Par l’expression « media du XXIe siècle », je cherche moins à désigner un ensemble d’objets ou de processus qu’une certaine tendance : la tendance qu’ont ces media d’opérer à des échelles microtemporelles sans connexion nécessaire – et encore moins directe – avec les perceptions sensorielles humaines ni avec la conscience1. Cette tendance résulte en grande partie de la révolution induite par la computation numérique : nos micro-capteurs et appareils intelligents permettent un degré inédit d’intervention directe sur le sensible. Pour la première fois dans l’Histoire, les media affectent aujourd’hui le sensible indépendamment de, et antérieurement à, l’impact particulier qu’ils peuvent avoir sur l’expérience humaine cognitive et perceptuelle.
En ce sens, les media du XXIe siècle soulèvent un défi tout à fait nouveau : ils nous mettent au défi de construire une relation avec eux. Ils se distinguent fortement en cela des media préexistants. Contrairement aux appareils d’enregistrement hérités du XIXe et du XXe siècles, au sein desquels le couplage ou la synchronisation du système médial et de la perception sensorielle humaine constituait une sorte de telos, voire une présupposition constitutive, les media du XXIe siècle ne se contentent pas de résister à toute forme de synchronisation directe : ils mettent fondamentalement en question la viabilité d’un modèle de médialité ayant pour prémisse un couplage simple et direct entre système humain et système médial. Confrontés aux effets environnementaux des media d’aujourd’hui – effets qui par définition dépassent notre conscience – nous devons nous attacher à mettre en lumière les réseaux complexes à travers lesquels les media environnementaux impactent l’expérience, de même que nous devons construire des relations qui nous offrent une certaine prise – sinon une forme distincte d’agentivité – sur leurs opérations. (37)
En-deçà de la conscience
Aux XIXe et XXe siècles, les media d’enregistrement opéraient – de façon principale, quoique non de façon exclusive – au niveau des unités expérientielles et au service de la mémoire individuelle et culturelle : les formes typiques de media enregistrés incluaient les photographies individuelles, les photogrammes et les images cinématographiques, ou encore la formation d’une image vidéo par balayage continu de l’écran. Dans les réseaux médiaux d’aujourd’hui, par contraste, l’enregistrement opère de façon principale au niveau d’unités sub-expérientielles et micro-temporelles, ainsi qu’au service d’actions dirigées vers le futur, qui échappent souvent à la délibération (ou plus précisément, qui ne sont pas considérées comme relevant traditionnellement de la délibération) : les formes typiques de telles unités incluent des bits de données computationnelles et des inscriptions de flux analogiques à haute granularité. Qui plus est, l’enregistrement opère désormais de façon prédominante au service de communications ayant lieu entre les machines elles-mêmes, communications qui sont nécessaires au bon fonctionnement de nos smartphones et autres appareils de micro-computation. […]
Si l’interface avec l’élément humain continue à faire partie du jeu – et je tiens à affirmer fortement que c’est en effet le cas – il a perdu son caractère direct. Au lieu de constituer le « contenu » du medium, comme c’était le cas jadis, l’expérience humaine doit aujourd’hui se composer de traces comportementales moléculaires qui enregistrent des dispositions incrémentales bien davantage que des expériences intégrales. En somme : ce qui est aujourd’hui enregistré par nos media, ce ne sont plus nos expériences humaines elles-mêmes, mais des bits de données qui classent des incréments moléculaires de comportement et qui ne tendent nullement en eux-mêmes à composer une image compréhensive d’une « expérience vécue » humaine intégrée. (40)
Face aux media du XXIe siècle, nous pouvons nous poser une question simple mais cruciale, que nous avons trop longtemps tardé à confronter : au nom de quoi les media devraient-ils opérer d’une façon exclusivement ciblée sur la conscience ? Parce qu’ils s’adressent à l’expérience à des niveaux sub-perceptuels et sub-conscients, les media du XXIe siècle nous invitent à suspendre la très ancienne corrélation qui associait l’expérience à la seule expérience humaine (d’ordre supérieur). Ils nous invitent ainsi à faire porter notre attention, au lieu de cela, sur l’hétérogénéité et la multiplicité d’échelles de l’expérience telle qu’elle se décline tout le long d’un continuum d’efficience causale allant des événements les plus élémentaires, se déroulant à l’échelle quantique, jusqu’aux plus étendus, se déroulant à l’échelle cosmique. […] Nos environnements computationnels ubiquitaires, comme d’ailleurs nos supplémentations corporelles bioniques, opèrent davantage en reconfigurant le champ sensoriel lui-même au sein duquel prend place notre expérience qu’en proposant de nouveaux contenus à traiter par notre conscience ou de nouvelles affordances sensorielles à saisir par notre corps.
