75. Multitudes 75. Été 2019
Majeure 75. Renaissance de la clinique

De la médecine personnalisée à l’exposomique

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De la médecine personnalisée à l’exposomique1

Environnement et santé à l’ère des big data

Depuis une vingtaine d’années, le concept de « médecine personnalisée » s’est imposé comme horizon de tout progrès de la médecine et de toute politique de santé2. Dans bien des secteurs de la recherche et de l’innovation biomédicales, la visée affichée est en effet toujours la même, elle tient dans un mot d’ordre d’une simplicité désarmante : qu’il s’agisse de prévenir la survenue de maladies, de les diagnostiquer, de pronostiquer leur évolution, de les traiter, de régénérer des tissus ou organes endommagés, d’assurer un suivi thérapeutique, il faut impérativement aller vers la personnalisation. La médecine personnalisée porte la promesse de résoudre les grands problèmes de santé publique liés au vieillissement de la population, en particulier la prévalence des maladies chroniques, qui ne cesse d’augmenter. L’anthropologue Nikolas Rose3 a beau jeu de rappeler qu’au siècle passé, les plus grands succès en santé publique ont été obtenus par des approches « impersonnelles » (vaccinations pour tout le monde, adoption massive de pratiques d’hygiène, etc.) : la personnalisation semble désormais un idéal à atteindre.

Médecine personnalisée et médecine de précision

Curieuse expression au demeurant : la médecine n’est-elle pas constitutivement personnalisée, et ceci depuis la plus Haute Antiquité ? Aristote le dit clairement au livre A de la Métaphysique : le médecin a affaire à des individus et non à des essences générales ; il ne soigne pas l’Homme : il soigne Socrate, ou Callias, etc.4 Comment comprendre qu’un terme qui résume trivialement tout le passé de la médecine, et qui semble même la définir de tout temps, tienne désormais lieu de programme pour son avenir ?

On ne parle pas de médecine personnalisée avant la fin des années 1990. Ou plutôt si, mais très rarement et dans des contextes où il s’agit toujours, non d’indiquer un futur désirable, mais d’exprimer une inquiétude5. La médecine est alors dite personnalisée par opposition à l’évolution technoscientifique de la médecine : on s’inquiète que les patient(e) s soient de moins en moins pris en charge comme des individus uniques, et de plus en plus traités comme des corps-objets anonymes. À la fin des années 1990, le renversement de perspective est total : on ne parle plus de médecine personnalisée pour défendre la valeur essentielle de la pratique médicale contre les coups de boutoir de la technoscience ; on parle de médecine personnalisée pour indiquer, au contraire, les services inestimables que la technoscience, en premier lieu la génomique, peut être amenée à rendre à la pratique médicale dans le futur.

L’acte de naissance de la médecine personnalisée, si l’on peut dire, se situe en 1999, dans un article qui relate la constitution et le fonctionnement d’un consortium réunissant principalement des industriels de la pharmacie6. L’objectif de ce consortium était d’identifier et de cartographier une classe de variants génétiques appelés « polymorphismes d’un seul nucléotide » (SNPs, single-nucleotide polymorphism pour son acronyme en anglais, prononcer « snips »). Il s’agit de mutations ponctuelles sur la séquence d’ADN : une seule paire de bases est modifiée. Il était notoire déjà à l’époque, et même depuis les années 1950, que certains de ces variants génétiques provoquent une variation interindividuelle dans la réponse aux médicaments : suivant qu’un(e) patient(e) possède ou non un variant déterminé, elle/il répondra très différemment au même traitement. Ces différences de réponse peuvent être très graves, voire entraîner la mort. Le but des pharmaceutiques à l’époque était d’identifier ces variants en cause dans la réponse aux médicaments. La médecine personnalisée désigne donc, au départ, une médecine capable d’associer une prescription médicamenteuse à un test génétique. C’est ce que l’on appelle la pharmacogénétique et c’est en ce sens-là que l’expression de médecine personnalisée est proposée dans ces années-là. Personnaliser veut dire : adapter le traitement médicamenteux (type de médicament, dose prescrite, durée de la prescription) en fonction du profil génétique de la/du patient(e)7.

