L’exemple de la transition post socialiste en Europe centrale & orientale
Au début des années 1990, après la chute du Mur de Berlin, les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) ont engagé une transformation sans précédent de leurs systèmes socioéconomiques et politiques, jusque-là inspirés du modèle soviétique. Les économistes ont été très sollicités pour contribuer à l’élaboration des stratégies et des programmes de transition vers le système économique des pays ouest-européens. Dans ce contexte, les experts rattachés aux organisations internationales ont joué un rôle particulièrement important. Toutefois, des différences d’interprétation et d’approches sont très vite apparues parmi la communauté des économistes, reflétant les débats existants au sein de la discipline. Schématiquement, ils font apparaître un clivage entre deux conceptions du changement de système, qui diffèrent à la fois sur le diagnostic de l’ancien système socialiste, sur le modèle cible visé et sur le processus de changement. Mais ce clivage reflète également une différence fondamentale d’appréhension du temps en sciences économiques, une discordance des temps qui se traduit, dans le contexte de la transition postsocialiste, par la victoire écrasante de l’idéologie du temps zéro. Ces deux approches du temps et du changement de système ont des conséquences très concrètes pour les populations de ces pays car elles prennent corps dans les programmes de réforme et les mesures adoptées.
Transition vers l’économie de marché
et négation du temps
La conception des programmes de « transition », ensembles de mesures destinées à transformer le système économique des pays d’Europe centrale et orientale, construit sur le modèle soviétique, en « économies de marché » suppose en premier lieu une analyse du système qui prévalait jusque-là. Pour une majorité d’experts, le diagnostic est clair.
Les économies socialistes étaient des économies marquées par des pénuries chroniques sur tous les marchés, pénuries qui traduisent un déséquilibre entre l’offre et la demande, dont les causes résident à la fois dans les défaillances de la planification et dans les sources de l’excès de demande. Du côté de l’offre, F. Hayek a montré que, dans une économie centralement planifiée, les ressources ne pouvaient être allouées efficacement compte tenu des problèmes d’information engendrés1. Du côté de la demande, la pénurie est associée à l’excès de demande caractéristique des économies socialistes dont les causes sont multiples : déficit budgétaire, politique accommodante de la banque centrale, pression à la hausse sur les salaires et surtout contrainte budgétaire lâche des firmes alimentant une faim insatiable d’investissement2. Le mécanisme des prix étant bloqué (les prix sont fixés administrativement), il ne peut pas jouer son rôle régulateur, d’ajustement entre l’offre et la demande. En outre, ce blocage conduit à une mauvaise allocation des ressources puisque les prix n’ont plus aucune signification économique. Prix fixes et excès de demande sur le marché des biens (et du travail) conduisent alors de nombreux auteurs à schématiser cette situation économique comme un régime d’inflation réprimée3.
Du diagnostic précédent découlent plusieurs mesures de politique économique prioritaires. Il faut en premier lieu rétablir l’équilibre macroéconomique entre l’offre et la demande. La libération des prix est donc primordiale. Suite à cette libération, une poussée brutale d’inflation est inévitable. Elle doit donc s’accompagner d’une politique d’austérité énergique, à la fois monétaire et budgétaire, pour endiguer l’inflation, casser l’excès de demande et assécher le « surplomb monétaire » ou la surliquidité des économies postsocialistes, contrepartie sous forme d’encaisses oisives de la situation de pénurie réelle caractéristique de l’économie planifiée.
Des prix rationnels et connectés aux prix mondiaux via le rétablissement de la convertibilité permettront la restructuration spontanée de l’offre, à condition que les entreprises retrouvent la liberté d’échanger à l’intérieur comme à l’extérieur du pays et soient donc soumises aux forces de la concurrence. Outre la libéralisation des échanges, rétablir la concurrence signifie également casser les monopoles et privatiser rapidement l’ensemble des firmes industrielles et financières entre les mains de l’État. Ce dernier devra se contenter de veiller au respect des règles du marché pour que le mécanisme décrit ci-dessus puisse fonctionner correctement et prévoir un « filet » de sécurité sociale pour les plus démunis.
