Cet article est né de la volonté de prendre le temps d’explorer par écrit quelques liens, mais aussi les frictions, qui existent entre deux mouvements et courants de pensée qui sont d’abord et avant tout pour nous des expériences militantes, des vécus, des rencontres. Cy Lecerf Maulpoix a contribué à la constitution de « LGBTI pour le climat », devenu PANZY en 2016. À partir de son expérience de militante féministe, Margaux Le Donné a cherché à retracer au travers du récit de la trajectoire de Cy les lieux de connexion et de divergence des pratiques activistes et identités queer vis-à-vis de l’écoféminisme. Dialogue et réflexions entremêlés permettront, nous l’espérons, de faire sentir différemment la manière dont ces liens s’articulent à la fois dans les pratiques de résistance et dans les ressentis militants quotidiens. Si cette rencontre s’est faite à Paris, les trajectoires et les histoires dont il est question traversent aussi l’Atlantique, et, surtout, cultivent le désir de construire d’autres ponts.
Margaux Le Donné : J’aimerais peut-être commencer par ce qui pourrait t’apparaître personnellement comme un début : quels furent selon toi les premiers pas ? La préparation de la COP 21 ?
Cy Lecerf Maulpoix : Oui, pour moi, cela a commencé au printemps 2015, lors de la constitution de la Coalition 211, qui regroupait des dizaines d’associations, de syndicats, de mouvements sociaux de la société civile, et qui devait préparer des espaces de discussions et de travail où activistes et militants du monde entier se retrouveraient quelques mois plus tard lors de la COP21. J’y ai pris part assez modestement au départ, mais je me souviens de réunions d’organisation avant et pendant la COP où certains mecs hétéros plus âgés, parfois représentants de grosses organisations, avaient une très claire tendance à recouvrir de leurs voix celles des femmes et des plus timides. Dans ces grandes discussions et échanges, souvent mus par diverses mouvances anti-capitalistes et l’apport de pensées politiques d’extrême gauche, la domination masculine, parfois assez implicite, rendait visible un véritable problème d’horizontalité. Cela suggérait à mes yeux le manque de conscientisation de ces personnes vis-à-vis du sexisme qu’ils véhiculaient, ainsi qu’une forme de virilisme. Mais je me souviens également d’une prise de parole du groupe féministe « Genre et Climat » lors d’un week-end de travail en vue de la mobilisation pour la grande Marche pour le climat. Celles-ci mettaient en avant la manière dont les femmes cis-genre se voyaient plus principalement affectées par le dérèglement climatique notamment dans les pays « des suds ». Et s’il ne s’agit pas de remettre en question leur travail, bien au contraire − elles étaient d’ailleurs l’un des seuls groupes à l’époque à l’évoquer −, j’ai clairement ressenti une forme de frustration à voir que la complexité de ce qui peut être contenu dans le mot genre n’était pas abordée. Et que personne ne semblait s’en soucier. Une forme de frustration et de malaise, qui avait très clairement à voir avec ma progressive politisation en tant que gay, a commencé à émerger plus clairement. La dépolitisation de nos sexualités peut avoir de multiples raisons : qu’il s’agisse de revendiquer une assimilation aux normes hétérosexuelles, mais aussi parfois, comme ce fut le cas pour moi, afin de se protéger et d’éviter d’avoir à faire face au malaise ou au rejet, qu’il soit réel ou fantasmé. Les placards et le réflexe du placard sont vivaces dans les espaces militants, et parfois difficiles à briser.
M. L. D. : J’aimerais beaucoup revenir tout à l’heure sur cette question des ressentis, parce que je crois qu’elle est centrale dans les luttes écologistes, quelle que soit l’époque concernée. Mais continue ton histoire, comment s’est fait le passage entre ces ressentis et la mise en place d’un groupe d’action « LGBT » en vue de la COP ?
C. L. M. : Cet été 2015, lorsqu’il s’était agi de se questionner sur les manières de mobiliser plus massivement la société civile, nous étions nombreuses-eux à vouloir renouveler les pratiques militantes pour pouvoir parler à plus de monde. Nous avons été plusieurs à nous dire qu’il y avait de la place pour un groupe LGBTI qui se mobiliserait dans la lutte contre le changement climatique. Un embryon existait déjà sur internet. Je suis entré en contact avec eux. Et cela a commencé ainsi.
