Avec Dominique Malaquais, lorsque, en 2018 nous avons entamé la conception de l’exposition « Kinshasa Chroniques1 », une question nous taraudait : comment ne plus consentir aux modèles spatiaux dominants de l’exposition, à la dimension impériale du dispositif muséal ? Par quels moyens exposer une ville telle que Kinshasa sans la représenter, en évitant à tout prix la grammaire récurrente des expositions « vues d’avion2 » ? Sans parler du fait d’exposer une ville du Sud et les imaginaires qu’elle véhicule dans un Centre d’Art et un Musée au Nord. Nous partagions à la fois une excitation à engager ce processus et un sentiment d’impuissance face aux effets inévitables et sous-jacents de reproduction de la colonialité des dispositifs qui seraient mis en place. Si nous pouvions nous opposer aux effets explicites, nous allions devoir consentir aux effets sous-jacents, non perceptibles a priori. Refuser n’étant pas une option, la question était plutôt : comment éviter, esquiver, déplacer ? Comment faire autrement ?

Au début de son habilitation à diriger des recherches, Dominique écrit ceci : « le surplomb, la distance, l’absence de passion, toutes ces positions, dont s’enorgueillit le savoir tel qu’on le dispense à l’université, dans les laboratoires et les hôpitaux, n’ont rien de neutre. Si elles ont leur valeur, certaine, elles n’en sont pas moins liés à une histoire de violence. Sans leur concours, point de constructions de l’Autre – de celle et de celui que l’on pense différents de soi, qu’au moyen du savoir, justement, on vise à cerner pour mieux s’en démarquer, qu’on isole afin de les assujettir. Sans leur concours, point d’esclavage, de colonisation, d’apartheid. Point de zoos humains. Point d’Empire ». Ainsi, au fil de nos échanges et du processus ont émergé un ensemble d’agencements scénographiques3 : ni début ni fin, entrer par le milieu, aucun parcours guidé, soit la possibilité pour le visiteur de plonger, d’errer, de faire ses propres associations. Surtout, les œuvres étaient exposées sur une face des cimaises, l’autre étant laissée vide, ponctuée de citations inscrites sur des couleurs vives reprenant celles qu’utilisent les gens, à Kinshasa, pour peindre les maisons. Les œuvres n’étaient pas centrées, mais accrochées au bord des cimaises afin qu’elles ne puissent être vues comme une entité finie sur un fond neutre. Elles entraient ainsi constamment en dialogue et en tension les unes avec les autres, dans une accumulation saturante de plans, de plis, de visions diagonales, de formes, de couleurs. À Sète, des chaises en plastique coloré ponctuaient le parcours. Elles peuvent sembler anodines mais en fait nous rêvions d’une exposition où l’on pourrait s’asseoir partout, et d’installer ainsi une temporalité plus lente de l’expérience. Ces agencements étaient de l’ordre du décalage, de la différence de qualité, de la variation des conditions de l’expérience, un ensemble de détournements pragmatiques mineurs au sens de Manning, aux effets ici clairement assumés, au sein d’un ensemble majeur qui serait l’institution qui nous accueillait4.

Nous voulions autant que possible éviter de cadrer le travail des artistes ainsi que la ville, éviter de la représenter, en tentant de basculer la multiplicité des possibles de l’expérience du côté du visiteur. Rien d’original ici, sinon la question de choisir jusqu’où assumer une forme d’indécision5, la possibilité d’une improvisation au sein des parcours, d’associations ouvrant à l’inappropriable, à l’impur, au « fugitive movement in and out of the frame6 », à des formes d’imagination sociale, et ce faisant, installant une relation haptique au propos, ici une ville, qui plus est du sud proche, aussi loin que possible des clichés qu’elle véhicule. Il s’agissait d’ouvrir à des formes de connaissance qui ont à voir, par exemple, avec l’écriture de Sony Labou Tansi, que Dominique aimait tant, tout en éloignant ce que Said appelle la violence des systèmes de représentation : « quand on expose quelque chose, on l’arrache de son contexte de vie et on le met devant un public (en l’occurence, européen) ». Ce geste de découpe, de cadrage, lié à l’acte de représenter, « implique presque toujours une violence envers le sujet de la représentation7 ». Il s’agit ici de ce que l’on choisit d’agencer et de montrer, mais tout autant de ce que l’on exclut. Or ce geste, je le connais bien, c’est le geste principal du scénographe – mais aussi du metteur en scène, du commissaire d’exposition. Il s’agit de décider clairement de ce qui sera visible sur la scène (ou dans un Musée), et de quelle manière, en maîtrisant les liens entre les éléments, et ce faisant, le sens. C’est ce que l’on appelle couramment faire un « choix d’artiste ». Cet acte de découpe fait partie d’un ensemble de gestes associés : miniaturiser, cadrer, isoler, mettre à distance… Gestes scénographiques par excellence, qui transmettent la relation de domination que l’Occident entretient historiquement avec le monde. De Certeau parle avec précision de ces fondamentaux, du fait que la scène est comme une page, un « lieu désensorcelé des ambiguïtés du monde », sur laquelle on inscrit des signes, un monde fabriqué, contrôlé et à distance, un faire propre8. Mais ce faisant, cette page a ses bords, ses limites (son hors-cadre), et évidemment, ce qui ne fait pas signe lisible dans cet espace est un brouhaha improvisé et confus, à l’extérieur, un bruit dissonant que l’on entend en fond mais que l’on n’écoute pas, qui n’a pas droit de cité, d’être entendu, d’être visible du public.