Sous-jacent à cette analyse, le cadre théorique néoclassique est aisément reconnaissable : analyse en termes de déséquilibre et de retour à l’équilibre, rôle central accordé au marché et au mécanisme des prix, accent sur les incitations associées à la liberté économique individuelle, la propriété privée et la concurrence, et enfin intervention de l’État limitée dans l’activité économique. La référence majoritaire à l’analyse néoclassique reflète la domination, dans la communauté scientifique, de ce paradigme, généralement désigné dans la littérature par l’expression « courant dominant » (mainstream) ou approche « standard ». Cette domination académique se double d’une domination institutionnelle, puisque ce paradigme sert de cadre de référence principal aux politiques économiques et aux réformes prodiguées par les organisations internationales les plus influentes, c’est-à-dire les organisations financières.
Toutefois, l’analyse de la transition ne saurait être complète sans référence au modèle-cible visé, c’est-à-dire au choix du modèle économique vers lequel se diriger. La réponse qui s’impose dans les premiers débats est « l’économie de marché » au sens strict, c’est-à-dire la vision d’une économie moderne perçue comme un ensemble de marchés régulés par le mécanisme des prix. Elle est cohérente avec l’analyse précédente.
Enfin, le processus de changementapparaît dans ce cadre comme le passage rapide (voire instantané) d’un équilibre à un autre, une trajectoire déterministe vers un état connu. L’approche de la « transition vers l’économie de marché » est ainsi parachevée. Et avec elle, la perception d’un temps qui contient sa propre négation.
En effet, dans cette approche, le temps est réversible, les ajustements instantanés. Les événements se déroulent à l’instant t=0, dans une réalité atemporelle, dans laquelle l’histoire ne compte pas. Le diagnostic évoqué précédemment suppose un état d’équilibre (naturel) initial, perturbé par la mise en œuvre du système socialiste, qui conduit à une situation de déséquilibre (entre l’offre et la demande). La transition vers l’économie de marché est un retour à l’équilibre initial. Le simple fait de supprimer les causes du déséquilibre permet de retrouver l’équilibre originel. Il n’y a aucun obstacle, de type institutionnel par exemple, susceptible d’empêcher ce retour à la situation initiale. Il y a donc réversibilité et simultanéité des ajustements (en t=0). Il n’y a pas d’événement historique à même d’infléchir la trajectoire dans une autre direction, ni de flèche du temps. Il n’y a pas évolution mais révolution au sens de retour au point de départ.
Cette conception du temps va se traduire très concrètement par la mise en œuvre de stratégies et de politiques économiques qui mettent l’accent, d’une part sur la simultanéité et la rapidité, d’autre part sur la libéralisation de l’économie, la levée des obstacles qui va permettre au système de retrouver son état d’équilibre initial. Elle va trouver sa boîte à outils dans le cadre du« Consensus de Washington »,énoncé au même moment par John Williamson4, et devient idéologie du temps zéro en fusionnant avec la doctrine libérale. La négation du temps et de l’histoire apparaît dès lors au service de la liberté des acteurs. Le Consensus de Washington est un programme de réformes, conçu à l’origine spécifiquement pour aider l’Amérique latine à résoudre ses problèmes économiques tels qu’ils apparaissent en 1989. Avec l’appui du FMI et de la Banque mondiale, cet ensemble de mesures, généralement résumé par le triptyque stabilisation, libéralisation, privatisation, va devenir la source d’inspiration principale des programmes de réformes mis en œuvre dans les années 1990 dans de nombreux pays, sur différents continents, notamment en Amérique latine, en Afrique subsaharienne et en Europe centrale et orientale.
Les programmes de « transition » adoptés par les dirigeants est-européens au sortir du socialisme constituent toutefois une variante extrême du Consensus de Washington, prévoyant plus de stabilisation, plus de libéralisation et de privatisation que ne l’envisageait son concepteur dans la version originale5. Le Consensus de Washington et l’idéologie du temps zéro vont en effet rencontrer l’enthousiasme libéral des premiers gouvernementspostsocialistes. Cet enthousiasme reflète la double volonté de se libérer des contraintes du système socialiste et d’envoyer un signal clair en direction des organisations internationales et des gouvernements occidentaux, montrant un engagement sans faille en faveur de l’économie de marché et de la démocratie. Plus de stabilisation signifie la mise en place d’un policy mix doublement restrictif, sur le plan budgétaire et monétaire. Plus de libéralisation implique une ouverture plus grande des économies à la concurrence internationale et aux mouvements de capitaux. Enfin, plus de privatisation apparaît dans la priorité accordée à la rapidité du processus pour casser définitivement l’ancien système et mettre en place les incitations nécessaires à la restructuration de l’offre.