Parallèlement, l’envie de s’émanciper un peu de l’atmosphère très sérieuse et parfois plombante des échanges de fond sur la crise climatique ou concernant la logistique nous poussait à renouer avec une forme de créativité et de joie plus « gaie ».
M. L. D. : À quels types d’action penses-tu ?
C. L. M. : J’avais en tête des exemples de mobilisations, de certaines actions et ZAP2 d’Act-Up dans les années 1990. L’exemple des Queers for the Climate, un groupe qui avait été formé lors de la grande Marche pour le climat qui s’était tenue à New York (en septembre 2014), était une dynamique qui pouvait être creusée. Je crois que ce qui m’a marqué, outre les déguisements et les gigantesques marionnettes des Queers for the Climate, qui ne sont pas, je l’appris après, propres aux mobilisations queer, c’est surtout le grain de folie et l’humour qu’ils incarnaient sur les photos de la marche. Il s’agissait de changer visiblement, par l’expression directe, les émotions que l’on cherchait à faire émerger pendant l’action. Outre de la colère et de la peur, la satire, la volonté de rire, de chanter, de célébrer la force collective avait aussi sa place. La création d’un Pink Bloc au sein de la grande marche, qui aurait été costumé, pailleté, devait permettre l’émergence de ces dynamiques. Le concept de Pink Bloc était déjà présent lors des protestations à Seattle en 1999, raconté dans Chroniques altermondialistes de Starhawk3. Il fut par ailleurs réactualisé par divers groupes militants LGBTI l’année suivante, lors d’une manifestation contre l’état d’urgence en janvier, bloc qui avait été particulièrement vivant et vibrant d’une belle énergie et qui a continué d’évoluer après coup.
M. L. D. : Oui je me souviens de ce Pink Bloc de janvier, il pleuvait des seaux d’eau, il faisait froid, le genre de météo qui vide les cortèges pour remplir les cafés… Mais pas cette fois. Comme si toute la frustration accumulée par des semaines de très haute tension dans la rue, dans les esprits, pouvait s’exprimer enfin, sous la forme d’une révolte avant tout joyeuse. Comme si l’urgence, c’était de se rappeler l’humour, la force des chants collectifs. Cela m’évoque en effet les analyses de Starhawk, qui a beaucoup écrit sur ces questions notamment après le 11 septembre, dans le contexte d’émergence et de renforcement du mouvement altermondialiste :
Le mouvement faisait soudain face à son plus grand défi : comment continuer à prendre de l’ampleur dans un climat de peur généralisée et de répression croissante, comment attirer l’attention sur la violence permanente et la terreur quotidienne causées par la globalisation financière, comment remettre en cause la politique économique globale quand « capitalisme » et « liberté » sont présentés comme synonymes dans les médias et vus par le public comme les innocentes victimes du terrorisme4 ?
Toutes ces questions – comment s’organiser collectivement contre le désespoir et les menaces de destruction – sont partagées évidemment par les milieux militants queer et féministes, parce que leurs luttes, voire leur existence même a historiquement entraîné des violences dirigées à leur encontre. Le mutisme des pouvoirs publics et du gouvernement quant aux conséquences désastreuses de l’épidémie du sida sur les LGBT fut déterminant dans leur lutte acharnée non seulement pour la reconnaissance et contre les discriminations des identités et des corps queer mais principalement pour un accès aux soins qui leur était refusé Peut-être les militants « aguerris » auraient-ils intérêt à écouter les méthodes de celles et ceux qui à la fois ont appris à lutter contre leur ennemi et à transformer la peur et la colère en émotion créatrice.
Mais cette acceptation des émotions, et la construction de modalités militantes et analytiques fondées sur la prise en compte de ces émotions, de ces perceptions subjectives, ne vont pas toujours de soi dans les stratégies anti-capitalistes et écologistes.
