terrain très désordonné appartient à sa grand-mère maternelle, très âgée et elle-même medium depuis l’âge de 40  ans. Koa vit avec ses parents, qui vendent des soupes au marché, et partage avec eux une maison dont le bas a été bétonné récemment, mais dont l’ensemble garde un tantinet, comme pour les maisons voisines et surtout celle de bois de sa grand-mère, l’allure de la structure traditionnelle. Koa, qui a les cheveux teints, dit s’être depuis toujours « senti une femme », que son cœur est « celui d’une femme ». Il a 24  ans et c’est dès l’adolescence, alors qu’il était encore scolarisé, que Koa a senti les premiers signes, étranges, d’une maladie inguérissable. Onze fois il perd connaissance et ses parents le dirigent vers un moine, pour éviter qu’il ne soit pris en charge par des nangthiem. Mais ce moine est lui-même clivé –  comme au Cambodge2  – entre sa partie bouddhique et les génies qui le possèdent. Un de ces génies réclame Koa comme son fils, dit qu’il l’a attendu trop longtemps et une tache sur le ventre de Koa en est la preuve tangible. Le génie, dont la grand-mère de Koa est le réceptacle, est un gouverneur régional (chao dan) et très supérieur, d’après Koa, au génie dont il est le fils adoptif, un naga. Un très grand autel, auprès duquel Koa dort, est orné d’un ermite, de deux statuettes brahmaniques et au centre trône Sethatirat (1534-1571), roi du Lan Xang. Des photos d’un jeune couple dans une assiette témoignent d’une demande adressée à Koa de rétablir la paix dans la famille. Chaque année, Koa honore son génie par une cérémonie qu’il veut grandiose et spectaculaire : 200  musiciens dans l’orchestre, 250  mediums invités, 1  000 personnes dans l’assistance, plus de 60  millions de kips dépensés, autant de détails de richesse qui contrastent avec l’allure un tant soit peu à l’abandon du domaine. Koa est enfin très clair sur les raisons qui expliquent que tant d’hommes deviennent aujourd’hui mediums, phénomène très positif à ses yeux. Les hommes pourraient accomplir de façon plus efficace, continue et pure les fonctions de nangthiem car, en l’absence de menstrues, « ils peuvent prier tout le temps et sont plus soigneux ». Les génies préféreraient donc les garçons, rationalise avec beaucoup d’assurance Koa dans un discours qui légitime autant son existence de medium que celle de tous les hommes qui peuplent et animent actuellement les cérémonies.

