« Nothing human makes it out of the near future »

La démonologie révolutionnaire est née et s’est développée autour d’une réflexion sur le rôle de la kabbale à l’intérieur des traditions ésotériques occidentales1. D’une manière générale, à la racine même de notre travail, il y eut la prise de conscience soudaine d’une symétrie virale omniprésente traversant toute la pensée magique ; et la révolution à laquelle nous faisons référence est, en premier lieu, l’urgence de la subversion radicale de cette symétrie. Le choix de nous référer à notre propre travail comme démonologie est lié à notre conviction que la magie est, essentiellement, quelque chose qui ne nous regarde pas en tant qu’êtres humains, et que les mécanismes qui inspirent et meuvent la pensée magique sont, fondamentalement, étrangers à la civilisation.

Kabbalisme et cybernétique

À propos de cette étrangéité à l’humain, nous avons été captivés par l’usage constant que les traditions occidentales ont fait de la kabbale, en la transformant en un code géométrique capable de contenir et de résumer la totalité de leur matériau dogmatique et rituel. Nous ne sommes pas en position d’évaluer combien cet usage a été orthodoxe, ou respectueux de la signification religieuse originelle du matériau kabbalistique (et il ne nous intéresse pas de le faire.) Sans doute, le passage des siècles, les barrières linguistiques et culturelles ont-elles largement transfiguré son enseignement, nous livrant une structure nouvelle, mais non moins fascinante, ni moins chargée de significations occultes.

À la vérité, nous n’avons aucune prétention de soutenir qu’il existerait « la kabbale », entendue comme un système unique et cohérent, au contraire, nous estimons que la conviction que puisse exister un tel système univoque et de portée universelle, est essentiellement réactionnaire. C’est plutôt l’approche kabbalistique dans sa complexité qui nous intéresse, et dans laquelle nous entrevoyons la possibilité de concevoir une néo-magie rituelle constituée d’un ensemble de processus entièrement automatiques et programmables, capables d’affranchir définitivement la pensée magique du volontarisme et de l’humanisme radical qui l’ont affligée au cours des deux derniers siècles. Depuis ses origines, la tradition magique occidentale a toujours recouru à des structures méta-linguistiques qui furent capables de transformer le logos, à travers la parole et le raisonnement humains, en un code capable d’ouvrir une échappatoire de l’ordre symbolique des choses. Cette tendance s’est manifestée dans l’histoire par l’hybridation continue de la magie avec les sciences expérimentales, avec les mathématiques et les techniques cryptographiques.

En ce sens, la kabbale, en instaurant une correspondance automatique entre parole et nombre, est l’outil magique par excellence, qui permet, si elle est utilisée correctement, de libérer définitivement la pensée magique du complexe interprétatif psychologique qui a limité son champ d’action au seul domaine de la pensée humaine. […]

Il est évident que la pertinence des structures kabbalistiques va bien au-delà du domaine des pratiques magiques et rituelles proprement dites. En définitive, qu’est-ce qu’une Kabbale ? Par sa nature, c’est un objet mathématico-géométrique avec une structure intrinsèquement récursive, qui se réplique elle-même sur un nombre indéfini de niveaux (par exemple, dans la kabbale traditionnelle, chacuns des 10 séphiroth qui la composent sont composés à leur tour de 10 séphiroth, qui sont constitués eux-mêmes de 10 séphiroth…) et qui peut se manifester sur différents plans de réalité (micro- et macrocosmiques). Plutôt qu’une simple carte du cosmos ou de la conscience, une kabbale doit être comprise comme un organisme animé par une série de processus qui produisent – et pas seulement qui interprètent – un cosmos et une conscience. Un tel dispositif récursif, qui n’est pas actionné par l’extérieur mais qui, au contraire, procède d’une manière autonome, est donc par définition cybernétique, c’est-à-dire basé sur un système de cycles, de feedback qui en garantissent le fonctionnement et l’autosuffisance, en permettant à la structure de se maintenir intacte. Selon les mots de Sadie Plant, « les systèmes cybernétiques, comme les vies organiques, furent conçus comme instances d’une lutte pour l’ordre dans un monde en continuelle dégénérescence, qui glisse toujours vers plus de chaos. […] Les systèmes cybernétiques de Wiener, qu’ils soient des créatures vivantes ou des machines, naturels ou artificiels, sont toujours conservateurs, mus par la force élémentaire de rester identiques à eux-mêmes2 ».