Le principe de la « thérapie de choc » illustre parfaitement cette adaptation du Consensus de Washington aux économies en transition et l’accent porté sur la rapidité et la simultanéité dans un monde du temps zéro. L’image du big bang est mise en avant, parfait symbole du temps t=0. La thérapie de choc vise en effet à introduire simultanément, en un seul bloc, un ensemble de mesures destinées à provoquer un changement systémique irréversible tout en restaurant les grands équilibres macroéconomiques. De nombreux pays ont choisi cette stratégie : la Pologne en 1990, la Bulgarie et la Tchécoslovaquie en 1991, l’Estonie, la Lettonie et la Russie en 1992. Dans les cas polonais, bulgare et russe, des déséquilibres sévères, notamment une menace d’hyperinflation, ont sans doute influencé ce choix et incité les pouvoirs politiques à appliquer de manière stricte les recommandations inscrites dans le Consensus de Washington. Mais en Tchécoslovaquie, en Estonie ou en Lettonie, une situation macroéconomique relativement équilibrée, héritée du système socialiste, ne justifiait pas un tel programme.
Si les traitements de choc ont permis de stopper la montée de l’inflation, ils s’accompagnent de résultats aussi inattendus que catastrophiques dans la sphère réelle. La production, l’investissement et la consommation des ménages se sont effondrés dès 1990. La chute de la production est telle qu’elle autorise la comparaison avec la Grande dépression de 1929-19336. Cette dépression postsocialiste peut être interprétée comme une crise du temps ou de l’absence du temps. L’obsession de l’instantané, l’idéologie du temps zéro et des ajustements du marché ont conduit paradoxalement à une hausse de l’instabilité et de l’imprévisibilité.
L’exemple de la privatisation de masse en République tchèque apparaît également comme un cas d’école de l’idéologie du temps zéro en action. L’objectif principal est la rapidité, de manière à assurer un changement immédiat du système économique et à faciliter l’ajustement des entreprises, censé en découler instantanément. La loi sur la privatisation, adoptée par le Parlement tchèque et slovaque en 1991, dispose que chaque citoyen âgé de plus de 18 ans a le droit d’acheter un carnet de coupons permettant de participer à des vagues successives d’enchères au cours desquelles sont vendues les principales entreprises publiques. Cette participation peut se faire directement ou indirectement, par l’intermédiaire de fonds d’investissement créés par des agents privés. Les citoyens deviennent alors actionnaires non pas des entreprises mais des fonds. La majorité des citoyens ont choisi de confier leurs coupons à ces intermédiaires, pour différentes raisons : prétendue réputation bâtie à grand renfort de publicité, compétences de gestion supposées meilleures, réduction des risques grâce à la diversification du portefeuille. Ayant réussi à attirer deux tiers des coupons distribués à la population, les fonds sont devenus ainsi propriétaires des grandes entreprises tchèques. Comme les principaux fonds ont été créés par des banques d’État, elles-mêmes partiellement privatisées lors de la privatisation de masse, une structure imprévue de « propriété enchevêtrée » a vu le jour en République tchèque impliquant État, banques, fonds d’investissement et entreprises7. Cette forme de propriété finira par poser des problèmes de gouvernance et entraînera une augmentation des créances douteuses dans le portefeuille des banques, à l’origine d’une grave crise bancaire et financière en 1996-1997. Ainsi, une nouvelle fois, l’idéologie du temps zéro conduit à un résultat imprévu. L’obsession de l’instantané est à l’origine d’un processus menant à une nouvelle crise, financière cette fois.