C. L. M. : Il y avait avec LGBTI pour le climat, en tous les cas lorsque je participais activement à son émergence, la croyance que l’on pouvait non seulement sortir du placard en se mobilisant mais faire les choses différemment en s’identifiant comme LGBTI ou en tant que queer. Le queer comme concept déconstructiviste 5 permet de décloisonner énormément de choses et de les remettre en mouvement, qu’il s’agisse de nos identités de genre, sexuelles, sociales mais également de nos cloisonnements militants. C’est ce que l’on avait essayé de faire avec un événement de performances mettant en scène le corps nu et des lectures à voix haute en octobre 2015. Puis nous avions poursuivi par le biais d’actions exubérantes dans Paris déguisés en licornes, en ours polaires, en fées au sein du réseau Climate Games6. Contrairement à d’autres groupes, on ne s’est jamais fait emmerder par la police qui ne savait pas trop comment nous envisager avec notre maquillage et nos collants. À l’heure où le virilisme exacerbé, les violences, les insultes homophobes et racistes sont si présentes dans les pratiques de la BAC notamment, il n’est pas inintéressant de chercher justement à créer du malaise, provoquer et perturber ce rapport de pouvoir lors d’actions de rue. Et là, il y a clairement une histoire militante riche d’exemples7.
C’est donc ensuite par la lecture, la recherche de textes, de pratiques à même de nous inspirer que nous avons continué à avancer et à réfléchir ensemble sur ce qui nous conviendrait.
M. L. D. : À quels textes penses-tu, qui auraient impulsé des découvertes au sujet des mobilisations queer, non seulement pour les droits LGBT, mais plus largement pour un autre « modèle de société » ?
C. L. M. : Qu’il s’agisse par exemple de publications revenant sur les mobilisations anti-militaristes féministes8, ou des textes de Starhawk, ces sources sont riches d’exemples et d’histoires qui ne pouvaient que résonner avec mon propre malaise envers la domination masculine. Dans le prolongement de ces lectures qui évoquaient les communautés de la côte ouest, il y a eu progressivement la découverte de mouvements très actifs en Californie et dans l’Oregon dans les années 1970. La Californie en particulier me paraissait avoir fourmillé d’initiatives militantes intersectionnelles9 qui continuaient de se faire sentir encore aujourd’hui. Le groupe des Radical Faeries, une communauté d’hommes gays créée en Californie à peu près à la même date que le mouvement du Reclaiming païen10, en était un exemple dont j’avais entendu parler par le biais de documentaires assez peu diffusés malheureusement.
M. L. D. : Je trouve fascinant de voir à quel point ces convergences sont méconnues. Qu’il s’agisse comme tu le disais des mobilisations de femmes contre le nucléaire, ou de communautés de femmes ou queer dans des luttes locales pour la réappropriation d’un habitat, au sens fort du terme, c’est une histoire qui n’est pas transmise. Continuons, c’est à ce moment-là que tu as donc décidé d’aller voir par toi-même ?
C. L. M. : Oui, au printemps 2016, j’ai entrepris un long voyage pour aller essayer de dénicher un peu de cette sorcellerie et féérie gay. Cette plongée dans l’histoire des débuts du militantisme gay sur la côte ouest fut déterminante. Une fois sur place, il fut évident au cours de mes divers entretiens que géographiquement et historiquement, de nombreuses initiatives féministes et queer avaient coexisté, s’influençant parfois mutuellement. Qu’il s’agisse de Starhawk, Annie Sprinkle ou différentes « fées », elles vivaient ou avaient toutes vécu entre Bernal Heights et The Haight. Globalement, il y avait dans les discours de certaines fées ou de personnes qui se définissaient comme sorcières la volonté de se positionner ostensiblement contre le patriarcat, de déconstruire collectivement des schèmes de domination qu’il perpétuait ainsi que des régimes et systèmes de savoir traditionnellement mâles-hétéro-cis-blancs. Par ailleurs, l’idée d’appréhender le monde autrement en œuvrant à faire exister un rapport à la spiritualité, une écologie des relations entre humains et non-humains, tels étaient des principes qui furent simultanément travaillés par les écoféministes et des penseurs et militants gays comme Harry Hay11 ou Arthur Evans dès les années 1960. D’une certaine manière, d’ailleurs, les écrits d’Evans, penseur et écrivain gay qui a notamment écrit La Sorcellerie et la Contre Culture Gay12, même s’ils sont sans doute plus approximatifs et moins poussés, ont quelques ressemblances avec les réflexions de Silvia Federici13 et ils mériteraient d’être confrontés, à mon sens, car ils mettent en avant ce qu’on a plusieurs fois évoqué comme des schèmes de domination à penser conjointement.