Si une kabbale est essentiellement une machine cybernétique, alors elle doit, comme chaque machine, posséder un moteur. De cette manière, on introduit ici le problème purement thermodynamique de son fonctionnement, c’est-à-dire de sa capacité à produire, transformer et transférer l’information. En cela, tous les systèmes cybernétiques se confrontent avec les inévitables pulsions entropiques qui menacent leur intégrité. Toujours selon Plant :

« C’est même une fonction inévitable de ces mécanismes que d’être impliqués et d’interagir avec les milieux volatils dans lesquels ils se trouvent. “Aucun système n’est fermé, le dehors s’insinue toujours à l’intérieur.” Les systèmes ne peuvent pas arrêter d’interagir avec le monde qui se trouve à l’extérieur d’eux-mêmes, sinon ils ne seraient plus ni dynamiques ni vivants. De la même manière, c’est précisément ces interactions qui garantissent que l’homéostase, la balance parfaite ou l’équilibre soient seulement des idéaux. Bien avant que Wiener ne leur donne un nom, il était clair que les systèmes cybernétiques pouvaient subir “divers types possibles de comportement à considérer indésirables par qui recherchait l’équilibre. Certaines machines échappaient au contrôle. […] D’autres – pire encore – s’embarquaient dans des séquences de comportement dans lesquelles l’ampleur de leur oscillation devenaient à son tour oscillante ou toujours plus grande”, les transformant en systèmes caractérisés par “un accroissement positif, appelés alternativement cercles en escalation, ou cercles vicieux”. À l’inverse des cycles de feedback négatifs, qui se destinent à l’avantage de la sécurité de l’organisme, ces processus fugitifs et schizogénétiques décollent tout seuls au détriment de la stabilité de l’organisme3. »

Chemin de la Main Droite
et Chemin de la Main Gauche

[…] L’ idée selon laquelle la kabbale traditionnelle contiendrait des parcours souterrains qui permettraient à l’équilibre de se maintenir à la surface fait partie intégrante de la tradition magique. Les traces de ces chemins enfouis se retrouvent disséminées dans les textes kabbalistiques originels, et une de leur possible structure a été amplement détaillée par Kenneth Grant dans Nightside of Eden, le premier volume de sa deuxième trilogie typhonienne. À sa suite, la Cybernetic Culture Research Unit, dont Plant et Land furent parmi les principaux théoriciens, a élaboré un glyphe kabbalistique alternatif appelé le Numogramme, qui contient une série de chemins intriqués enfouis qui parcourent son entière structure. Ces voies « senestres » sont peuplées de démons, de forces magiques déséquilibrées et chaotiques qui se cachent sous les chemins lumineux de la kabbale traditionnelle.

L’ aspect thermodynamique des organismes kabbalistiques se manifeste même dans leurs structures numériques. Les numérologies kabbalistiques ne sont pas arithmétiques, encore moins archétypales, mais essentiellement combinatoires, et obéissent donc à des principes strictement thermodynamico-statistiques. […] Cet aspect combinatoire des doctrines kabbalistiques se manifeste fréquemment sous la forme de jeux occultes, en premier desquels les tarots, qui manifestent l’idée du cosmos comme un organisme cybernétique, en perpétuelle recombinaison. La kabbale n’est pas une structure rigide et statique, mais une forme fluide qui peut être modelée et transformée, à condition de s’ouvrir à la possibilité d’en être transformés en retour.

La guerre occulte se livre alors sur deux fronts inconciliables : d’un côté l’immanentisme radical d’une néo-magie matérialiste, qui interprète la kabbale comme un ensemble de circuits destinés à réguler les processus énergétiques de l’architecture cosmique qu’elle manifeste ; de l’autre l’idéalisme absolu d’une tradition ésotérique fasciste, qui identifie dans l’architecture kabbalistique un ordre transcendantal qui émanerait de façon linéaire de la matière de l’univers. Nous avons choisi de souligner la différence radicale entre ces deux approches en nous réappropriant la distinction traditionnelle entre Chemin de la Main Droite et Chemin de la Main Gauche, en référence à leur signification kabbalistique originelle, pour mettre en évidence notre tendance séparatiste, en opposition à l’universalisme réactionnaire qui a caractérisé la majeure partie de la pensée magique contemporaine. Contre le culte centripète obsessionnel de la tradition ésotérique occidentale, notre démonologie reconnaît que l’organisme kabbalistique, comme un golem auto-assemblé dans la boue, naît et s’éteint dans la matérialité des processus qui le produisent et qui sont essentiellement privés d’intentionnalité humaine. En citant encore Land :