Transformation systémique, changement institutionnel et temps complexe
Dès le début des années 1990, des voix s’élèvent contre l’approche dominante de la transition, critiquant à la fois le diagnostic des économies socialistes en 1989, le modèle-cible visé et les programmes de réforme inspirés du Consensus de Washington. Elles mettent en garde contre les dangers de la thérapie de choc et proposent une stratégie plus « gradualiste ». Les partisans de cette approche s’inscrivent généralement dans une perspective théorique critique vis-à-vis du paradigme dominant en économie, notamment post-keynésienne, institutionnaliste et/ou évolutionnaire8. Ils développent une autre conception du temps.
Concernant le diagnostic de l’ancien système, ils restent fidèles à l’analyse de J. Kornai de l’économie de pénurie, insistant sur la différence fondamentale de configuration institutionnelle existant entre les pays d’Europe occidentale et leurs voisins de l’autre côté du rideau de fer. Comme le souligne J. Kornai, dénonçant la confusion opérée entre l’économie de pénurie socialiste et le régime d’inflation réprimée, « l’économie socialiste a des données institutionnelles différentes et par conséquent ses lois de comportement sont aussi différentes9 ». Et plus loin, « il ne faut pas chercher l’explication de la pénurie chronique, de la succion, du fonctionnement sous contrainte de ressources, dans la sphère monétaire, ni même dans les particularités de l’information sur les prix, mais dans des zones beaucoup plus profondes : dans les rapports institutionnels et dans les formes de comportement que ces rapports suscitent chez les décideurs économiques10. »
D’où l’attention portée aux conditions initiales, à l’héritage historique du système socialiste, notamment institutionnel et organisationnel, et au contexte macroéconomique en 1989. Il en découle alors une critique des programmes de transition inspirés du Consensus de Washington, initialement conçus pour les pays d’Amérique latine aux configurations institutionnelles très différentes de ceux d’Europe de l’Est11. Dans le premier cas, il existe déjà au départ un certain nombre d’institutions caractéristiques d’une économie de marché, qu’il s’agit alors de développer. Dans le second, elles doivent être créées ex nihilo dans la plupart des pays. En outre, les réformes du système planifié menées avant 1989 ont considérablement différencié l’héritage institutionnel et macroéconomique de ces pays au sortir du socialisme12.
L’importance accordée aux institutions apparaît également, au-delà du modèle de départ, du côté du modèle économique visé, dans le rappel, d’une part, des contradictions et de la dynamique historique du capitalisme comme système et, d’autre part, de la diversité des modèles de capitalisme existants. Le concept abstrait d’économie de marché, en insistant sur la coordination par le marché, sous-estime la complexité des économies modernes. En outre, les changements institutionnels prennent nécessairement du temps. La question du sequencing, de l’ordre des réformes dans le temps et de leur cohérence, est alors fondamentale.
L’idée de sequencing et d’ordre des réformes signifie également que le changement de système qui s’opère à l’Est est un processus de transformation et non de transition vers l’économie de marché. Il ne s’agit pas du passage d’un équilibre à un autre mais d’un processus ouvert, non téléologique, dont l’issue dépend du chemin parcouru (path dependence), c’est-à-dire à la fois des conditions historiques initiales et des réformes mises en œuvre. Au fur et à mesure de l’avancée du processus, des blocages ou des modifications de trajectoire sont susceptibles de se produire. Dès lors, on ne peut plus évoquer une transition mais des trajectoires nationales de transformation diversifiées. En effet, « au lieu d’une transition (qui met l’accent sur la destination) nous analysons des transformations (qui insistent sur les processus en cours) dans lesquelles l’introduction de nouveaux éléments survient le plus souvent en combinaison avec des adaptations, réarrangements, permutations et reconfigurations de formes institutionnelles déjà existantes13. »
Dans cette approche alternative de la transformation postsocialiste, qui accorde une importance fondamentale aux institutions héritées de l’histoire, aux conditions initiales, à la diversité des temps du changement, à la dépendance par rapport au chemin, le temps retrouve son épaisseur. Les institutions font en effet le lien entre passé, présent et avenir14. Elles sont dotées d’une certaine permanence et intègre une partie de la mémoire des comportements passés des acteurs. Leur sous-estimation dans l’approche dominante de la transition explique en partie l’amnésie des agents. Disparu de la première approche, le temps réapparaît ici dans toute sa complexité.