Il est vrai que la notion de médecine personnalisée a pris un peu de plomb dans l’aile, au point que l’expression « médecine de précision » lui est de plus en plus préférée. La médecine personnalisée a en effet suscité de vives controverses dans les années 2000 : comment une médecine moléculaire peut-elle valablement être dite « personnalisée » ? Le philosophe Gilles Deleuze avait de façon prémonitoire, au début des années 1990, posé très clairement les termes du problème : « la nouvelle médecine «sans médecin ni malade» qui dégage des malades potentiels et des sujets à risque… ne témoigne nullement d’un progrès vers l’individuation, comme on le dit, mais substitue au corps individuel ou numérique le chiffre d’une matière «dividuelle» à contrôler8 ». Autrement dit, la médecine supposée personnalisée grâce aux nouvelles technologies risque plus que jamais de devenir impersonnelle. La préférence actuelle accordée à l’expression de « médecine de précision » semble motivée par la volonté de lever le malentendu : celle-ci concerne l’efficacité des techniques médicales à l’ère des données en grand nombre, elle s’occupe de traiter les individus dans l’ordre biologique. La « médecine centrée sur la personne » (person-centered medicine) désigne, quant à elle, la médecine en tant qu’elle a affaire, non à des organismes à réparer seulement, mais aussi à des personnes capables de signifier leurs préférences et leurs valeurs. L’équivoque est levée, tout le monde peut être satisfait.

Extension à l’exposomique

À ceci près cependant que la médecine de précision a un périmètre qui s’étend désormais à toutes les dimensions de la vie individuelle et personnelle. C’est ce dont témoigne la montée en puissance, dans les années 2010, d’un nouveau concept qu’il faut rattacher à la visée de précision : l’exposomique. Il s’agit d’une approche globale qui entend agréger le plus de données possibles relatives aux expositions environnementales (expositions à des polluants de toutes sortes, à des facteurs psychosociaux délétères, etc.), relatives aussi aux réponses de l’organisme à ces expositions, en vue de proposer des modèles explicatifs des processus physiopathologiques, ainsi que des stratégies préventives ou curatives. Le terme est proposé pour la première fois dans un papier publié en 2005 par un épidémiologiste du cancer, Christopher Paul Wild9, qui définit l’exposome comme « tout ce qui n’est pas génétique ». Pour les Centers for Disease Control and Prevention américains10, l’exposome peut être défini comme la mesure de tout ce à quoi un individu est exposé tout au long de sa vie (depuis la période prénatale jusqu’à la mort). Il s’agit de comprendre comment les expositions liées à nos activités professionnelles, à nos lieux de travail et de vie, à notre régime alimentaire, à notre style de vie, interagissent avec nos caractéristiques génétiques, épigénétiques et physiologiques, et affectent notre santé.

Le concept rencontre un fort intérêt depuis quelques années. En témoigne le fait que l’Union européenne a lancé, dans le cadre du 8e PCRD H2020 (Programme cadre de recherche et développement Horizon 2020), un Human Exposome Project. Le concept apparaît même dans la loi française – loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de Modernisation du système de santé – dans laquelle on peut lire, à l’article 1, que la politique de santé doit assurer « la surveillance et l’observation de l’état de santé de la population et l’identification de ses principaux déterminants, notamment ceux liés à l’éducation et aux conditions de vie et de travail. L’identification de ces déterminants s’appuie sur le concept d’exposome, entendu comme l’intégration sur la vie entière de l’ensemble des expositions qui peuvent influencer la santé humaine ».

L’exposomique, la science de l’exposome, n’est-elle, en définitive, que le dernier avatar de la médecine technoscientifique et de son ambition hégémonique – l’acmé de la médecine personnalisée en somme ? Oui à ce qu’il semble, puisque tout ce qui concerne l’humain a vocation à entrer dans son domaine de compétence. Vural Özdemir11 inclut ainsi dans l’exposome (qu’il appelle l’« environtome ») : le microbiote, la température extérieure et le temps qu’il fait, les politiques d’innovation, la dynamique des marchés, les valeurs humaines, le pouvoir politique, les normes sociales – en d’autres termes, tout ce qui façonne l’être humain dans l’espace et le temps12. Özdemir ne prend même pas la peine de mentionner les polluants, le style de vie, etc., tant cela semble évident. On peut difficilement faire plus large, et hétérogène.