Si ces systèmes médiaux nous aident – êtres macroscopiques dotés de corps, d’esprit et de monde que nous sommes – à accéder à, ainsi qu’à agir sur, les micro-temporalités de l’expérience, ils le font précisément et seulement dans la mesure où ils court-circuitent notre conscience et notre corporéité, ce qui revient à dire, dans la mesure où ils court-circuitent les limites de notre conscience et de notre corporéité. (44-46)
En-dessous de la perception
Les media du XXIe siècle sont à considérer comme environnementaux, en ce qu’ils affectent la matérialité de l’expérience à un niveau plus élémentaire que celui de la perception. Plus précisément, ils impactent l’expérience en donnant forme à la constante production mondaine de sensibilité qui constitue le sensible dont émerge la perception elle-même. Un des points centraux de mon analyse consiste à affirmer un déplacement depuis la perception vers la sensation – ou plus exactement vers ce que j’appellerai la « sensibilité mondaine » (worldly sensibility) – impliqué par les media du XXIe siècle. Wikipedia définit la perception comme « le processus par lequel une conscience ou compréhension de l’environnement s’acquiert grâce à l’organisation et à l’interprétation des informations sensorielles ». Cette définition saisit parfaitement la différence entre perception et sensation, telle que je l’entends et telle qu’elle importe ici : la perception caractérise l’opération d’un système qui est distinct d’un environnement, elle implique une conscience basée sur une certaine activité exécutée par ce système sur les informations sensorielles qu’il collecte au sein de cet environnement. De ce point de vue, nous pouvons dire que la perception opère à un niveau supérieur d’organisation que la sensation, et que la sensation est plus « atomique » que la perception dans la mesure où elle implique des relations sensorielles spécifiques entre un capteur sensible et un environnement antérieurement à, et en quelque sorte indépendamment de, leur intégration au sein de l’opération davantage unifiée qu’est la perception. […]
Je vais donc défendre l’idée que les media du XXIe siècle médient la sensibilité elle-même, et que cette opération de médiation a lieu – en contraste radical avec la médiation de nos organes sensoriels (McLuhan) ou de nos expériences passées (Stiegler) – le plus souvent hors de portée de nos perceptions. Cela signifie que les media du XXIe siècle, au lieu de médier notre expérience qualitative elle-même, médient la base sensorielle d’une telle expérience. Cette situation impose des limites critiques cruciales à la façon dont nous envisageons ces media : ils n’impactent des formes d’expérience de niveau supérieur, comme la perception sensible ou la conscience, qu’indirectement, ou à distance. Leur impact plus fondamental et plus immédiat porte sur la sensibilité mondaine elle-même. (46-48)
Une nouvelle puissance d’agir dé-corporée