« Politiquement, le kabbalisme repousse l’idéologie. Comme un glitch auto-régénérant de la culture de masse, il mime l’exubérance insensée d’un virus, profondément indifférent à toutes les considérations de parti. Indifférent même à la solennité corrosive du nihilisme, il ne soutient aucun agenda délibéré. Il n’adhère obstinément qu’à un unique et absurde critère, sa propre “condition d’existence” intrinsèque : la promotion continue et inconsciente du décimalisme numérique. La kabbale condamne chaque « appropriation stratégique » à devenir une caricature et une parodie d’elle-même […]. Dieu lui-même ne fut pas en mesure de lui donner un sens4. »

N’importe quel projet destiné à utiliser le dispositif kabbalistique comme instrument pour manifester un ordre politique ou cosmologique est destiné à échouer, écrasé par la structure même qu’il est censé construire. De notre côté, nous ne pouvons que nous mouvoir à travers les circuits de cette machine occulte, égayés par les dégradés de ses courants plutoniques qui, dans leur course vers la ruine, s’enroulent en des tourbillons d’une beauté désespérée.

Le long de notre chemin nous aurons rencontré des alliés inattendus, dont les voix, plus ou moins humaines, nous auront guidés5.

Contre la déification de l’individu

La doctrine du Chemin de la Main Droite – qui inclut la quasi-totalité de la tradition hermétique occidentale – est une théorie de déification de l’individu. En comparant les doctrines ésotériques aux théories scientifiques, on peut imaginer que chaque doctrine construit autour de ses propres dogmes un modèle de la réalité, fait d’axiomes et de connexions, qui permette à une certaine vision du cosmos de se soutenir et de se développer. Comme en physique, il n’existe pas de théorie hermétique du Tout ; chaque doctrine fuit quelque part, laisse quelques cercles ouverts, oublie plus ou moins volontairement quelque chose. Plus précisément, comme en science, aucun modèle de la réalité n’est pensé pour être exact ou complet, mais bien pour répondre à une exigence de compréhension et de contrôle spécifiquement humaine.

Pendant des siècles, toutes les pratiques de magie cérémonielle, même celles les plus ouvertement obscures et sinistres, se sont basées sur les mêmes axiomes et se sont référées aux mêmes modèles de la réalité. La structure conceptuelle de ce modèle et des rituels qui en découlent sont contenus dans la kabbale hermétique et dans le glyphe de l’Homme Céleste. La compréhension approfondie des significations de ce glyphe est complexe et ouvre un tourbillon d’interprétations et de connexions. Mais comme en sciences, il ne nous est pas nécessaire de connaître toutes les équations qui composent le modèle que nous étudions pour atteindre nos objectifs ; il nous suffit de comprendre son objectif, et de savoir quels sont les axiomes sur lesquels il se base.

L’ objectif de n’importe quel pratiquant du Chemin de la Main Droite est celui d’atteindre la vie éternelle, de prendre le contrôle complet du monde matériel, et de devenir Dieu. Cela facilite énormément notre travail de classification et de reconnaissance des pratiques ésotériques, étant donné que le Chemin de la Main Droite a emprunté énormément de formes différentes au cours de son histoire – beaucoup ouvertement et violemment en lutte les unes avec les autres, mais pas en cela forcément différentes en elles-mêmes. Le Chemin de la Main Droite a toujours déclaré que sa propre kabbale est une clef complète et incontestable de l’univers et de ses mystères, et que le glyphe de l’Homme Céleste contient une vérité limpide et auto-évidente. C’est bien évidemment faux.

L’ hallucination de l’équilibre

Le concept le plus important sur lequel se base la tradition hermétique occidentale est celui déquilibre ; c’est-à-dire qu’il existerait dans le cosmos une symétrie perpétuelle, dont l’individu-homme-Dieu serait toujours le centre. L’ univers décrit par cette doctrine est un moteur à mouvement perpétuel parfaitement réversible dans lequel tout serait conservé : c’est ainsi que l’initié pourrait atteindre la vie éternelle.