Dissensus sur l’exposomique

Pour autant, C. P. Wild explique que l’exposome a une signification épidémiologique et non individuelle : il fait signe vers la santé publique, et non vers le profilage moléculaire de patient(e)s individuel(le) s. Cette précision est capitale : si l’on suit le raisonnement de Wild, l’exposomique a pour raison d’être la formulation de choix en matière de politique de santé, elle vise à orienter la décision politique concernant les réglementations à adopter (sur les polluants, etc.). Wild dissocie nettement exposomique et médecine personnalisée. Il souligne très clairement, dès 2005, que l’exposomique vise à contrebalancer le poids excessif accordé à la génomique et à ses outils dans la recherche et l’innovation en biomédecine depuis les années 1980. Il convient, selon lui, d’investir massivement dans d’autres technologies permettant l’analyse, non des gènes, mais des petites molécules biologiques très sensibles aux expositions environnementales. Non seulement l’exposomique semble, dans la vision de Wild, procéder d’un niveau d’investigation qui n’est pas le même que celui de la médecine personnalisée (santé publique versus individu) ; mais en outre, elle paraît motivée par la nécessité de réfréner les prétentions hégémoniques de la médecine personnalisée génocentrique, en privilégiant l’analyse d’autres niveaux de complexité de l’organisme. D’autres contributeurs au développement de l’exposomique, à l’instar de Rappaport et ses collègues par exemple13, associent au contraire étroitement l’exposomique et la médecine personnalisée. Il n’y a donc pas de consensus à ce sujet. Or, dans cette divergence de vues, se dessinent des manières très différentes de prendre en compte l’environnement dans la médecine à l’ère des données en grand nombre.

L’interaction des gènes et de l’environnement

Tout le monde s’accorde désormais pour dire que les gènes n’expliquent à eux seuls qu’un très faible pourcentage des phénotypes pathologiques. L’environnement est en effet un facteur jugé essentiel. À la fin des années 1990 déjà, dans le contexte du projet de séquençage du génome humain (1990-2003), Ken Olden, alors directeur du National Institute of Environmental Health Sciences14, résumait la conviction qui est encore la nôtre : «Genes load the guns, the environment pulls the trigger» (les gènes chargent le révolver, l’environnement appuie sur la gâchette). L’environnement module l’expression des gènes ainsi que toutes sortes de mécanismes biologiques (épigénétiques, transcriptionnels, traductionnels, post-traductionnels), modifiant l’activité cellulaire et déclenchant ainsi des processus physiopathologiques. Les gènes et l’environnement constituent deux ensembles de facteurs dont l’interaction est jugée à l’origine des maladies complexes, comme les maladies chroniques du type des cancers, diabètes, maladies neurodégénératives, ou encore maladies cardiovasculaires.

Que recouvre le terme « environnement » dans ce contexte ? Rien de très précis, son périmètre semble indéfiniment extensible et l’on peut difficilement dresser la liste de tout ce qu’il comprend : polluants divers et variés, dans l’air, l’eau, la nourriture, les produits d’usage courant ; styles de vie (tabac, alcool, activité physique) ; processus internes à l’organisme – le microbiote par exemple, c’est-à-dire l’ensemble des bactéries que nous avons en nous, tout ceci fait partie de notre environnement. Il faut aussi y inclure des facteurs comme l’exposition au bruit ou à des champs magnétiques, ainsi que le stress, sans compter des facteurs culturels et sociaux comme les normes établies, les soi-disant « valeurs humaines », etc. Comment intégrer ces données très hétérogènes dans des modèles explicatifs de l’état de santé des individus ? Épineuse question, à la fois méthodologique et épistémologique.

