Lorsqu’un journaliste lui demande pourquoi l’on voudrait nous faire croire que la Terre est ronde, l’un des platistes (ou flatistes) du documentaire La Terre à plat, répond : « Parce qu’ils veulent que les gens soient idiots, aveugles, sourds à la vérité. Pour qu’ils puissent nous injecter leurs vaccins et leur école publique, et leur modèle héliocentrique qui est en gros la vénération du Soleil1. » Ce Californien, Nathan Thompson, ne conspire pas : il dénonce un complot, global, qui lui serait totalement extérieur. Il parle au nom de la Vérité. Comme les nombreux défenseurs affichés de la « Flat Earth », il ne doute pas. Il n’a jamais le sentiment de vivre dans une fiction. La fiction qu’il pointe du doigt, c’est bien au contraire celle des autres. De l’élite. Des acteurs sournois d’un complot planétaire. De la NASA, d’Hollywood et des médias à leur botte, qui constitueraient une unique entité de fabrique d’un mensonge à l’échelle du monde.
Les « platistes » sont-ils vraiment tous des ratiosuprématistes ?
Les platistes revendiqués ont l’obsession de la preuve. Ils cherchent à démontrer leur credo par des expériences aux méthodes se voulant « irréfutables », en apparence rationnelles. Ainsi une projection laser sur presque cinq kilomètres, entre trois poteaux, le long du canal Victoria à Holt en Californie. Ou un gyroscope lui aussi laser, acheté vingt mille dollars : il dérive sur l’eau, échouant à démontrer que la Terre n’effectue nulle rotation en vingt-quatre heures, et ce malgré l’essai dans un deuxième temps de techniques de protection de l’appareil pour « éviter le mouvement du ciel » ayant été selon eux la cause des 15 degrés de dérive par heure. Ce n’est que partie remise, car l’échec ne remet pas en question la conclusion recherchée, mais l’efficacité du dispositif d’expérimentation…
Le chiffre donné dans la plupart des articles, sans source claire, serait de 12 millions d’Américains convaincus par le « platisme ». Selon une enquête de l’Ifop auprès des 11-24 ans, publiée en janvier 2023, un jeune Français sur six penserait que la Terre est plate. Soit. Mais qu’est-ce qu’un « platiste » ? Il y a d’un côté celles et ceux qui, à l’instar de Nathan Thompson dans le documentaire, cherchent à démontrer non seulement la platitude de la Terre, mais l’existence, pour en réfuter la Vérité, d’un Complot de « puissants illégitimes », qu’ils associent selon leurs lubies à des Illuminati, à des agents du Grand remplacement, à des barons du capitalisme ou à d’autres figures du coupable idéal. Mais, d’un autre côté, beaucoup n’y croient qu’à moitié… Il y a par exemple des passionnés de cosmologies hindoues ou amérindiennes qui aiment à imaginer une Terre plate portée par quatre éléphants et une Tortue comme dans l’immense saga des Annales du Disque-Monde du très fantaisiste écrivain Terry Pratchett. Et n’y a-t-il pas d’abord, chez beaucoup desdits « platistes », le fort désir d’un « entre soi » communautaire voire le plaisir de faire enrager les autorités qui les stigmatisent ?
L’ exemple paroxystique des supposés platistes révèle le fossé qui sépare le conspirateur anticapitaliste de l’adepte des théories du complot, mais aussi leur proximité très paradoxale avec l’anti-conspirationniste : tous trois brandissent leur Vérité contre la Vérité des autres – jugés aveugles, irrationnels ou manipulateurs.
Complotistes et anti-conspirationnistes, en théorie opposés, se rejoignent en effet par la pratique de ce que Wu Ming 1 baptise le ratiosuprématisme. Soit une « confiance excessive dans la logique au sens strict, dans le fondement des assertions, dans l’exactitude factuelle des contenus, et – par contre – naïveté quant à la nature suggestive, séduisante et mythopoïétique du langage2 »…
Conspirationnisme poétique
vs. complotisme systématique
Entre le conspirationnisme poétique et politique proposé par Stefania Consigliere, Julien Cueille, Valentina Desideri et Stefano Harney dans la présente Majeure, et le ratio-suprématisme maladif, tout autant complotiste qu’anti-conspirationniste, on peut distinguer deux archétypes, aussi introuvables l’un que l’autre dans quelque pureté mais qui, ensemble, figurent les deux pôles de ce qui relève plutôt d’un continuum. Le complotisme systématique rejoindrait à l’insu de son plein gré la vindicte anti-conspirationniste dans le deuxième pôle.