M. L. D. : On pourrait s’attarder quelques instants sur cette question du « schème de domination », car elle me semble centrale dans la convergence historique que tu décris, et peut nous éclairer aussi sur le mouvement contemporain auquel on assiste, dont on fait partie. Les mouvements de libération ou d’émancipation des minorités ont historiquement créé des alliances, compris et déconstruit l’intersection des oppressions : lorsqu’à la Women’s March on Washington14, Angela Davis rappelle que les combats pour la terre, pour l’eau, pour un environnement sain, constituent le « ground zero » des luttes, c’est pour mieux relier les luttes féministes, anti-racistes, pour les populations indigènes (native americans), pour les personnes trans.
Mais s’agit-il seulement de convergences contingentes, d’un rassemblement des forces pour faire face aux violences étatiques et policières lors des actions de désobéissance civile ou de blocage ? Ou y-a-t-il des racines souterraines profondes, qu’il faut arroser, dont il faut prendre soin pour les résistances à venir contre la « trumpisation » de notre environnement de vie ? Ces alliances, qui sont peut-être davantage que cela, pourraient bien être à l’origine d’un nouvel élan des mouvements de justice climatique.
C. L. M. : L’approfondissement de ces dynamiques intersectionnelles auxquelles s’ajoutent de plus en plus visiblement des réflexions anti-racistes et post-coloniales est particulièrement prégnant en Californie et, je pense, a été particulièrement pressenti après la deuxième Guerre mondiale, dans les années 1950, 1960 et 1970. Et l’intersectionnalité répond sans doute à autre chose qu’ à une simple stratégie de résistance, mais bien à la tentative d’articuler les luttes ensemble afin d’identifier les différentes oppressions d’un système global.
On arrive à un point où les oppressions de genre, sexiste, raciste, LGBTQIphobe, climato-sceptique se trouvent tellement bien incarnées par Trump et sa troupe qu’elles rendent urgents et nécessaires la convergence et le travail collectif. Lors de la dernière manifestation contre la décision de retirer une directive empêchant les discriminations contre les étudiants trans devant la Maison Blanche à laquelle j’ai assisté, il y avait le même jour l’évacuation de Standing Rock15. Différents Amérindiens étaient là pour chanter et montrer leur soutien à la communauté trans. Il reste encore beaucoup de travail avant de prendre conscience des enjeux propres à chacun.e, notamment des multi-discriminations à l’encontre des personnes racisées lorsque l’on est blanc. Ce geste en était d’autant plus émouvant.
M. L. D. : Ces dynamiques intersectionnelles, comme tu les nommes, ont notamment en commun la lutte contre le dualisme délétère entre raison et émotion, l’un des couples fondateurs de la pensée rationaliste moderne, qui sert de mécanisme discréditant toute revendication fondée sur l’émotion. Comme l’expliquent nombre de théoriciennes écoféministes, les dualismes qui structurent les relations de pouvoir mettent du même côté la nature, les femmes, les personnes racisées, les émotions, le corps, l’animalité, le privé, l’objet, etc., tandis que le pôle masculin de ce que Val Plumwood nomme « master model » comporte la culture, la raison, l’esprit, la rationalité, l’universel, le public, etc.16 Greta Gaard l’explique de la manière suivante : la position de supériorité auto-attribuée de la figure du mâle blanc occidental repose sur la différence établie entre lui et les autres, la ligne de démarcation formée par la séparation entre les deux côtés du système dualiste correspondant à une ligne infranchissable, et ce dans les deux sens : les hommes cis ne peuvent se permettre d’être rattachés à ces comportements émotifs, sous peine d’être indignes du grand projet de conquête globale par la rationalité capitaliste et néolibérale. Les entités placées du côté de la « nature » ne peuvent pas, du point de vue des dominants, accéder au statut de sujets, puisqu’elles sont naturalisées en tant qu’objets. Bien souvent, et l’élection de Trump nous en donne l’exemple éclatant, les conservateurs climato-sceptiques pro-énergies fossiles feront partie de ceux qui voient les femmes comme objets sexuels, des objets naturellement passifs et disponibles, qu’ils peuvent « attraper par la chatte » quand ça leur chante…
Les travaux de Greta Gaard et Ariel Salleh peuvent servir de caisse de résonance entre les luttes écoféministes des années 1990 et le renouveau de ces analyses dans les grandes actions de désobéissance civile contre le changement climatique, et en particulier le blocage contre les projets extractivistes, mais aussi les blocages des rassemblements des magnats du commerce mondial, ou encore de l’industrie militaire. Autre jonction, Greta Gaard relie dans ses textes « l’érotophobie » de la pensée occidentale moderne et le combat écoféministe. Érotisme peut s’entendre dans le sens d’une libération sexuelle, mais surtout dans le sens de la sensualité, de la spontanéité, de la passion.