L’exposomique relève indéniablement de la médecine de précision, par sa volonté de tirer parti des technologies dites « -omiques » pour identifier et caractériser les expositions environnementales15. Cette expression, « -omiques », désigne les différentes technologies d’acquisition de données moléculaires à très haut débit (séquenceurs à ADN ou ARN, microarrays, spectromètres de masse notamment), à tous les niveaux de complexité du vivant : génomique (gènes), transcriptomique (ARN), protéomique (protéines), métabolomique (métabolisme), interactomique (interactions gènes-protéines), et la liste n’est pas close. L’exposomique entend combiner ces nouvelles approches moléculaires à d’autres technologies susceptibles, elles aussi, de fournir des données en masse : géolocalisation des individus via les smartphones, données satellitaires pour suivre le déplacement des masses d’air par exemple.

L’étude des interactions entre gènes et environnement n’est cependant pas nouvelle, elle n’est pas inaugurée par l’exposomique. En 2006, un an après la parution de l’article de Wild, paraît également un imposant ouvrage collectif consacré à l’étude de ces interactions dans tous leurs aspects16. Le terme d’exposomique n’y figure pas, le concept mis en avant est celui d’« écogénétique » (ecogenetics). Le généticien George J. Brewer a proposé pour la première fois ce concept d’écogénétique dans un article daté de 197117. Brewer y fait état d’un phénomène qui n’est pas du tout inconnu à l’époque, à savoir qu’il existe des variations génétiques interindividuelles et que ces variations peuvent expliquer, au moins en partie, des phénotypes différents (et notamment des états de santé différents) entre individus pourtant exposés au même environnement. Le fait était bien documenté dans le domaine pharmaceutique, depuis les années 1950 et la découverte que le différentiel de réponse à des médicaments suivant les patient(e)s, peut avoir des causes génétiques. La pharmacogénétique – la science qui étudie les corrélations entre gènes et médicaments – est le modèle de référence de Brewer : l’écogénétique ne fait qu’étendre, au-delà des médicaments, l’étude des corrélations entre gènes et facteurs d’exposition. L’ouvrage de 2006 établit très explicitement cette filiation pharmacogénétique-écogénétique. Cela étant dit, à trente-cinq ans de distance, les deux textes présentent une différence capitale. Dans l’ouvrage, en contexte d’essor de la médecine personnalisée à base génétique, l’écogénétique est présentée en lien étroit avec l’identification et la caractérisation des fameux SNPs. Il s’agit de mettre en évidence l’ensemble des corrélations entre facteurs d’exposition, variants génétiques principalement de la classe des SNPs, et santé.

L’écogénétique, une science engagée

Le texte de Brewer a quant à lui une tonalité très différente. Il y est bien sûr déjà question d’étudier les liens entre le fait, pour un individu, de posséder tel ou tel profil génétique, et le fait, pour ce même individu, de développer un phénotype particulier. Toutefois, l’esprit qui anime le propos de Brewer est très singulier, très différent en tout cas de celui qui oriente le propos d’ensemble des contributeurs à l’ouvrage de 2006. Brewer commence son article en posant une question en forme d’accusation à peine voilée : « Les généticiens humains sont-ils en train de sérieusement négliger un domaine d’investigation dans lequel tous les scientifiques ont pourtant une responsabilité, et dans lequel les spécialistes de génétique humaine sont supposés avoir une expertise, à savoir : l’étude des interactions entre les humains et leur environnement ? ». Brewer ajoute : « Bien des gens, y compris de nombreux scientifiques, pensent que nous faisons face à une crise environnementale d’une telle ampleur que c’est notre existence même qui se trouve menacée ».

L’écogénétique désigne par conséquent la discipline qui doit nous aider à éviter ce danger maximal, en nous incitant fortement à reconfigurer nos rapports à la nature dans un sens moins prédateur et moins destructeur. Selon Brewer, l’écogénétique est par destination une science engagée, militante. Elle est avant tout préoccupée par l’avenir de l’humanité sur Terre, et par la possibilité qu’un tel avenir puisse continuer d’exister. En somme, si l’écogénétique est bien une discipline qui fait porter ses investigations au niveau génétique, elle n’est pas réductible à une étude des corrélations entre gènes et environnement : elle est beaucoup plus fondamentalement une étude des relations entre humains et environnement. Ce sont jusqu’aux conditions mêmes d’une vie humaine sur Terre qui sont en jeu aujourd’hui, dit Brewer, et ceci dans un contexte où le danger suprême vient de nous-mêmes, de notre activité technique transformatrice des milieux. L’écogénétique doit instrumenter une critique générale des choix politiques et sociaux que les sociétés industrielles ont faits.