Ce qui se traduirait en oppositions :
1. L’ incertitude assumée et les enquêtes pour s’y retrouver dans un monde où abondent les complicités et collusions (conspirationnisme) vs. les certitudes et les plaidoyers pour la Vérité (unilatérale) dans un monde menacé par un Mal absolutisé (complotisme).
2. Le réenchantement du monde par la vertu des fictions vs. la croyance en une réalité débarrassée de fiction.
3. Des rêves à concrétiser dans un réel à transformer vs. des cauchemars à dénoncer pour défendre le réel existant.
4. La défiance voire la moquerie vis-à-vis de toute Église et de tout intégrisme vs. l’instauration ou du moins la défense d’une nouvelle Église intégriste.
5. L’ ouverture par affinités électives vs. la fermeture effective à toute altérité.
Conspirations plutôt que Complot :
un enjeu de démocratie ?
Différencier un conspirationnisme ouvert et poétique d’un complotisme rigide et obstiné s’avère rarement aussi simple. Sorti début 2022 au Seuil, Le Manifeste conspirationniste refuse par exemple l’étiquette « complotiste ». Il dissocie à juste titre les conspirations, impalpables et aux acteurs introuvables, du Complot situé et aux responsables avérés. Il se clame l’héritier de nos conspirations complices contre la ou les conspirations ectoplasmiques du « système capitaliste ». Sauf qu’il contredit cette dimension de complexité de son propre manifeste lorsqu’il affirme mordicus que pendant « vingt ans, les équipes gouvernantes se sont préparées, entraînées, coordonnées pour mettre en œuvre ce qui est devenu notre quotidien3 ». Il sous-entend l’existence d’un calcul de domination courant sur des générations, par une élite parfaitement consciente et organisée pour ses méfaits, là où les mécanismes d’aliénation politique et économique n’ont nulle nécessité de quelque plan machiavélique pour s’exercer, trop souvent d’ailleurs avec notre assentiment passif. Et ce défaut de lucidité, associé au ton péremptoire voire prophétique de détenteur de la Vérité, transforme cet essai se voulant émancipateur en plaidoyer parfois réactionnaire. Bref, lui aussi échoue dans sa démonstration, exactement là où les tenants de la raison dominante se plantent dans leurs litanies d’arguments contre ledit conspirationnisme : à cause de son ratiosuprématisme.
Les deux archétypes que j’oppose là où ils se mélangent trop souvent – celui des conspirationnistes poétiques et des complotistes paranoïaques – ont en commun la volonté scissionniste vis-à-vis de la société dominante, de ses pouvoirs comme de son storytelling. Tous deux participent d’une fragmentation de notre monde commun. Mais ils divergent par leurs intentions et par leurs méthodes. Les artistes improvisés des conspirations cherchent à se reconstruire un ou des mondes à leur échelle, sans dogme excluant, même si ces mondes fonctionneraient selon des règles alternatives à celles de l’économie prédatrice, là où le premier objectif des adeptes des théories du complot est de déconstruire le monde factice que les élites leur auraient imposé. Il y a un désir de régénérescence, une soif de nouveaux horizons à explorer chez les poètes, alors que les paranos semblent obsédés par la dégénérescence, vouant un culte à un passé d’autant plus vénéré qu’il s’avère introuvable.
La fragmentation des complotistes de cauchemar risque de miner pour très longtemps les sols et les cieux de nos mondes partagés, donc notre capacité à tendre vers toujours plus de démocratie. À l’inverse, la sécession plus jubilatoire des conspirationnistes de rêve pourrait être l’étape nécessaire avant de rallier des mondes jusque-là séparés et de renaître.
1La Terre à plat, en anglais Behind the Curve (2018), documentaire de Daniel J. Clark accessible en français sur la plateforme Netflix. La citation est autour de la quatorzième minute du film.
2Wu Ming 1, Q comme Qomplot, sous-titré « Comment les fantasmes de complot défendent le système » (2021), traduit de l’Italien par Anne Echenoz et Serge Quadruppani, Lux Éditeur, 2022, p. 282.
3Manifeste conspirationniste, Éditions du Seuil, 2022, p. 58.