Une structure « pharmacologique » [c’est-à-dire porteuse d’une double face de poison et de remède] apparaît ainsi au cœur des media du XXIe siècle : en même temps que la conscience perceptuelle se voit détrônée de sa position privilégiée d’arbitre de l’expérience, les media du XXIe siècle fournissent aux humains un moyen d’accéder à cette même expérience qui paraît avoir été perdue du fait de la déchéance de la perception consciente. […] Les media du XXIe siècle impliquent en effet un échange de modalités expérientielles qui est aussi un échange d’échelles temporelles de l’expérience : ce que nous perdons en termes de saisie perceptuelle de notre environnement, nous le regagnons grâce à un contact sensoriel étendu et micro-temporel avec le monde – contact qui, en lui-même, n’a pas de dimension perceptuelle et ne requiert pas d’en développer une pour nourrir notre expérience. Le contact avec le monde sensible qui nous est ainsi rendu accessible constitue une compensation indirecte pour la déchéance des pouvoirs et de la centralité de la perception – l’adjectif « indirect » faisant ici référence au fait que cette compensation ne restaure nullement une capacité perdue, mais en développe une autre, différente, à sa place. […] Au lieu d’extérioriser et de servir de prothèse technique à une faculté humaine préexistante, les media du XXIe siècle impactent directement la sensibilité mondaine, en même temps qu’ils opèrent une présentification technique de l’efficacité causale actuelle de cette sensibilité. En cela, ils fournissent un moyen d’accès à l’efficacité de la sensibilité, moyen qui, et cela est crucial, n’est pas un moyen perceptuel d’accès. Les media du XXIe siècle court-circuitent la vieille médiation qui passait par la corporéité – l’assimilation corporelle graduelle du pré-perceptuel – en faveur d’un substitut plus direct, qui est d’une certaine façon radicalement dé-corporé. […]
En une rupture fondamentale avec la lignée des prothèses médiales qui va de Platon à Derrida et Stiegler via McLuhan, les media du XXIe siècle médient directement l’infrastructure causale de la sensibilité mondaine. Tout impact qu’ils peuvent avoir sur l’expérience humaine s’inscrit spécifiquement dans le cadre de cette médiation plus vaste : en médiant la sensibilité mondaine elle-même, les media du XXIe siècle modulent la sensibilité humaine, pour ainsi dire, depuis l’en-dessous des sens.
Une médialité à double niveau
Il ressort de cela un dédoublement ou un clivage dans l’opérationalité des media : d’un côté les media du XXIe siècle médient le continuum sensoriel au sein duquel se produit toute l’expérience, y compris l’expérience humaine ; d’un autre côté, ils fonctionnent comme des media pour les humains, au sens traditionnel des media antérieurs, dans la mesure où ils présentifient des données de sensibilité sous des formes que les humains peuvent percevoir. On ne saurait trop insister sur la centralité de la dimension temporelle de cette forme supplémentaire de médiation, ni sur l’importance des éléments d’expérience qu’elle médie. Une façon de saisir la singularité de la dimension pharmacologique des media du XXIe siècle consisterait à mettre au premier plan des analyses la manière dont ils court-circuitent la résolution à temporalité lente de la conscience, de façon à maximiser notre contact matériel avec, et notre agentivité opérationnelle envers, le continuum sensoriel.