Or, l’ouvrage de 2006 est très loin de cette visée politique. Il a perdu ce ton de critique globale des choix que nous avons établis, dans les sociétés industrielles, conduisant à faire de la Terre un lieu en passe de devenir inhabitable pour bien des espèces vivantes, y compris nous-mêmes. La teneur des propos est désormais technicienne, pour ne pas dire techniciste, c’est-à-dire qu’il s’agit avant tout de mettre en évidence des points d’action possible (une protéine ou une enzyme mutée, dont on peut inhiber l’activité par voie pharmacologique par exemple : on parle de cibles « actionnables »).

L’exposomique, entre approche techniciste et action politique

Quid de l’exposomique au regard de ces deux perspectives non congruentes – entre visée d’intervention technique sur les organismes malades, et action politique sur les milieux de vie ? À la vision très épidémiologique qu’en avait Wild, certains projets européens en cours donnent plutôt le sentiment qu’y prévaut l’approche techniciste. Sous réserve d’un inventaire plus précis à mesure qu’il se poursuivra, le projet EXPOsOMICS par exemple18 revendique sans ambiguïté une démarche individualisante et personnalisée, plutôt qu’épidémiologique et de santé publique : il n’est plus question pour le scientifique de faire acte de responsabilité en documentant avec précision, par ses outils et méthodes, les ravages qu’entraînent les choix politiques en matière de développement industriel et économique. Il s’agit avant tout d’identifier des prises pour l’action technique.

Il existe au demeurant des signes indiquant que l’exposomique risque effectivement de s’orienter dans la direction d’une épidémiologie dépolitisée. Les auteurs ne sont pas d’accord, non seulement sur le périmètre qu’il convient de donner à l’exposome, mais aussi sur les catégories qui permettent de l’analyser. Wild distingue trois domaines dans l’exposome : l’exposome interne, l’exposome externe spécifique et l’exposome externe général19. Le premier désigne le domaine des processus intra-organiques, comme par exemple, les expositions au microbiote intestinal ; le deuxième désigne les expositions à des facteurs physico-chimiques ou biologiques externes – polluants chimiques, radiations, agents infectieux, médicaments. L’exposome externe spécifique comprend également toutes les expositions liées au style de vie, comme la consommation d’alcool ou de tabac ; le troisième désigne toutes les influences d’ordre psychosocial auxquelles les individus sont soumis et qui peuvent affecter leur santé : il peut s’agir du stress, du type d’éducation reçue, de la situation socioéconomique vécue, de l’environnement urbain. D’autres auteurs, comme Rappaport et alii20 n’adoptent pas cette grille d’analyse et font remarquer que l’exposition à des facteurs externes, quels qu’ils soient (spécifiques ou généraux), ne présente d’intérêt que si elle se traduit par des changements d’ordre métabolique. Selon ces auteurs, l’exposomique est donc l’étude des réponses de l’organisme à ces expositions, sous la forme d’inflammation, de stress oxydatif, de péroxydation lipidique, d’infections, etc. Cette étude passe par l’identification de biomarqueurs d’exposition : l’idée est de pouvoir identifier, dans l’organisme, des caractéristiques objectivables voire quantifiables qui corrèlent, d’un côté, la présence de facteurs d’exposition, et de l’autre, des processus physiopathologiques définis. Comme le disent encore Rappaport et alii, adeptes de cette approche21 : « Les biomarqueurs intermédiaires représentent directement ou indirectement des événements au sein du continuum qui lie les expositions aux maladies. Les biomarqueurs intermédiaires peuvent ainsi fournir de précieuses données mécanistiques concernant l’étiologie des maladies environnementales ».