Or, dit Moten : « The air of the thing that escapes enframing is what I’m interested in9 ». Ce qui passe entre, ce qui échappe, c’est ce qu’actuellement j’essaye d’interroger en scénographe, conscient du fait que la plupart des outils dont je dispose, du moins ceux issus de la tradition européenne, saisissent, maîtrisent, prennent, gardent, et sont ainsi porteurs d’une violence si ordinaire qu’elle en est presque invisible. Il existe pourtant d’autres outils, mais, pour faire vite, c’est dans des traditions et pratiques non européennes, notamment africaines et caribéennes, dans lesquelles pour ma part je plonge lorsque je travaille avec des artistes originaires de ces pays. On se retrouve alors plongé au milieu du mouvement des énergies du monde, l’espace redevient multiple, complexe, ouvert à la puissance d’un espace « réel, social et versatile10 », les « pratiques sociales effectives11 », reviennent dans le jeu. L’urbain dans ses potentialités, encore à mon sens si peu explorées, les milieux, sont au fondement des gestes de création, en particulier la performance, autrement que comme interruption, bruit, incontrôlable perturbation. Ce qui implique un sérieux déplacement de l’attention scénographique, soit passer de gestes de saisir à des gestes d’ouvrir. Cela aussi faisait partie des échanges avec Dominique, puisque nous nous sommes rencontrés autour de la scène artistique camerounaise. Et qu’évidemment Kinshasa, LA Ville pour nous, mais aussi Johannesburg, était constamment au cœur de nos attentions.