Parmi ces derniers, rencontrons Loe, medium masculin, qui me reçoit dans la maison de bois de ses parents, les cheveux longs tombant sur ses frêles épaules, les ongles soigneusement vernis, et habillé de la traditionnelle jupe des femmes, le sinh. D’une grande maigreur, Loe s’affiche par ailleurs de cette façon et sous différentes variantes sur son compte Facebook. Ses grands-parents, qui ont leur propre maison voisine dans la concession, faisaient le commerce du bois. Loe, qui a arrêté l’école très jeune, a d’abord été barman avant de faire le ménage dans un bureau. Il a 30  ans et c’est il y a neuf  ans que le génie s’est manifesté à lui, alors qu’il se sentait de plus en plus fatigué, sans force. Une consultation négative à l’hôpital le conduit ensuite chez une célèbre médium, âgée aujourd’hui de 92  ans et se déplaçant grâce à une petite planche à roulettes qui l’aide à ramper dans sa maison nouvellement carrelée. Véhicule du génie du village, chao ban, cette femme que j’ai bien connue au début des années quatre-vingt-dix et que j’ai régulièrement revue, faisait l’admiration de tous par ses danses flamboyantes. Un des génies qui la possédait était réputé un « génie voyou », qui parlait quelques mots de français et l’amenait à susurrer des chansons d’amour des années soixante, embrassant celles et ceux qu’elle invitait à danser, habitude qu’elle n’a pas perdue malgré sa grande invalidité actuelle liée à l’âge. C’est le petit-fils de ce « génie voyou » qui a trouvé en Loe son réceptacle et qui l’a transformé, selon ses dires, en « fille ». Loe a alors adopté une voix de femme mais précise que, faute d’argent, il n’a pas pu se faire opérer : à ses yeux, néanmoins, bien qu’il ait encore un pénis, depuis la possession par ce génie, il est une femme et le fait est bien entériné par sa parentèle et ses voisins. Dans sa chambre, où de nombreux sacs à main sont suspendus, un petit autel est chargé  d’offrandes de riz, de coca-cola, de chocolats. Dans la pièce voisine, un autre autel rutilant montre comme souvent Phethsarath (1890-1959), fondateur du Lao Issara, premier mouvement nationaliste et indépendantiste, frère de Souvanah Poumah et demi-frère de Soupanouvongh, le « prince rouge ». Cet autel a été dressé par la cousine maternelle de Loe, âgée de 46  ans, née homme et devenue à  20 ans une femme après une opération de reassignement effectuée en Thaïlande pour un coût de 8 000  €. Cette femme a reçu en elle plusieurs génies successivement qui en ont fait leur réceptacle, un an après son mariage avec un Américain d’une cinquantaine d’années, reparti aux USA pour se soigner. Loe et sa cousine dansent dans de nombreuses cérémonies de mediums. Au mur de la chambre de la cousine de Loe, se remarquent des photos de son grand-père paternel, sous différents visages, d’abord de catholique fervent, puis de bonze. Loe, comme d’autres mediums, insiste beaucoup sur sa répréhension des usages actuels de boire de l’alcool dans les cérémonies. L’accusation de jouer à être possédé pour se divertir et profiter de l’abondance des festins plane sur tous les mediums qui, tel Loe, le plus souvent y répondent, sans qu’elle soit prononcée, pour s’en protéger.

Néanmoins certains reconnaissent sans problème les pratiques très alcoolisées, dont les cérémonies peuvent être aujourd’hui le lieu, sans les voir comme des excès. Ainsi, Mele, medium masculin âgé de 44  ans, qui vit dans un minuscule appartement payé mensuellement 150  US$, les considèrent « normales » mais refuse les amphétamines. Fils de paysans de la plaine de Vientiane, passason thamada (population ordinaire) selon l’expression autrefois utilisée par les cadres du parti, Mele a été militaire mais a quitté l’armée, tant son salaire était bas. Après avoir été  lauréat d’un concours provincial de chant, il gagne sa vie en chantant dans des night-clubs, puis tombe malade, est hospitalisé trois mois, voit un mo, thérapeute, et reçoit en lui trois génies femmes, héroïnes de légendes. Depuis il vivote des rémunérations que lui procurent les demandes de tous ordres faites à ses génies. Lorsque les promesses de guérison, de loterie, d’amour ou d’affaires sont réalisées, ses clients règlent parfois le loyer de son appartement pour un an, ce qu’il apprécie particulièrement, dans la situation de précarité dans laquelle il paraît se trouver. Impressionnant par sa taille et les figures scintillantes est l’autel qu’il abrite, imprégné de chamanisme, d’hindouisme, de bouddhisme : les bonzes thaïs y côtoient Ganesh, au milieu d’innombrables bouteilles d’alcool de riz apparemment en provenance du sud du Laos, et de bières ; baths, dollars et kips pendent aux arbres de mérite et des photos de ceux qui s’adressent à ces génies témoignent de sa pratique.