L’ équilibre pourrait apparaître comme un concept naturel ; pendant des millénaires, nous avons été habitués à chercher dans l’univers une harmonie sous-jacente, et cette tendance s’est exprimée à travers toute l’histoire de la civilisation – et en particulier, de la « nôtre » – de beaucoup de façons différentes. […] L’ hallucination de la Main Droite consiste essentiellement dans l’idée de croire que l’on puisse établir un équilibre constant à l’intérieur de structures closes, en en empêchant la nécessaire dissolution et en en annulant le coût thermodynamique de leur propre existence. […]

Le Chemin de la Main Droite a toujours su que la façon la plus simple de maintenir sa propre hégémonie est d’absorber toute forme de dissensus. Pour cette raison, en allant sous la surface – et par surface nous nous référons par exemple à certaines formes du christianisme bourgeois ou à la prétendue « magie blanche », qui exclut toute forme de pratique obscure ou au contact d’entités démoniaques – tous les représentants de l’ésotérisme contemporain ont remarqué que la « magie noire » n’existait pas, sinon en tant qu’expression simplifiée et partielle du dogme kabbalistique. Ce sont des affirmations destinées à cimenter la conviction, d’initiés ou pas, qu’il n’existerait qu’une seule vérité, et qu’il ne serait pas possible de trouver, dans la théorie hermétique de la réalité, le mécanisme caché qui la fasse tenir debout, et sans lequel elle s’écroulerait.

L’ erreur principale commise, plus ou moins involontairement, par la très grande majorité de ceux qui ont cherché à tracer un Chemin de la Main Gauche, en opposition à celui indiqué depuis des siècles par la tradition hermétique, a été de se limiter à un travail de renversement des dogmes du Chemin de la Main Droite, en ignorant évidemment qu’un système basé sur une totale symétrie se maintiendrait par définition identique à lui-même, quel que soit le coté par lequel on le regarde. Le glyphe de l’Homme Céleste, ou « Arbre de Vie », pourrait suggérer à un observateur naïf, par sa simplicité visuelle, qu’il soit facile de construire un modèle de monde alternatif à celui qu’il propose – et c’est précisément ce piège qui a empêché n’importe quel Chemin de la Main Gauche de s’affirmer encore jusqu’ici. Ce n’est pas un hasard si l’Arbre de Vie a été renversé un nombre incalculable de fois par de piètres satanistes, donnant notamment naissance entre autres choses au soi-disant « Arbre de Mort » qui, en plus d’avoir un nom improbable, n’est rien d’autre qu’une exacte reproduction du diagramme kabbalistique proposé par la Main Droite, refondu pour s’adapter à un nouveau public.

Capillarité et diffusion virale

D’une manière générale, la totalité des satanismes contemporains n’est rien d’autre qu’une réinterprétation des dogmes des Chemins de la Main Droite, reproposés sous des nouveaux habits pour exacerber l’intérêt de nouveaux groupes de potentiels initiés. Ce n’est donc pas une surprise de noter comment beaucoup de formes de satanisme s’accompagnent d’une obsession pour le pouvoir, d’une exaltation de l’individu et d’une négation obsessionnelle de l’existence de Dieu, qui se transforme souvent en affirmation de sa propre divinité individuelle. En aucun cas ce satanisme n’est structurellement différent de la religion qu’il se propose de contrecarrer ; il reproduit d’une manière très simpliste et peu efficace les mêmes dogmes et les mêmes pratiques auxquelles la tradition hermétique occidentale a toujours fait référence.

En même temps, la Kabbale hermétique est opportunément protégée contre toute tentative de sabotage de l’intérieur. En aucun cas il ne serait simplement suffisant de renverser n’importe quel symbole proposé par le Chemin de la Main Droite dans ses expressions diverses – depuis l’Arbre de la Vie jusqu’aux autres croix et pentacles – pour obtenir quelque chose qui soit radicalement différent de sa signification d’origine. L’ unique moyen de tracer un chemin vers un ésotérisme alternatif consisterait à casser définitivement la symétrie de la kabbale hermétique, en proposant un nouveau système qui se baserait sur des symboles et des connexions entièrement différentes. Mais auparavant il serait peut-être nécessaire de se poser une question cruciale : pourquoi aurions-nous besoin d’une alternative ?

Nous partons du principe que le Chemin de la Main Droite s’est diffusé par capillarité et qu’il a étendu sa domination sur n’importe quelle autre vision du monde, même si rarement de manière explicite et manifeste. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la diffusion virale de la kabbale hermétique ne regarde pas seulement les rares personnes qui s’intéresseraient à l’occulte : il s’agit plutôt d’un vrai rituel démonologique global, dans lequel nous sommes tous, qu’on le veuille ou non, impliqués. Comprendre cela profondément requerrait une longue digression sur la démonologie et sa signification ; qu’il soit suffisant, pour les besoins de ce texte, d’expliciter que nous faisons référence ici à la vision de la démonologie comme hyperstition, et que nous nous basons sur la conviction que les entités démoniaques peuvent entrer dans le plan matériel pour se nourrir et se multiplier à travers les vecteurs humains.