En mars-avril 2020, alors que nous étions coincés chez nous, Dominique m’a proposé d’écrire un dialogue en commun pour sa HDR. Son refus d’une égo-histoire à voix unique – personne ne créé seul, disait-elle souvent – la conduisait à « imaginer une ego-histoire hors ego ou du moins moins ego-centrée. […] plutôt que de privilégier une voix, la mienne seule, en appeler à celles de plusieurs personnes ; puisqu’il semble que je ne puisse me soustraire à l’exercice de me raconter, me raconter avec 12». Ce qui l’a conduite à ce geste d’écriture comme un ensemble de dialogues. Dans notre échange, les questions que je viens d’évoquer sont naturellement revenues. Nous étions alors troublés : l’exposition était presque achevée13, nous pensions avoir posé un geste, mais le sentiment d’être rattrapés par la dimension impériale de la logique muséale était toujours aussi présent. Or, nous lisions tous deux le livre d’Ariela Aisha Azoulay, Potential history, Unlearning imperialism, et Dominique a attiré mon attention sur un texte : Imagine going on strike: museum workers14. La grève, ici, est pensée comme : « Going on strike is to claim one’s right not to engage with destructive practices, ». Elle n’est pas interruption de tout, plutôt arrêter de faire comme on a toujours fait « according to norms and protocols whose goals were defined to reproduce imperial and racial capitalist structures ». Elle est « an opportunity to care for the shared world », soit commencer à agir dans une attention autre à ce que l’on choisit de montrer, une attention de l’ordre d’un lien qui déplace les effets produits par les logiques d’exposition. Pour « Kinshasa Chroniques » cela revenait notamment à laisser la place à la parole des artistes sur leur ville. Et c’est imaginer que les institutions se mettent à participer de cette dé-construction : « generate a collective disruption of existing systems of knowledge and action », ce qui correspond à ce à quoi nombre d’entre nous aspirent et tentent au sein des structures dont nous faisons partie. Mais au-delà, c’est la possibilité d’une renonciation et d’un évitement, comme moteurs d’un agir. Ce texte a résonné car (avec d’autres évidemment) nous partagions souvent ces dernières années ce sentiment d’être le cul entre deux chaises. Nous étions animés à la fois par un désir d’agir, c’est-à-dire écrire pour elle, créer des scénographies ou des installations pour moi, transmettre pour tous les deux, et, simultanément, par un désir profond, quasi constant de renoncement, comme acte explicite de refus de s’inscrire dans un monde que nous savons totalement gangréné. Comment cette gangrène s’impose et nous est imposée ? La grève comme hors système possible, tentative de ne plus avoir à dealer avec les ruines impériales agissantes, soit dans les termes de Stoler, « a ongoing corrosive process that weighs on the future, […] the visible and visceral senses in which the effects of empire are reactivated and remain15 ». La grève comme espace-temps d’étude et de création afin d’esquisser des agir ailleurs, autrement. C’est peut-être là que pour moi l’apport des Etudes Noires (Black Studies), dont nous avions en partage l’intérêt, est le plus essentiel, parce qu’elles s’attachent à ouvrir des espaces potentiels pour les vivants en démontant les antagonismes qui ont façonné le monde actuel. Espaces de pensée très consistants en résonance pragmatique avec nos espaces d’agir fragiles qui se heurtent constamment à la puissance des dispositifs qui régissent nos vies. Les études noires ont ceci d’essentiel qu’elles se fondent, mettent des mots et des actes, sur la violence absolue faite au corps noir, aux minorités. Je ne vais pas développer ce point (je ne suis pas en position légitime pour le faire), sinon pour nommer cette lucidité d’autant plus vitale qu’elle reste largement occultée par les dispositifs, les espaces, les institutions où nous agissons. Ruines agissantes, rappelle Stoler, qui sont aussi un projet politique fait de réappropriations, de positionnements actifs dans les politiques crépusculaires du présent16. Nous parlions beaucoup de ces enjeux, ainsi que de la manière dont nos corps, nos vies privilégiées (européens, éduqués, blancs), de fait, participent de cela.

Début juillet 2020, Dominique m’a invité à déjeuner pour me parler d’un projet. Elle savait qu’il commencerait une fois qu’elle serait partie, mais elle voulait que nous le construisions ensemble, avec quelques proches, Julie Peghini, Barton Legum son mari, sa mère Elisabeth Malaquais, Ntoné Edjabé. Il porte sur la transmission de sa bibliothèque comme lieu de création, de pensée et d’étude, entre art et politique. La bibliothèque, même si consistante, n’est pas immense et ce n’est pas l’enjeu. Ce qui compte, c’est la manière dont elle ancre la continuation d’une dynamique, d’une relation intense et intransigeante au monde dans lequel elle a vécu. Un espace potentiel. Le projet : transférer la bibliothèque à Capetown, la transmettre à Chimurenga pour en faire un lieu d’étude. Chimurenga, autre ancrage essentiel dans le parcours de Dominique, lieu activiste, de luttes noires, radio, revue, qu’elle a accompagné depuis son origine17. Mais ce projet prendra du temps, et ce temps est important, il est celui d’une résistance à la pression, le temps de faire les choses nécessaires, à leur rythme, celui de la vie et du geste collectif d’attention aux vivants que constitue ce projet. Alors, nous avons choisi, lors d’un événement autour du travail de Dominique, d’en faire une installation à la Cité Internationale des Arts à Paris, en juin 2022. Et, nous voici revenus à notre point de départ : comment inscrire un geste tangible dans un contexte impérial omniprésent, en agissant « on strike », en refusant d’agir selon les conventions encombrées de la scénographie. Encore une fois s’ouvre la faille, le vertige entre les intentions et les possibles. Mais qu’avons-nous d’autre ?

Nous décidons d’aller vers une forme de furtivité, d’improvisation, vers un renoncement à la forme affirmée, en résonance avec ce que Jay Pather dit du travail de curateur, et que j’élargis, ici, au scénographe : « The best way “to take care of” may then be to let loose the inclination for control and frames of reference, and instead expand the platform that brings a work of live art into being, creating an open-ended programme as well as a fluid conceptual space18 ». La Cité s’y prête particulièrement. C’est un lieu singulier où vivent de très nombreux artistes, un lieu aux multiples espaces, recoins, cours, ateliers, intérieurs et extérieurs. Un lieu que Dominique aimait. Elle y a réalisé en septembre 2021, avec Julie Peghini, les Utopies performatives, un ensemble de rencontres autour de la performance sur le continent africain, entrelaçant pensée et création, ce qui est la même chose. À la Cité, nous allons tenter de disséminer partout dans l’espace ce faisceau de pensée, matrice d’écriture et de création, qu’est la bibliothèque. La dissémination comme agencement scénographique suggère une furtivité ouverte à l’invention, à l’improvisation collective, à un partage de l’intime, tant dans la pensée de Dominique cette dimension innerve le politique. Ses travaux y revenaient constamment, via notamment son attention aux artistes, à leurs œuvres, à leurs vies, et la performance. Et de cela, la bibliothèque témoigne.