Or l’alternative entre ces deux approches, respectivement bottom up et top down, ne relève pas d’un choix épistémique seulement. Elle se traduit par des prises de position en valeur concurrentes. La distinction entre exposomes externe (spécifique ou général) et interne ouvre la voie à la mise en évidence, dans l’environnement externe, de facteurs délétères pour la santé humaine. Les technologies « -omiques » peuvent être mobilisées pour raffiner l’étude des corrélations entre ces facteurs et la santé, en suivant à la trace les cascades de signaux moléculaires, depuis ces facteurs jusqu’à l’activité de la cellule. Ainsi, un projet d’épidémiologie porté par une équipe toulousaine voici quelques années, intitulé « Incorporation biologique et inégalités sociales de santé » (2013-2016), visait à mieux comprendre, au moyen de technologies d’analyse moléculaire, comment « les expositions psychosociales précoces modifient des processus biologiques impliqués dans le développement ultérieur de pathologies, la prévalence socialement différenciée de ces expositions pouvant alors en partie expliquer les inégalités sociales de santé observées. »

Envisagées de cette façon, les technologies « -omiques » peuvent instrumenter une réflexion critique sur la façon dont la santé des individus pâtit de choix politique, concernant l’organisation sociale et le développement économique. L’approche top down risque à l’inverse d’orienter l’action vers des démarches purement techniciste, focalisée sur « l’actionnabilité » de biomarqueurs22, livrant les questions de santé aux industriels du diagnostic et de la pharmacie qui développent respectivement les tests et les molécules capables de repérer ces cibles et d’agir sur elles. Le questionnement critique sur l’organisation de la société et sur les choix politiques s’efface derrière les promesses d’intervention efficace. Les questions de santé perdent leur signification immédiatement politique pour devenir des problèmes techniques à résoudre.

Enjeux ambivalents de l’exposomique

En résumé, l’exposomique prend-elle le même chemin que l’écogénétique, lessivée de sa puissance critique pour être rabattue sur la seule visée de « l’actionnabilité », ou bien peut-elle renouer avec la question inaugurale de l’écogénétique dans les termes où Brewer l’avait posée : question portant sur les relations, non pas entre les gènes et l’environnement, mais entre les humains et leur environnement ? En filigrane de cette alternative, se profilent deux manières très différentes de placer la personne humaine au cœur de la médecine. De ce point de vue, l’exposomique conduit à déplacer la polémique suscitée par la médecine personnalisée dans les années 2000. Cette polémique portait sur le concept même de personne : la personne humaine est irréductible à ses gènes, une médecine moléculaire génocentrique ne peut pas couvrir tous les aspects de la visée de « personnalisation » définissant l’essence même de la pratique médicale. Tels étaient à peu près les termes du débat. Or, l’exposomique fait porter la polémique moins sur le concept de personne que sur le concept d’organisme vivant.

D’un côté, en tenant jusqu’au bout la perspective épidémiologique et de santé publique, les nouvelles technologies « -omiques » font espérer une compréhension plus fine et mieux documentée des mécanismes par lesquels l’environnement, que les humains des sociétés industrielles se sont techniquement façonné, peut profondément altérer les conditions de leur existence organique. Toute culture, écrivait le philosophe Gilbert Simondon, cherche à éviter que ne se creuse jusqu’à l’absurdité la distorsion entre les « conditions techniques » et les « conditions organiques » de l’existence – entre l’homme en tant que technicien et l’homme en tant que vivant. De ce point de vue, l’exposomique peut apparaître comme une discipline charnière, déployant ses analyses au point où l’environnement issu de l’activité technique humaine vient mordre sur les données fondamentales du métabolisme. Nous sommes malades de ce que nous avons fait à notre environnement – ou plutôt, pour être plus exact, certains sont malades de ce que d’autres ont fait à notre environnement (plus ou moins) commun. Selon cette orientation, l’exposomique a sans conteste une portée et une signification éminemment critique. D’un autre côté cependant, l’exposomique peut aussi se trouver vidée de cette dimension réflexive et critique pour être annexée aux intérêts industriels, sur le modèle de la pharmacogénomique dans les années 2000. Elle s’orienterait ainsi prioritairement vers l’identification de cibles « actionnables », conduisant à penser que dans le domaine du vivant, le normal et le pathologique pourraient se réduire à des catégories purement techniques, sans portée normative.