La vision de Mele sur les désirs des génies, inséparable des siens, est particulièrement tranchée : les génies seraient jaloux, ce qui expliquerait que souvent les maris des médiums femmes mourraient ou encore que ces dernières divorceraient. Quant à lui, ses génies n’apprécient pas qu’il reçoive des garçons et lui-même dit ne pas aimer les filles… C’est pourquoi le célibat lui paraît la meilleure condition pour un medium qui peut ainsi faire complètement couple avec le génie. Mele, qui n’a jamais été marié, rejoint Koa sur l’inconvénient que représentent les menstrues des femmes aspirant à devenir medium, car elles leur interdisent durant ces périodes de prier. Ainsi, il pense que les mediums masculins sont préférables et particulièrement privilégiés par les génies féminins. Le nombre important d’hommes mediums aujourd’hui accrédite à ses yeux ce jugement. Assez pragmatique, Mele, qui ne s’estime pas assez « éduqué », ne fait pas de cérémonie annuelle, réservant son argent à des dons à une pagode. Mais, à ses yeux, l’augmentation des cérémonies depuis dix ans est incommensurable, les génies « prenant » autant hommes, femmes, qu’enfants.

Pourtant, même du point de vue d’hommes mediums, la présence voyante de nombreux hommes dans les cérémonies est susceptible de les dévaloriser. Ainsi en va-t-il de Keon, homme marié de 35  ans et père d’un enfant. Il est le fils adoptif de gnapo Volachit (gouverneur au Laos durant la période coloniale). Très souvent malade au cours de sa petite enfance (la maladie est le premier signe que le génie veut posséder la personne), il est medium depuis l’âge de 10  ans, avec l’encouragement de sa grand-mère. Dans la pièce principale de la maison, on remarque un autel splendide, majestueux où rayonnent des multitudes de bouddhas et de najas dorés, tandis que flottent des billets de banque sur les arbres de mérite. Le grand-père de Keon était militaire dans l’armée française et Keon fait le commerce d’offrandes et de fleurs au marché tout en s’adonnant à la sculpture sur bois. Avec son épouse, ancienne institutrice, ils jugent sévèrement le nombre élevé de katoys, gays, ladyboys dans les cérémonies –  qui aurait beaucoup augmenté dans les cinq dernières années  – considérant que le statut des mediums s’en voit abaissé. Dans le même moment, ils estiment que les homosexuels sont « fragiles » et tombent donc plus souvent malades, ce qui expliquerait que dès leur guérison, ils se tournent vers les génies et deviennent mediums. Corollairement, la pratique de medium est financièrement lucrative de leur point de vue et, ajoutent-ils : « Pour ces gens-là, c’est un moyen facile de gagner de l’argent mais ça perd des grades pour les nanghtien. »

Koa, Loe, Mele et Keon font bien percevoir l’intensité des bouleversements que connaissent aujourd’hui les rituels et les contradictions ressenties par les mediums eux-mêmes qui les véhiculent. La multiplication des mediums, leur diversification en termes d’âge, de profil sexuel, mais aussi de condition sociale et économique les a placés sous le coup d’accusations variées, désacralisant pratiques et croyances, accessibles à tous, et dès lors potentiellement détournées de leur sens originel. Les rituels, dans cette nouvelle phase, paraissent à la fois conserver leur dimension pérenne de libération dans l’imaginaire, mais en même temps offrir des opportunités de statut symbolique à tous ceux que les exhibitions liées à la croissance économique laissent de côté, sans espoir de rattrapage. L’extrême compétition qui vrille la société laotienne présente et se traduit par des concours d’ostentation, exclut de fait une masse de gens pour lesquels les rituels s’offrent comme des succédanés d’autant plus étourdissants que l’alcool y coule à flots, que des psychotropes y sont disponibles et que les anciens savoir-faire sont beaucoup moins requis que par le passé. Les génies prennent n’importe qui, dit-on, non sans aussi souligner que n’importe qui peut s’instituer medium. Ne s’autorisant que d’eux-mêmes et de leurs génies, comme le dirait Lacan, les mediums du XXIe  siècle ont, à l’image de la société civile globale, diversifié leurs profils sociaux et en particulier sexuels. Corollairement, les autels, de plus en plus syncrétiques, bien au-delà de leur bouddhicisation constatée dans les années quatre-vingt-dix et largement confirmée, et de leur hindouisation et brahmanisation prononcées aujourd’hui, sont prêts à accueillir les divinités les plus variées et à sacraliser tous ceux qui y prétendraient.