C. L. M. : Oui, cela résonne en partie avec l’éco-sexe, la démarche d’Annie Sprinkle et Beth Stephens, proches et familières d’Haraway, qui encouragent différemment la reconnexion à l’environnement qu’il soit urbain ou rural, public ou intime, tout en conservant une tonalité érotico-humoristique. Les gigantesques mariages éco-sexuels d’Annie et Beth17 un peu partout aux États-Unis ont quelque chose de la performance artistique mais ils maintiennent malgré tout un lien fort avec la sensibilisation à différentes crises écologiques : qu’il s’agisse de la destruction environnementale liée à l’industrie du charbon, de la sécheresse ou de la pollution des nappes phréatiques. Inviter toute une région, et tous les queers du coin à un mariage festif et artistique avec une montagne ou un cours d’eau sensibilise évidemment aux enjeux écologiques du lieu celles et ceux qui l’habitent.
M. L. D. : Oui justement ! Les Pink Blocs ou les communautés queer s’attachent à réinjecter une nouvelle perception de la mobilisation mais surtout une perception renouvelée de chacun.e à l’intérieur de celle-ci, c’est cet aspect de la sensibilité qui me touche particulièrement.
À mon sens cette sensibilité a notamment comme source la grave et profonde angoisse de la fin d’un monde que l’on aime, anéanti par les pollutions chimiques, la fin de notre propre existence, menacée par la maladie, ou la peur de ne pas trouver de place viable dans un univers hétéropatriarcal qui ne laisse pas d’espace aux identités dissidentes à ses exigences normatives.
Starhawk l’exprime de façon très forte dans son livre Dreaming the Dark : « Il y a trop d’ennemis, trop de sites d’enfouissement des déchets chimiques, trop d’armes en stock. Il y a trop de gens sans emploi, trop de gens sans espoir, trop de violeurs en liberté. Trop de ceux qui exercent de grands pouvoirs sont indifférents. Ils ne se sentent pas faire partie de ce monde18. »
D’une façon un peu tragique, c’est donc cette conscience aiguë de la mort potentielle qui met en mouvement les premiers groupes militants écoféministes. Cette perception s’incarnait à travers plusieurs luttes mises en lumières récemment, qu’il s’agisse de Greenham Common, Love Canal ou encore les luttes de justice environnementale racontées par Giovanna Di Chiro19. La militarisation, symbolisée par ce camp de l’armée occupé à Greenham Common, la pollution chimique mortelle, comme dans le cas de Love Canal, ou encore les luttes contre le racisme environnemental, ces trois domaines ont été des causes concrètes de mobilisation, exclusivement ou principalement par des femmes. À la peur et à la colère s’ajoutait l’obligation de partir des émotions suscitées par la perspective du désastre écologique. Si la lutte contre le changement climatique d’aujourd’hui fait écho à ces menaces, elle est parfois plus abstraite, mais ce qui demeure, c’est la nécessité de créer des espaces de lutte qui assurent à tou.te.s que le collectif prendra soin d’elleux. Or cela n’est toujours pas le cas ni pour les femmes, ni pour les minorités racisées, ni pour les minorités de genre. L’émergence récente de collectifs cherchant justement à s’extraire de ces dynamiques hétéropatriacales et racistes qui continuent d’imprégner les combats sociaux − qu’il s’agisse de la lutte contre la loi Travail ou des actions de désobéissance au moment de la COP 21 – nous montre que la condition primordiale pour lutter pour la justice climatique et écologique, ce « degré zéro » de la lutte, c’est de ne pas se sentir en danger.
En plus du but d’une action précise, qu’elle soit de blocage, d’occupation, ou autre, les modes d’action déployés avaient donc comme objectif sinon premier, du moins primordial – dans le cas des communautés de Radical Faeries tout comme des mouvements écoféministes – de recréer une émotion collective joyeuse, érotique parfois, porteuse, entraînante, libératrice. Les différents Pink Blocs reflètent cette attention : les slogans, les déguisements, les énergies se vivaient pour faire du rassemblement ou de la marche une présentation en acte et en émotion des modes d’interactions alternatifs possibles entre les êtres.