C’est précisément parce que les media du XXIe siècle excèdent les limites temporelles de la perception sensorielle qu’ils peuvent étendre notre domaine d’expérience. En effet, la conscience perceptive ne peut faire l’expérience de sensibilités micro-sensorielles que lorsque leur écume fait surface dans sa fenêtre opérationnelle. En revanche, les capteurs techniques devenus ubiquitaires dans nos environnements vécus peuvent saisir directement des événements expérientiels au niveau micro-temporel de leur opérationalité et – indépendamment de la médiation de la conscience – ils peuvent les « projeter par bouclage anticipateurs » (feed forward) dans notre conscience (future ou imminente) de manière à influencer la puissance d’agir à venir de la conscience. Pour le dire autrement, alors que la conscience corporée est condamnée à attendre que l’expérience micro-sensorielle prenne corps et génère des effets émergents d’auto-référence, les données micro-temporelles collectées au sein de la sensibilité mondaine rendent possible de fournir cette sensibilité à la conscience à travers des artefacts, et cela avec un temps de latence bien moindre que ne l’exige la résolution requise par les canaux organiques d’émergence de la conscience. Bref, la collection directe de données extraites des comportements permet une action sur ces données, ou une action informée par ces données, qui anticipe puissamment tout effet d’émergence à la conscience : cette collection directe de données permet d’agir à des échelles temporelles bien plus condensées que celles qui caractérisent le temps vécu de la conscience perceptive (et pré-perceptive). (52-53)
Le principe d’inégalité du temps de délibération
[Tout ceci s’inscrit dans un contexte au sein duquel] notre technoculture nous impose de plus en plus souvent de devoir agir en l’absence de toute conscience préexistante, ainsi qu’en l’absence de temps suffisant pour procéder à une véritable délibération. La combinaison qui est en train de se mettre en place entre, d’une part, des cadres temporels très brefs et très étroitement spécifiés et, d’autre part, des capacités massives de collection de données, instaure un système au sein duquel nous sommes condamnés à faire l’expérience d’un certain degré d’opacité cognitive. Puisque cela implique généralement des industries capitalistes qui cherchent à orienter des réponses de consommateurs, je décrirai l’impact de cette combinaison entre pressions temporelles et ressources inégales à travers le principe d’inégalité du temps de délibération. Ce principe stipule que la capacité – qui est en réalité un luxe – de délibération en est arrivée à se trouver tout entière du côté des institutions capitalistes, au point de devenir peut-être leur prérogative exclusive.
Plus précisément, ce principe d’inégalité du temps de délibération désigne une situation, typique de notre monde contemporain, dans laquelle les décisions des individus consommateurs de culture peuvent être manipulées – et en un certain sens effectivement « pré-programmées » – grâce aux résultats des « intuitions numériques » que les capteurs microcomputationnels offrent aux intérêts des grandes entreprises en minant dans nos motivations comportementales. […] C’est précisément parce que les industries de la culture et des données peuvent court-circuiter la conscience et plonger directement dans les données comportementales, biométriques et environnementales qu’elles sont toujours mieux en mesure de capturer notre « attention » sans que nous n’en ayons conscience. C’est précisément parce qu’elles placent la délibération et la réponse conscientes hors-jeu que les données comportementales micro-temporelles qui passent en dessous du radar de la conscience permettent aux industries de la culture et des données d’accomplir leur visée de resserrer les circuits entre la sollicitation et la réponse. Et c’est pour la même raison – à savoir le fait que la délibération consciente soit de plus en plus souvent mise de côté dans le domaine des sollicitations culturelles – que l’impact des media du XXIe siècle ne peut être senti qu’indirectement et a posteriori par nos modes d’expérience humaine d’ordre supérieur. Et lorsque cet impact est senti, c’est largement grâce à des boucles de projections (feed-forward loops) qui médient les données de l’efficacité causale (en tant qu’elles sont mesurées, calculées et analysées par les media du XXIe siècle) de façon à ce que notre conscience future les prenne en compte dans ses activités à venir.
Une délibération consciente fatalement en retard
Si nous voulons espérer pouvoir intervenir dans cette opérationnalisation capitaliste de nos désirs agencée par media interposés, nous devrons apprendre à développer de nouvelles assises et de nouvelles prises au sein de tels circuits d’instrumentalisation. Malgré leur indéniable contribution aux luttes passées et présentes, les vieilles méthodes qui ont joué un rôle central dans les programmes d’études culturelles – le décodage et la démystification, l’hybridation culturelle et la réinterprétation, etc. – se trouvent largement démunies face au fonctionnalisme brutal des grandes entreprises de marketing et de données, qui sont, elles, parfaitement au fait des derniers développements des media. Ces vieilles méthodes d’interventions matérielles dans la production culturelle se trouvent aujourd’hui démunies parce que tous leurs modes de réappropriation délibérative des processus ou des produits culturels ont nécessairement lieu en aval et en marge du principal impact des produits culturels et des ressources énormes que les industries capitalistes de la culture et des données investissent pour « pré-anticiper » nos réponses.