Résonances

Ce long détour par les cultes a permis au lecteur de suivre, par un chemin inattendu, des sujets qui s’inscrivent hors des modèles sexuels mais aussi socio-économiques dominants et trouvent dans la célébration d’entités symboliques multiples un mode de penser et d’exister dans la conjoncture présente d’héroïsation de la richesse ostentatoire. L’alliance à peine voilée entre l’État-parti et les ONG, toujours animées de la peur de se voir expulsées, laisse, il est vrai, peu de place à celles et ceux qui cherchent, à l’écoute des messages numériques diffusés par la société civile globale, d’autres façons moins conformes d’évoluer dans la société. Les femmes qui tentent d’obtenir un statut à la hauteur de leurs qualifications rencontrent, comme on l’a vu à travers plusieurs exemples, des embûches et des obstacles nombreux qui peuvent les détourner autant de l’État que des ONG. Des hommes et des femmes moins éduqués, aux profils hétérogènes, prennent des lignes de fuite, qu’illustre l’arrimage aux génies. « Ils sont comme nous » et « ils s’adaptent », ces expressions caractérisent la perception des génies par des sujets qui, de tout temps, les ont inventés pour s’évader de quotidiennetés moroses ou oppressives, et se donner des horizons lumineux.

Chaque période met donc en scène des formes cultuelles et des entités imaginaires singulières dans lesquelles se signifient les logiques individuelles et collectives des acteurs, tentant de dépasser des structures assignatrices. Longtemps fermé économiquement, politiquement et aussi géographiquement, le Laos offrait à ses habitants un capital culturel bien défini dans lequel chacun pouvait puiser, en y apportant de nouvelles touches, en remaniant à sa façon les scénarios, en remodelant les personnages pour les rendre plus ajustés aux attentes majoritaires. Rentrée fondamentalement dans la globalisation, autant économique qu’idéologique malgré les freins qu’essaye de mettre le gouvernement, la société s’ouvre brutalement aux influences les plus diverses qui remettent en cause les anciennes habitudes de soumission et d’obéissance, sans pour autant enclencher pour l’instant des mouvements de révolte. Les cultes sont le théâtre par excellence des imaginaires engendrés par cette nouvelle phase de tensions ; ils fonctionnent en quelque sorte comme une soupape de sécurité pour l’État-parti qui a enfin, avec intelligence, renoncé à supprimer les « superstitions » et ce d’autant plus que nombre de ses membres sont des adeptes des génies. Ainsi en 2016 une épouse de général serait devenue medium, tandis que des policiers se comptent parmi l’assistance fervente à ces cérémonies. L’alliance entre la population et ses génies, qui a toujours un temps d’avance et ouvre la voie à d’autres avenirs possibles, fait pendant à celle régnant entre l’État-parti et les ONG, tournée vers le maintien de rigidités déphasées et archaïsantes.

1 Monique Selim : « Les génies thérapeutes au service du marché », in Bernard Hours, Monique Selim (ed.), Mondes en développement, 1996, tome 24, no 93 : « Santé et marché en Asie », p.  71-87.

2 La séparation entre bonzes bouddhistes et médiums possédés par des génies est un trait dominant des pratiques religieuses observées au Laos, impliquant aussi que les médiums fassent des offrandes à la pagode ; rappelons en effet un triangle structurel liant État royal, génies et bouddhisme : les génies sont les premiers occupants de la terre et la contrôlent ; ils étaient l’objet de rituels spécifiques déléguant au roi, représentant du bouddha, la propriété de la terre dont ce dernier concédait l’usage aux habitants. Didier Bertrand (voir son site Internet) observe au Cambodge dans les années quatre-vingt-dix, à ma connaissance pour la première fois, le phénomène de bonzes possédés par des génies, ce qui indiquerait une transgression en regard des usages passé. Le jeune Koa a lui aussi affaire à un bonze possédé par des génies.