Le temps complexe est à la fois un et multiple, il mêle le temps irréversible de la physique du deuxième principe de la thermodynamique, temps entropique de la dispersion, de la désorganisation, du désordre, au temps biologique du développement, de la morphogénèse, de l’évolution mais aussi de la contingence, de l’aléa, de l’évènement, de l’accident. Il faut introduire également le temps circulaire de la répétition, des cycles, boucles et recommencements, de même que le temps de la stabilité, de l’homéostasie. La « transition » nous rappelle que l’activité économique est ainsi balayée par le temps complexe, « multidimensionnel et pluriel15 ».
La reconnaissance de la complexité du temps invite à faire intervenir l’histoire et l’évènement dans la description et l’explication de l’évolution d’un système socioéconomique. Un événement singulier inobservé ou inobservable peut en effet avoir des conséquences déterminantes sur l’évolution à venir du système. On retrouve ici le concept de path dependence, mentionné précédemment. Plusieurs avenirs sont possibles sans que l’on puisse prévoir lequel sera effectivement « choisi ». La trajectoire d’un système économique peut être ainsi marquée par une succession de bifurcations d’ampleurs différentes.
Cette conception d’un temps pluriel transparaît dans une stratégie de transformation qui s’éloigne de l’approche dominante de la transition vers l’économie de marché. Opposés à la thérapie de choc, qui renvoie à l’idée d’un monde du temps zéro, ses architectes plaident pour une approche gradualiste, pour une succession d’étapes. Le rythme de la stabilisation macroéconomique doit s’accorder avec celui du changement institutionnel. Compte-tenu de la lenteur inévitable du processus de privatisation, la restructuration des entreprises (avant privatisation) ne doit pas être négligée. L’ouverture de l’économie ne peut être que progressive. Quant à l’État, il doit accompagner les changements en cours plutôt que se désengager unilatéralement de l’économie.
En définitive, compte tenu de la domination de l’idéologie du temps zéro, peu de « véritables » stratégies gradualistes ont été réellement mises en œuvre, c’est-à-dire des programmes cohérents s’inscrivant dans la durée et fondés sur une analyse non standard du processus de transformation. La Hongrieest généralement citée comme l’exemple type du gradualisme par opposition au big bang polonais. Mais s’il est vrai que certaines mesures adoptées par le premier gouvernement hongrois postsocialiste vont dans ce sens, la trajectoire hongroise semble plus marquée par une contrainte de sentier que par l’élaboration d’une stratégie cohérente.16
Dans certains pays, le « gradualisme » traduit en réalité une incapacité à mettre en place des réformes structurelles cohérentes. C’est le cas de la Lituanie et de la Roumanie dans la première moitié des années 1990. À sa décharge, cette dernière connaît de graves tensions économiques et politiques au sortir de l’ancien système.17 Au fil du temps, les quelques expériences gradualistes seront abandonnées sous la pression des difficultés économiques et des organisations internationales, FMI en tête, plaidant pour une application stricte du Consensus de Washington et de son idéologie du temps zéro. Dans ce cas, la stratégie gradualiste initiale est remplacée par une thérapie de choc, comprenant un programme de stabilisation plus sévère et une accélération de la libéralisation de l’économie et de la privatisation. Ce retournement se produira en Hongrie en 1995 et en Roumanie en 1997. La voix des partisans, minoritaires sur le plan académique et politique, de l’approche gradualiste sera finalement peu entendue. Le gradualisme navigue en effet entre deux écueils temporels, d’un côté l’héritage du passé et les réseaux d’intérêts qui s’opposent ou détournent le changement institutionnel à leur profit ; de l’autre la pression des organisations internationales et de l’idéologie du temps zéro qui cherchent à modeler l’avenir et influer sur les anticipations des acteurs. La Slovénie est sans doute le seul pays à maintenir une stratégie gradualiste dans la durée, optant pour une libéralisation progressive de l’économie, une privatisation graduelle et une ouverture limitée aux capitaux étrangers.