Cette disjonction entre la réappropriation et l’impact résonne avec la marginalisation de la délibération consciente dans les prises de décision : dans la mesure où toute réappropriation culturelle se présente comme une décision délibérative de faire quelque chose avec un certain produit culturel, cette réappropriation arrive toujours trop tard, et se trouve ainsi condamnée à rater le coche. Car avec leurs méthodes sophistiquées de ciblage des éléments infrastructurels qui informent nos réponses, les industries de la culture et des données sont de plus en plus souvent en mesure d’exclure notre délibération consciente de la boucle décisionnelle. (57-58)
Lutter pour l’émancipation du surplus de sensibilité
Il y a toutefois un revers à cette médaille qui paraît sanctionner une perte de maîtrise de notre part. Car ces mêmes technologies qui informent l’accélération de la culture et la colonisation capitaliste du temps de délibération peuvent aussi être utilisées pour « distribuer techniquement » nos propres opérations cognitives, selon des modes qui peuvent accroître notre puissance d’agir sans exiger que ces accroissements soient pris en compte – opérationnellement ou en temps réel – par la conscience. On ne saurait assez souligner l’importance de cette dimension proprement pharmacologique de la technoculture contemporaine : dans leur colonisation du temps de délibération, les industries de la culture basées sur les données développent des outils et des techniques de recherche qui peuvent également être redéployés dans le développement de systèmes cognitifs-perceptifs agissant après-coup, mais s’enracinant dans la puissance des données et dans la capacité à en tirer des bouclages projectifs. Toutefois, si ces systèmes techniquement distribués nous permettent de regagner une certaine puissance sur le moment opérationnel de l’impact culturel (à savoir sur ce que j’aimerais appeler « le présent opérationnel de la sensibilité »), cette puissance d’agir se paie d’un certain prix, puisqu’elle oblige à en rabattre quant aux prétentions de supériorité qui étaient celles de la conscience. […]
Il convient donc de repérer ici un potentiel d’expansion fondamentale de la puissance d’agir humaine sur les conditions sensorielles de l’expérience humaine. Avec les appareils intelligents et les micro-capteurs qui peuplent actuellement notre monde vécu, nous disposons d’une capacité inédite d’accès à des aspects de notre expérience – allant d’éléments environnementaux à certaines dimensions de notre expérience corporelle – qui resteraient sans cela hors d’atteinte de nos modes de conscience perceptive. Ce potentiel est toutefois demeuré largement inutilisé, ou plus précisément, il a été abandonné à l’exploitation qu’en ont faite les industries culturelles capitalistes. Avec leur injonction généralisée à collecter et analyser les données afin de créer des circuits fermés très spécifiques entre les comportements passés des consommateurs et leurs probables activités futures, les industries culturelles ont monopolisé jusqu’ici le potentiel ouvert présenté par les media du XXIe siècle.