1 Nous reproduisons ici la présentation de la coalition telle que faite sur son site : « La Coalition Climat 21 est née en 2014 à l’initiative du RAC (Réseau Action Climat), du CRID (Centre de Recherche et d’information pour le développement) et d’Attac. pour s’organiser et se mobiliser largement afin de lancer un mouvement fort et durable pour la justice climatique. » http://coalitionclimat21.org/fr/contenu/la-coalition
2 Une ZAP est une forme d’action directe popularisée dans les années 1970 aux États-Unis, notamment par les premiers groupes de libération homosexuelle. Elle prend souvent la forme d’une action pertubatrice dans un espace public afin d’embarrasser une figure politique ou une célébrité et d’alerter gays et hétéros sur un enjeu concernant la communauté LGBTI. Act-Up utilisa ce mode d’action avec succès, aux États-Unis comme en France.
3 Starhawk, Chroniques altermondialistes, Tisser la toile du soulèvement global, Paris, Cambourakis, 2016.
4 Ibid, p 32.
5 Nous entendons « déconstructiviste » ici dans le sens d’un levier réflexif et analytique permettant de questionner nos rapports aux sexualités, au genre, aux relations de pouvoir et de montrer le caractère social, contextuel et historique des dominations.
6 Les Climate Games étaient un jeu mis en place par des activistes lors de la COP21 à Paris qui se présentait comme un jeu d’aventure et d’action de désobéissance mondial où chaque équipe était invitée à diffuser par le biais de photos ou de vidéos ses exploits.
7 Le recueil Joyeux Bordel d’Andrew Boyd et Dave Oswald Mitchell, Les Liens qui Libèrent, 2015, donne de nombreux exemples d’actions dans des contextes politiques variés.
8 Voir par exemple : Alice Cook et Gwyn Kirk, Des femmes contre des missiles : rêves, idées et actions à Greenham Common, Paris, Cambourakis, 2016.
9 Nous entendons ici par intersectionnalité la multiplicité des formes d’oppression qui opèrent sur de mêmes groupes ou individus et nécessitent de les prendre en compte de manière consubstantielle.
10 Né en 1979 vers San Francisco, Reclaiming est un mouvement spirituel et politique néo-païen.
11 Harry Hay fut l’un des premiers militants du mouvement de libération homosexuel aux États-Unis. Créateur de la Mattachine Society en 1950, alors définie comme une société « homophile », il fut également l’un des pères spirituels des Radical Faeries et de la théorisation de cette « communauté ».
12 Nous traduisons ici le titre de l’ouvrage d’Evans intitulé Witchcraft and the Gay Counterculture publié en 1978 chez un éditeur indépendant.
13 Silvia Federici, Caliban et la sorcière, Éditions Senonevero et Entremonde, 2014.
14 www.youtube.com/watch?v=_lkqrxyyrn8, consulté sur le 26 février.
15 Rassemblement de Nations Indigènes contre le tracé d’un pipeline passant sur leurs terres. Cette lutte contre la pollution de l’eau et plus largement contre la société extractiviste a fédéré de nombreux soutiens.
16 Val Plumwood, Feminism and The Mastery of Nature, Londres, Routledge, 1993.
17 L’éco-sexualité dont Annie Sprinkle et Beth Stephens sont devenues les représentantes les plus connues a différentes définitions. Celle à laquelle nous nous intéressons consiste en une transformation du rapport entretenu avec notre environnement naturel qu’il soit rural ou urbain. Se reconnecter aux éléments (eau, air, par exemple), aux espaces (forêts, montagnes, rivières) en les érotisant, en encourageant une mise en scène de l’amour et de la connexion par le biais de mariages ou d’accouplements, en sont une des manifestations. Remettre l’impératif de jouissance de la « nature » au centre afin de changer le rapport consumériste que nous entretenons avec ses manifestations, tel est l’un des but de l’éco-sexe. La nature ne serait plus une mère dont on pourrait téter le sein mais bien plutôt une amante.
18 Starhawk, Rêver l’obscur, Femmes, magie et politique, Paris, Cambourakis, 2015, p. 37.
19 Pour les deux premiers exemples, voir l’introduction d’Émilie Hache, Reclaim, Paris, Cambourakis, 2016. Pour les récits faits par Giovanna Di Chiro, voir par exemple « La nature comme communauté » dans Émilie Hache (dir.), Écologie politique. Communautés, cosmos, milieux, Éditions Amsterdam, 2012.
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