1 « L’exposomique relève de l’épidémiologie moléculaire et vise à obtenir une connaissance globale de l’exposition d’un individu aux différents facteurs environnementaux qui peuvent affecter sa santé » (X. Guchet). Ce terme, utilisé pour la première fois en 2005 par Christopher Paul Wild, illustre la manière dont la médecine personnalisée peut aller au-delà de l’étude des variants génétiques, et englober tous les paramètres de santé.

2 Guchet X., La Médecine personnalisée. Un essai philosophique. Paris, Les Belles Lettres, 2016.

3 Rose N., « Personalized Medicine: Promises, Problems and Perils of a New Paradigm for Healthcare », Procedia. Social and Behavioral Sciences, Vol.77:341-352, 2013.

4 Aristote, Métaphysique, tome 1, Paris, Vrin, 1986, 981a 15-20.

5 Gibson W. M., « Can Personalized Medicine Survive? », Canadian Family Physician, 1971, 17(8):29-88.

6 Langreth R., Waldholz, M., « New Era of Personalized Medicine. Targeting Drugs for Each Unique Genetic Profile », The Oncologist, vol.4, n°5:426-427, 1999.

7 Ibid.

8 Deleuze G., « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », in Pourparlers. 1972-1990, Paris, Les Éditions de Minuit, 1990/2003, p. 240-247.

9 Wild C. P., Complementing the Genome with an « Exposome » : The Oustanding Challenge of Environmental Exposure Measurement in Molecular Epidemiology. Cancer Epidemiology, Biomarkers & Prevention, 14, p.1847-1850, 2005.

10 Les Centers for Disease Control and Prevention (CDC) ou Centres pour le contrôle et la prévention des maladies, forment un réseau constituant la principale agence fédérale des États-Unis en matière de protection de la santé publique.

11 Éditeur en chef du journal OMICS: Journal of Integrative Biology.

12 Özdemir V. et al., Personalized Medicine beyond genomics: Alternative Futures in Big Data – Proteomics, Environtome and Social Proteome. J Neural Transm, 124(1), 25-32, 2017.

13 Rappaport S. M. et al., « Environment and Disease Risks ». Science, 330, 460-61, 2010 ; Rappaport S. M., Implications of the Exposome for Exposure Sciences, Journal of Exposure Science and Environmental Epidemiology 21, 5-9, 2011.

14 Le National Institute of Environmental Health Sciences (NIEHS) ou Institut national des sciences de santé environnementale, est l’un des 27 instituts et centres du National Institue of Health ou Institut national de santé, organisme fédéral.

15 Espin-Perez A. et al, « OMICS-based biomarkers for Environmental Health Studies ». Curr Envir Health Rpt, 1, 353-362, 2014.

16 Costa L. G., Eaton D. L., Gene-Environment Interactions. Fundamentals of Ecogenetics. Hoboken, New Jersey: John Willey and Sons, Inc., 2006.

17 Brewer G. J., « Human Ecology, an Expanding Role for the Human Geneticist ». Am J Hum Genet 23, 92–94, 1971.

18 Vineis P. et al., « The Exposome in Practice: Design of the EXPOsOMICS Project », in J. Hyg. Environ., 2016, en ligne.

19 Wild C. P., « The Exposome: from Concept to Utility ». International Journal of Epidemiology, 41, 24-32, 2012.

20 Rappaport S. M. et al., 2010, op.cit ; Rappaport S. M., 2011, op. cit.

21 Rappaport, S. M. et al., The Blood Exposome and its Role in Discovering Causes of Disease. Environmental Health Perspectives, 122(8), p. 769-74, 2014.

22 Nelson N. C. et al., « On Being «Actionable» : Clinical Sequencing and the Emerging Contours of Regime of Genomic Medicine », in Oncology, New Genetics and Society, Vol.32, Issue 4:405-428, 2013.