Ce projet, la manière dont Dominique l’a initié, fait que nous avons tous le sentiment, sans hésitation aucune, de continuer à travailler avec elle.

Remerciements à Bénédicte Alliot, Kadiatou Diallo, Barton Legum, Elisabeth Malaquais, Julie Peghini, Zahia Ramani

1 « Kinshasa Chroniques », commissariat Dominique Malaquais, avec Claude Allemand Cosneau, Sébastien Godret, Androa Mindre Kolo, Fiona Meadows. MIAM, Sète, octobre 2018 et Cité de l’Architecture et du Patrimoine, octobre 2020. J’en assurais la scénographie et Nina Stottrup Larsen le graphisme.

2 Dominique se référait souvent à l’approche qu’avait eu Rem Koolhaas à Lagos, visitée en hélicoptère. Cela représentait l’exemple même d’une position problématique sur la ville. Le surplomb était donc banni de l’exposition « Kinshasa Chroniques ».

3 Le choix curatorial d’un principe de 10 chroniques, refusant toute linéarité, ainsi que le fait que ce sont les artistes qui racontent leur ville, relevait des mêmes questionnements.

4 Erin Manning, Le geste mineur, Les Presses du Réel, Dijon 2019. Voir en particulier l’introduction.

5 Il faut préciser que pour ce faire l’espace était paradoxalement très construit.

6 Fred Moten, Chromatic saturation, in The Universal Machine, Duke University Press, Durham 2018, p. 142. Je choisis de garder les fragments bilingues car nos conversations couraient dans les deux langues, on avait cette joie de passer de l’une à l’autre, selon l’humeur, le moment et la justesse de ce que l’on cherchait à exprimer. « mouvement fugitif dans et hors du cadre » (les traductions sont miennes).

7 Edward Saïd, Dans l’ombre de l’Occident, Petite Bibliothèque Payot, Paris 2014, pp. 12-13. Ce texte est cité dans l’introduction du catalogue de l’exposition « Kinshasa Chroniques ».

8 Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Les arts de faire, T1, Gallimard, coll. Folio essais, Paris 1990, pp. 199-201.

9 Fred Moten, ibid, p. 145. « Je m’intéresse à l’air de la chose qui échappe à l’encadrement ».

10 Marielle Pelissero dans sa présentation d’une conversation avec Fred Moten, It’s all good, we all here, in Théâtre Public, no 233, juillet-septembre 2019, p. 4 : « Il (Moten) déploie sa théorie dans un espace non pas géométrique, perspectiviste et représenté, mais réel, social et versatile ».

11 De Certeau, ibid, p. 200.

12 DM, Entrelacs, Habilitation à diriger des thèses, non publié, p. 9.

13 Sa version à la Cité de l’Architecture était en voie de finalisation.

14 Ariela Aisha Azoulay, Potential history, Unlearning Imperialism, Verso, London – New York 2019, pp. 157-161. Les citations qui suivent sont issues de ce texte. « Faire grève c’est clamer son droit à ne pas s’engager dans des pratiques destructrices » – « selon des normes et des protocoles dont les objectifs sont définis pour reproduire les structures capitalistes impériales et raciales » – « une opportunité de prendre soin d’un monde partagé » – « générer une perturbation collective des systèmes existants de connaissance et d’action ».

15 Ann Laura Stoler, The rot remains, in Imperial Debris, On ruin and ruination, Duke University Press, Durham and London 2013, pp. 9 et 11. « un processus corrosif continu qui pèse sur l’avenir, […] les sens visibles et viscéraux via lesquels les effets de l’empire sont réactivés et persistent ».

16 Stoler, ibid, p. 11.

18 Jay Pather, The impossibility of curating live art, in Jay Pather et Catherine Boulle (dirs.), Acts of Transgression: Contemporary Live Art in South Africa, University of the Witwatersrand Press, Johannesburg 2019, p. 97. Chapitre publié dans cette Mineure de Multitudes.