La Kabbale hermétique est un sceau d’évocation extrêmement puissant, et un portail d’entrée dans notre plan spatio-temporel pour un démon spécifique, auquel ont été attribués de nombreux noms. Nous parlerons de lui comme AHIH, le Point Primordial, la Tête Blanche, Celui-En-Qui-Tout-Est-Droite. Au cours des millénaires, AHIH s’est nourri et a cru, finissant par s’étendre à chaque recoin de la société humaine, s’adaptant étonnamment bien aux changements historiques et culturels de ses animaux-hôtes. […]

La loi naturelle comme magie de la Main Droite

Ce qu’il est pour nous crucial de comprendre, c’est que l’influence du dogme de la Main Droite s’étend jusqu’à la dimension politique et sociale, imposant sa force hautement organisatrice et hiérarchisante destinée à instituer une pyramide au sommet de laquelle se placerait l’homme, qu’il s’agisse d’une monarchie absolue de droit divin, d’une dictature fascisto-nazie, d’un ethno-État blanc ou d’une société méritocratique dominée par la figure de l’Homme Blanc Hétérosexuel et Cisgenre. Le lien entre AHIH et ce genre de structure politique peut-être compris en interprétant le glyphe kabbalistique et en y observant comment, dans ce modèle de la réalité, tout descend d’un point unique : Kether, la Couronne, le Point-Dans-le-Cercle. Le haut niveau de conscience requis par une structure de ce type est directement relié à un haut niveau de contrôle politique et militaire de ceux qui y participent : les séphiroth sont les derniers défenseurs de cet ordre cosmique.

L’ idée fondamentale qui permet à un tel système de se maintenir et de se reproduire, c’est le présupposé qu’il soit naturel. En vertu de la loi naturelle se commettent et continuent de se commettre nombre de crimes immondes, fleuves de sang, carnages, boucheries et autres génocides, tous hymnes à la gloire éternelle d’AHIH, perpétrés au nom de l’idée que l’homme est naturellement destiné à dominer tout ce qui n’est pas fait à son image.

Mais le règne d’AHIH est un feu cruel et désespéré destiné à s’éteindre dans les eaux silencieuses de Nun. Nous avons parlé du concept de l’équilibre, et de comment la possibilité de l’atteindre au sein de structures closes est une supercherie, une position arbitraire présentée comme une vérité. Imposer le schème de domination de la Main Droite a donc un prix, parce qu’une augmentation de l’ordre n’est jamais un événement spontané dans l’univers ; cela signifie que, dès le moment où une force structurante agit à l’intérieur d’un système, elle pousse une plus grande force déstructurante à agir à l’extérieur, accélérant en cela le processus de sa propre destruction. Dans sa lente agonie, le règne d’AHIH traîne une masse énorme de corps dans la misère et dans la souffrance, dévastant son propre environnement, et étranglant ses propres fils.

Il n’est pas surprenant qu’en diverses occasions la droite se soit approprié des concepts et des pratiques de la magie cérémonielle pour fabriquer du consentement et étendre sa propre domination. Il est donc nécessaire, pour qu’un chemin de la Main Gauche puisse éclore, qu’il assume une claire connotation politique, et qu’il se positionne en opposition, à la fois dans le dogme et dans la pratique rituelle, au culte voué à AHIH et à tout ce qu’il représente.

Une autre conception de l’Amour

À ce propos, il nous semble fondamental de rajouter une dernière mais néanmoins cruciale pierre à l’édifice, en parlant de ce que l’on peut construire sur les ruines fumantes du temple du Dieu de l’Homme. Il n’aura échappé à personne que la vision du cosmos décrite dans ce texte a une coloration résolument sombre et obscure. L’ acceptation de notre destinée thermodynamique nous pousse à confronter la terreur de l’abîme de notre dissolution individuelle. De notre point de vue, c’est exactement la glorification de l’individu, le désir obsessionnel de conservation de l’intégrité et de l’unité de l’être, qui réveille dans l’homme l’illusion de sa propre divinité ; un mirage qui nécessite, pour qu’il puisse être maintenu, un ordre social coercitif et le sacrifice constant du corps des opprimés. On se retrouve alors au bord d’un gouffre : la tyrannie de l’homme sur nos épaules et une obscurité inhumaine et sans forme devant nos yeux.