Cela suffit à faire de ces derniers un site majeur de contestation politique. Contre la tendance des industries culturelles contemporaines, nous devons lutter pour préserver la potentialité ouverte des media du XXIe siècle et pour les déployer en direction de finalités qui ne soient pas exclusivement instrumentales, mais qui soient « humanistes » – au sens le plus large de ce terme – en ce qu’elles permettent d’élever l’intensité de l’expérience humaine ou d’apporter des améliorations à la vie humaine. Nous devons, en d’autres termes, lutter pour la libération du « surplus de sensibilité » – ou, plus précisément encore, pour nous assurer l’accès à ce surplus de sensibilité qui est libéré et excédentaire de façon inhérente au fonctionnement de ces media – surplus qui émane, comme on l’a vu, de la production de nouvelles relationalités à travers la collecte et l’analyse des données. (59 & 70)
Les bouclages projectifs
La dispersion de l’expérience – et du présent expérientiel – que nous vivons désormais invite à opérer ce que je propose de nommer une structure d’expérience faite de « bouclages projectifs » (feed-forward). Cette structure appelle à ce que les éléments disparates de l’expérience (humaine) d’ordre supérieur – éléments dont chacun est porteur d’une expérience en soi – ne trouvent à se présenter de façon unifiée à la conscience que par leur convergence autour d’un moment futur imminent. Selon le modèle d’expérience induit par les media du XXIe siècle – un modèle enraciné dans l’hétérogenèse et la pluralité sensorielles qui sont au cœur de l’expérience – la vie des sens acquiert son indépendance envers la présentation d’objets à la perception et à la conscience, en même temps qu’elle devient directement accessible et présentifiable par le moyen d’artefacts techniques. En conséquence, la structure en bouclages projectifs de l’expérience contemporaine comprend deux éléments distincts : (1) l’autonomie causale et matérielle de la sensation, et de différents niveaux de sensibilité, en relation avec toute forme de présentation d’ordre supérieur ; (2) la redescription des perceptions sensorielles et de la conscience comme relevant nécessairement d’effets d’après-coup, futurs ou imminents, effets causés par des événements plus primordiaux de sensation ou de sensibilité mondaine.
La forme de bouclage projectif (feed-forward) que je décris ici doit être distinguée opérationnellement du concept cybernétique de bouclage récursif (feedback), ainsi d’ailleurs que du concept de feed-forward utilisé dans les neurosciences (en complément de celui de feedback) pour désigner les frayages de sensations descendant du cerveau vers l’extrémité des réseaux nerveux sensoriels. Malgré leurs différences significatives, ces deux acceptions traditionnelles ont en commun de viser une opération qui a lieu à l’intérieur d’un système, dans la visée de maintenir le fonctionnement dudit système. Par contraste, ce qui est en jeu dans la structure proprement technique en bouclages projectifs que je décris ici, c’est une introjection radicale des données de la sensibilité collectées et analysées par un système technique (les media du XXIe siècle) au sein d’un système techno-biotique très différent (la conscience supervisatrice), non pas dans la visée de maintenir le fonctionnement de ce dernier système, mais dans celle d’étendre son accès à, ainsi que (potentiellement) sa puissance d’agir sur, les éléments matériels de sa propre situation. L’homéostase laisse ainsi place à l’intensification, au fur et à mesure que l’agrégation de boucles projectives forme une spirale expansive, dans ce qui ne peut être décrit que comme une résonance croissante – mais animée d’une croissance externe de résonance – entre la conscience et sa situation totale. […]
Cela nous conduit à avoir une expérience des media distribuée sur une plateforme à deux niveaux – comme l’illustre la structure de Facebook – au sein de laquelle les media relevant d’un accès perceptif se trouvent dédoublés, étendus et déplacés, par des media qui opèrent dans la profondeur des arrière-plans, au-delà de ce que peuvent saisir la perception sensorielle, l’attention consciente, voire l’accordage affectif. […] Chaque acte qui nous permet d’accéder aux données de la sensibilité est lui-même un processus qui crée de nouvelles sensibilités – lesquelles sont à leur tour ajoutées au domaine des données de la sensibilité. Ce processus de propagation des données de la sensibilité [fait clairement apparaître que], loin d’être une source inerte de computation, comme elles sont souvent décrites, les données bouillonnent littéralement de potentialités. […] La fouille et l’analytique des données (data-mining, data analytics) ne se bornent nullement à calculer un espace préexistant de possibilité, mais créent littéralement de nouvelles relations et ainsi de nouvelles informations (de nouvelles données) comme résultats de leurs opérations. (140-142)
