85. Multitudes 85. Hiver 2021
Majeure 85. Planétarités

Question à la planétarité apeurée

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La planétarité, qu’elle soit pensée par Benjamin Bratton ou Dipesh Chakrabarty, se trouve toujours en position d’être inspirée par la peur. Nos milieux de vie vont être saccagés, nous dit-on de toutes parts. Notre planète va devenir inhabitable. Avec mon indéfectible optimisme, je pense que les choses ne se passent pas seulement comme on nous le raconte, sous l’égide de la peur, de l’angoisse et de l’impuissance, et que nous sommes tous peu ou prou en recherche de nouvelles relations au climat, à la terre, à l’air. Quoi qu’on en dise, nous subissons moins et nous nous interrogeons plus, et chez certains l’interrogation prend parfois la forme de l’exaspération.

Quand les choses se passent concrètement, on se retourne les manches pour les traiter, pour se prêter main forte, pour organiser la solidarité. Nos imaginaires (médiatiques) sont conditionnés à voir les choses catastrophiquement, en noir parce que de loin. Nos pratiques de voisinage sont bien plus intelligentes que nos prédictions computationnelles de modèles climatiques globaux.

Un exemple des différences possibles d’attitude devant le même phénomène cosmique m’a frappée. Dans la Bible, il y a le déluge et Noé emmène dans son arche un couple de chaque animal, dont son couple d’humains, pour préserver la reproduction. On nous a appris à trouver cette fable formidable : Vive Noé, le patriarche ! Quand je suis allée en Chine, j’ai remarqué dans les temples taoïstes de Wuhan des frises qui couraient au bas des murs et qui montraient des foules échappant aux inondations en se précipitant dans des barques. J’ai dit au professeur chinois qui m’avait invitée : cela ressemble à notre déluge. « Oui, m’a-t-il dit, mais nous on s’en est sorti en foule, et vous par deux. » Ça m’a laissé rêveuse.

On entend parfois parler de régions du monde, généralement lointaines, comme le Bengale, où les milieux de vie de centaines de millions de personnes vont être saccagés par le dérèglement climatique, du fait de la disparition des glaciers, et des fleuves qu’ils alimentent, du fait de la montée du niveau de la mer et de l’arrivée d’eau salée dans des territoires rendus impropres à l’agriculture qui nourrit ces populations.

Je ne connais pas l’histoire du Bengale. Mais il me semble que dès qu’on a affaire à des Bengalais concrets, on sort de l’imagerie abstraite d’un pays noyé. Il y a déjà des îles du Pacifique qui ont été largement inondées par le réchauffement climatique. On parle très peu de ce qui s’y passe dans nos médias. Je ne crois pas que des milliers ou des millions de gens aient déjà été noyés. Peut-être que les gens ont migré. Peut-être qu’ils ont inventé de nouvelles protections ou de nouveaux habitats.

Parler de degrés de réchauffement global, de politiques planétaires dont on ne voit pas le début du commencement, tout cela nourrit des peurs abstraites, d’autant plus glaçantes qu’elles nous laissent impuissantes et impuissants. Regarder ce que font concrètement les gens, à l’échelle de leurs voisinages, nous permet d’échapper à cette glaciation de la pensée et de l’action, à laquelle nous condamnent les discours planétaires sur le réchauffement climatique.

Comme pour toutes les immigrations issues des guerres, il va y avoir des demandes concrètes des familles chassées par les inondations d’être hébergées par les bouts de familles encore au sec. Pour les racistes, ces nouvelles familles de migrants vont saccager nos milieux de vie. Mais elles vont peut-être aider aussi à inventer des façons inédites de rendre ces milieux de vie plus accueillants. La nécessité de cette invention, la multiplicité des formes qu’elle prendra sur les territoires, ne pourrait-elle pas nous mettre davantage en recherche – une recherche que viendrait soutenir politiquement un revenu distribué également à tous ? Passer d’électeurs à concepteurs, prendre place dans un nouveau pouvoir constituant, planétariser en pensée tout territoire concret, « penser global et agir local », n’est-ce pas l’enjeu sur tous les points de la planète ?