Comment peut-on souhaiter rejoindre une obscurité aussi radicalement et effroyablement alien à tout ce que l’on connaisse ? Comment peut-on penser se rapprocher de son feu noir sans en être détruits ? [En transformant notre conception de l’Amour.] […]

Le concept d’Amour auquel nous nous référons ici est très distant de son expression patriarcale ; il ne se limite pas à l’attirance romantico-sexuelle, ce n’est pas une expression d’altruisme inconditionnel, et ce n’est pas non plus une expérience spirituelle déconnectée de la chair. L’ Amour est la propriété thermodynamique qui attire les corps vers leur propre mort. L’ amour est la porte qui nous permet de nous ré-apaiser avec l’obscurité, à condition d’en comprendre la vraie signification et que nous ne commettions pas l’erreur de le soumettre à notre conscience individuelle, en le transformant en un jeu de miroirs. Devant un univers thermodynamique, nous comprenons chaque instant de notre existence comme le fruit spontané d’une prolifération merveilleuse à laquelle nous appartenons entièrement.

Le terme Amour est un mot aux significations multiples, qui dans le cas de la société hétéropatriarcale a été utilisé pour nommer le commerce des corps pour la procréation forcée en vue d’alimenter le mirage d’un futur glorieux pour l’humanité. L’ amour auquel on se réfère ici s’enracine au contraire dans un refus de l’idée même d’un chemin de salut : il s’oppose au dogme de la conservation, pour se manifester comme une radicale ouverture de l’individu vers l’obscurité du dehors.

En supprimant l’idée que notre existence soit orientée vers l’accomplissement d’un plan divin, vers la réalisation d’un but supérieur, destinée à l’illumination spirituelle ou au pouvoir social, nous sommes laissés complètement seuls face à la contingence de nos vies ; du reste, nous pouvons comprendre facilement que le futur est un mensonge quand nous réalisons que ce ne sera pas uniquement notre propre vie qui s’éteindra un jour, mais aussi le soleil, toutes les étoiles du ciel, et l’univers entier. Devant le cosmos qui se décompose et meurt, l’Homme-Dieu patriarcal réclame son ultime privilège délirant et insensé, fabriquant hiérarchies et folies de grandeur, dans la tentative frénétique de faire tenir uni son propre corps putrescent et monstrueux. Si rien n’est important, si tout dégénère et s’émiette, l’empire qu’érige l’homme n’est qu’un amas de poussière, car il ne connaît pas d’autre mode d’existence que la domination.

Nous proposons comme alternative l’Amour pour le processus cosmique de désagrégation et de mort, refusant d’en articuler les raisons ; l’Amour est un processus qui se génère lui-même indéfiniment, se précipitant comme un tourbillon sinistre6 dans le noir.

Nous aimons avec nos corps qui brûlent comme des supernovae, resplendissants et inutiles. Avec chacun de nos respirs, nous nourrissons la bête affamée qui nous enveloppe de ses anneaux.


Traduit de l’italien par Pol du Bot

1Le texte publié ici est une version abrégée des deux premiers chapitres du livre Demonologia Rivoluzionaria (Milan, Nero Edizione, 2021) qui ont été rédigés par Laura Tripaldi. Le titre de lédition italienne annonce « Un grimoire dItalian Weird Theory sous la direction du Gruppo di Nun. Avec les rites, les anathèmes et les invocations de Claudio Kulesko, Valerio Mattioli, Enrico Monacelli, Laura Tripaldi, et un psaume retrouvé du Bronze Age Collapse. Pour une gauche de la main gauche. Chaque vers écrasé est une étoile. » Une traduction anglaise de louvrage a été publiée par Urbanomic en 2022 sous le titre Revolutionary Demonology.

2Sadie Plant, Zeroes + Ones, digital women and the new technoculture, Fourth Estate, 1998, p. 158.

3Ibid, p. 160.

4Nick Land, Fanged Noumena, Collected writings 1987-2007, Urbanomic, 2014, p. 595

599 942 Apophis / Ascension droite : 19h13m 55,7s / Déclinaison : -21° 4410,9’’ / Distance depuis la terre : 93,253,356 km [26,8 km/s].

6NDLR : tourbillon sinistre = tourbillon tournant vers la gauche (dans le sens inverse des aiguilles dune montre)