Composer avec la discordance des temps
La transformation postsocialiste en Europe centrale et orientale au cours des années 1990 et 2000 a été l’enjeu d’une lutte des temps, qui recoupe sans s’y limiter les clivages théoriques en sciences économiques. Elle témoigne de la domination de l’idéologie du temps zéro et des effets négatifs imprévus des réformes structurelles qu’elle inspire, comme l’illustre avec force la dépression post-socialiste des années 1990.
Toutefois, le changement systémique en Europe de l’Est n’est pas l’unique exemple de cette discordance des temps susceptibles de provoquer des crises. La crise de 2008 peut être interprétée également comme la confrontation entre le temps court de la finance, l’obsession de l’instantané, et le temps long des transformations socioéconomiques.18 La finance impose son idéologie du temps au reste de l’économie et de la société. Les tensions s’accumulent alors sur les structures économiques et sociales jusqu’à éclatement de la crise. Le fossé est encore plus profond entre le temps de l’économie de marché et le temps de l’écologie. Les mécanismes d’ajustement du marché sont incapables de répondre aux problèmes environnementaux globaux comme le réchauffement climatique.
Dépasser la contradiction des temps, renouer avec la complexité du temps en économie imposent de ne pas négliger la dimension institutionnelle des phénomènes économiques et la mémoire des compromis passés qu’elle représente.
1 F. A. von Hayek, 1945, « The Use of Knowledge in Society », trad. in Revue Française d’Économie : « L’utilisation de l’information dans la société », vol. I, no 2, automne 1986.
2 J. Kornai, Socialisme et économie de la pénurie, Economica, Paris, 1984.
3 D. Lipton et Is. Sachs, « Creating a market economy in Eastern Europe : The Case of Poland », Brooking Papers on Economic Activity, no 1, 1990.
4 J. Williamson, « What Washington Means by Policy Reform », in J. Williamson (ed.), Latin American Adjustment : How Much Has Happened ?, chap. 2, Institute for International Economics, Washington, 1990.
5 J. Williamson, « What Should the World Bank Think about the Washington Consensus ? », World Bank Research Observer, vol.15, no 2, août, p. 251-264, 2000.
6 UNECE, Economic Survey of Europe in 1991-1992, United Nations Economic Commission for Europe, New York & Genève, 1992.
7 B. Chavance et É. Magnin, « The Emergence of Various Path-Dependent Mixed Economies in Post-Socialist Central Europe », Emergo. vol. 2, no 4, automne 1995.
8 On peut citer notamment : B. Chavance, 1990, « Quelle transition pour quelle économie de marché dans les pays de l’Est ? », Revue Française d’Economie, vol. 5, no 4, automne ; D. Stark D., 1992, « Path Dependence and Privatization Strategies in East Central Europe », East European Politics and Societies, vol. 6, no 1, hiver, p. 17-54 ; P. Murell, 1992b, « Evolutionary and Radical Approaches to Economic Reform », Economics of Planning, vol.25, no 1 ; P. Koleva, N. Rodet-Kroichvili et J. Vercueil, eds, 2006, Nouvelles Europes. Trajectoires et enjeux économiques, Presses de l’UTBM, Montbéliard.
9 J. Kornai, 1984, p. 520.
10 Idem, p. 521.
11 D. Rosati, « Poland : glass half empty », in R. Portes (ed.) Economic Transformation in Central Europe : A Progress Report, CEPR, Londres, 1993.
12 B. Chavance, Les Réformes économiques à l’Est de 1950 aux années 1990, Circa, Nathan, Paris, 1992.
13 D. Stark, 1992, p. 22.
14 D. North, « Institutions », Journal of Economic Perspectives, vol. 5, no 1, 1991.
15 H. Bartoli, L’économie multidimensionnelle, Economica, Paris, p. 29-30, 1991.
16 J. Kornai, « Paying the Bill for Goulash-Communism – Hungarian Development and Macro Stabilization in a Political-Economy Perspective », Discussion Papers, no 23, Collegium Budapest/Institute for Advanced Study, Budapest, 1996; E. Magnin, « Path-dependence and initial conditions in the transition process: the cases of Hungary and Romania », East-West Journal of Economics and Business, vol. V, no 1, 2002.s
17 E. Magnin, 2002.
18 R. Boyer, « Les crises financières comme conflit de temporalités », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 117, p. 69-88, 2013.
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