Médier la sensibilité mondaine
Ce que nous avons à apprendre du contexte présent, c’est comment la double structure des données au sein des media – à savoir le fait que l’acte d’accéder à la sensibilité mondaine constitue par lui-même une nouvelle donnée sensible, instantanément et automatiquement ajoutée à la sensibilité mondaine – fournit une structure concrète pour la propagation des données de la sensibilité en tant que potentialité. Cette double structure des données aide ainsi à clarifier le statut ontologique et temporel des media du XXIe siècle ou, plus précisément, cela aide à mieux concevoir ce qui est en jeu dans la question de l’accès, qui constitue à mes yeux l’opération cruciale des media du XXIe siècle. À travers le fait de sentir des données (data sensing) – l’acte d’accéder à la sensibilité constituant déjà par lui-même un nouvel objet sensible – nous sommes confrontés à l’expression parfaite de « l’indirection » des media du XXIe siècle : ceux-ci conditionnent l’expérience humaine par la simple activité d’accéder à la sensibilité mondaine. Il ne s’agit bien ici que de potentialités, en relation avec des événements qui peuvent en émaner : la simple activité consistant à accéder à la sensibilité mondaine n’entraîne en soi aucun impact direct ou nécessaire sur aucune expérience humaine particulière ; cela fournit simplement une sensibilité étendue, c’est-à-dire une source de potentialité, qui pourrait entraîner des effets concrets au niveau de l’expérience humaine.
En tramant un lien indirect entre des modes humains d’expérience et les données de la sensibilité, le simple acte d’accéder à cette dernière peut être considéré comme constituant le « contenu » des media du XXIe siècle : au lieu d’apporter de nouvelles prothèses aux facultés humaines, au lieu de saisir, d’enregistrer et de transmettre de l’expérience au-delà de ses paramètres vécus, comme le faisaient les media antérieurs, les media du XXIe siècle se composent très littéralement de l’acte de médier le domaine de la sensibilité mondaine pour des modes humains d’expérience. Mon analyse vise à montrer précisément comment ils marquent ainsi une transformation de media adressés-par-des-humains-à-des-humains vers des media environnementaux. Sans aucunement abandonner les opérations des media traditionnels (et de fait les media continuent bien à fonctionner comme des prothèses servant de systèmes de saisie, d’enregistrement et de transmission), le système des media du XXIe siècle – ou, plus exactement, l’accès étendu à la sensibilité fourni par les media du XXIe siècle – est en ce moment en train d’excaver progressivement l’opération diffuse de la sensibilité. Cette excavation permet d’en émanciper la puissance (ou l’efficacité causale) en la détachant des actes sensoriels, perceptuels et cognitifs qui prenaient cette sensibilité pour base, mais qui n’en canalisaient les manifestations qu’en limitant leur opérationalité. Avec les media du XXIe siècle, nous pouvons accéder à la sensibilité elle-même, indépendamment de sa corrélation avec des modes humains d’expérience, et c’est cet accès lui-même, ou plus exactement ce qu’il en émane comme production de nouvelles sensibilités, qui constitue le contenu – et la promesse – des media du XXIe siècle. (235)
Traduit de l’anglais par Yves Citton
1 Cet article est composé de la traduction de quelques bonnes pages du dernier ouvrage de Mark B. N. Hansen intitulé Feed-Forward : On the Future of Twenty-First-Century Media, University of Chicago Press, 2015 (les numéros de pages entre parenthèses font référence à cette édition). On a essayé d’en sélectionner quelques-unes des thèses centrales, directement en rapport avec le sujet de ce dossier de Multitudes, en laissant toutefois de côté une dimension essentielle des discussions philosophiques qu’il développe : la référence constante faite à Alfred North Whitehead, que l’Introduction suggère de lire comme un « théoricien des media ». Nos remerciements à l’auteur pour avoir donné sa permission à ce montage, où les notes ont été supprimées et où les intertitres sont le fait du traducteur.
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